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Décisions

CA Rouen, ch. civ. et com., 9 décembre 2010, n° 10-00274

ROUEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Transloc Normandie (SARL)

Défendeur :

Lesens Electricité (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Brunhes

Conseillers :

Mmes Vinot, Holman

Avoués :

SCP Hamel Fagoo Duroy, SCP Lejeune Marchand Gray Scolan

Avocats :

Me Thirel, Debre

T. com. Evreux, du 23 déc. 2009

23 décembre 2009

Exposé du litige

La société Transloc Normandie (la société Transloc) a pour activité la location de camions avec chauffeur.

A compter de l'année 1999, elle a mis à la disposition de la société Lesens Electricité (qui réalise notamment des équipements électriques de voiries et de sites urbains) des camions avec chauffeurs à l'occasion de différents chantiers confiés à cette entreprise.

Par lettre du 18 décembre 2008 la société Lesens lui a notifié la rupture de leurs relations, cette rupture prenant effet immédiatement.

Par acte du 31 janvier 2009, la société Transloc l'a assignée devant le Tribunal de commerce d'Evreux en vue d'obtenir sa condamnation, sur le fondement de l'article L. 442-6-I, 5° du Code de commerce, au paiement d'une somme de 80 000 euro au titre de la perte de sa perte de marge bénéficiaire sur une année, outre une indemnité de procédure.

Par jugement du 23 décembre 2009 le tribunal de commerce a condamné la société Lesens à lui payer, en deniers ou quittances, la somme de 4 332 euro et la somme de 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile, et mis les dépens à sa charge.

La société Transloc a relevé appel de cette décision le 19 janvier 2010.

Pour l'exposé des moyens des parties, il est renvoyé aux conclusions signifiées par la société Transloc le 1er octobre 2010 et par la société Lesens le 20 octobre 2010.

La société Transloc demande que la société Lesens soit déclarée responsable de la brusque rupture des relations commerciales et durables établies depuis 1999, sa condamnation à lui payer une somme de 154 567 euro à titre de dommages et intérêts correspondant à la marge bénéficiaire perdue sur une année et, subsidiairement, une somme de 38 641,75 euro, en tout état de cause la somme de 7 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Lesens, formant appel incident, conclut à la réformation du jugement, au rejet de l'ensemble des prétentions de la société Transloc et à sa condamnation au paiement d'une somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Sur ce

Il est établi par les factures communiquées par la société Transloc qu'à compter de l'année 1999 elle a mis à la disposition de la société Lesens des véhicules utilitaires avec chauffeurs pour différents chantiers, chaque mise à disposition faisant l'objet d'une facture.

La société Transloc fait valoir que si la première année les prestations réalisées pour le compte de la société Lesens ne représentaient que 9 % de son chiffre d'affaires global, ce chiffre est passé dès l'année suivante à 70 % et a continué d'augmenter (environ 70 % en 2000, 78 % en 2001, 98 % en 2002 et 2003, 95 % en 2004, 90 % en 2005, 94 % en 2006, 86 % en 3007), qu'en 2008 il était aux alentours de 97 % (166 593 euro).

La société Lesens prétend que les contrats étaient indépendants les uns des autres et fonction des chantiers, que la société Transloc intervenait donc ponctuellement pour tel ou tel chantier et qu'elle ne lui avait pas accordé d'exclusivité ni garanti l'ampleur ou la pérennité des prestations qui lui étaient confiées, que les dispositions de l'article L. 442-6-I 5° du Code de commerce ne peuvent donc s'appliquer.

Selon ces dispositions, engage la responsabilité de son auteur le fait par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.

Même en cas de succession de contrats ponctuels, la qualification de relation commerciale établie peut être retenue dès lors qu'est démontrée la régularité, le caractère significatif et la stabilité de cette relation.

En l'espèce, après une première année durant laquelle la société Transloc a réalisé avec la société Lesens moins de 10 % de son chiffre d'affaires, à compter de l'année 2000 et jusqu'à la fin de l'année 2008 la société Lesens a régulièrement conclu avec elle des contrats de location de véhicules utilitaires avec chauffeurs et est devenue pratiquement son unique client.

La preuve d'une relation commerciale établie au sens du texte précité est donc établie, et la société Lesens en a d'ailleurs implicitement reconnu l'existence dans sa lettre du 18 décembre 2008 en s'exprimant en ces termes : " Ce courrier pour vous annoncer que nous ne reconduirons pas votre contrat pour l'année 2009 ".

Selon la société Lesens, la brusque rupture de cette relation à compter du 18 décembre 2008 ne lui serait pas imputable ; elle résulterait de la diminution importante des travaux commandés par le syndicat intercommunal de l'électricité et du gaz de l'Eure, passés de 9 547 610 euro en 2007 à 6 023 520 euro en 2008 et à 5 408 060 euro en 2009 et, parmi les entreprises travaillant avec elle, chacune sous la responsabilité de l'un de ses chefs de chantier, elle aurait fait le choix de ne plus recourir à la société Transloc, le chef de chantier sous l'ordre duquel travaillait cette société ayant donné sa démission le 16 décembre 2008.

Les " certificats de capacité " émanant du syndicat font bien apparaître une baisse d'activité mais elle concerne le groupement constitué par la société Lesens et une autre entreprise, non la seule société Lesens, et les tableaux établis par celle-ci, pour justifier l'importance de la perte de marchés qu'elle aurait personnellement subie, sont dénués de tout caractère probant.

Elle a donc commis une faute engageant sa responsabilité, en rompant brutalement le 18 décembre 2008 la relation commerciale établie avec la société Transloc sans lui notifier un préavis écrit.

Le tribunal a estimé au vu des bilans des années 2005 à 2007 (il n'était pas en possession du bilan 2008) que la marge bénéficiaire de la société Lesens pouvait être évaluée à 25 993 euro par an et qu'elle pouvait prétendre à un préavis de deux mois ; il lui a en conséquence alloué une somme de 4 332 euro.

La société Transloc estime que son préjudice doit être fixé à la perte de marge brute sur une année, soit 154 567 euro et, subsidiairement, à 38 641,75 euro, correspondant à une perte de marge sur trois mois conformément au contrat-type du 26 décembre 2003 en matière de transports routiers.

Elle indique qu'au moment de la rupture des relations commerciales elle était en train de négocier des contrats avec deux nouveaux clients et envisageait de doubler son activité, ce qu'elle n'a pu réaliser, et qu'elle ne doit sa survie qu'à son dynamisme commercial.

La société Lesens réplique qu'elle ne justifie pas d'un préjudice puisque les bilans mentionnent en 2008 une production de services de 166 593 euro et de 270 787 euro en 2009, un résultat d'exploitation avant impôts de 27 179 euro en 2008 et de 40 976 euro en 2009, que la marge brute atteinte en 2009 est très largement supérieure à celle des années précédentes.

Si la société Transloc a effectivement réalisé sur l'ensemble de l'année 2009 un bénéfice supérieur à celui de l'année 2008, il est certain que la rupture sans préavis fin 2008 de la relation commerciale par la société Lesens, avec laquelle elle réalisait la quasi-totalité de son chiffre d'affaires depuis huit années, lui a causé un préjudice au moins durant les premiers mois suivant cette rupture puisqu'elle s'est trouvée brutalement privée d'activité et a dû rechercher de nouveaux clients pour compenser la perte de chiffre d'affaires en résultant.

Compte tenu de la durée de la relation et de son importance au regard de l'activité de la société Transloc, du délai de préavis prévu par le contrat-type susvisé, qui constitue un élément utile de référence même si la société Lesens prétend qu'il n'est pas applicable aux prestations exécutées pour son compte par la société Transloc, celle-ci aurait dû bénéficier d'un préavis de quatre mois.

Le préjudice dont la société Transloc peut demander réparation résultant uniquement du non-respect du délai de préavis, elle ne peut réclamer l'indemnisation de la perte de son chiffre d'affaires mais celle de la perte du bénéfice qu'elle pouvait en escompter.

Au vu des bilans versés aux débats faisant apparaître que la moyenne des résultats nets pour les années 2006 à 2008 s'établit à 35 993 euro, cette perte sera évaluée à 12 000 euro.

Le jugement sera confirmé du chef des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile et la société Lesens sera condamnée à payer à la société Transloc au titre de ses frais irrépétibles d'appel la somme qui sera précisée au dispositif.

Par ces motifs, Confirme le jugement déféré du chef des dispositions relatives à l'article 700 du Code de procédure civile et aux dépens, L'infirmant pour le surplus, Condamne la société Lesens Electricité à payer à la société Transloc Normandie la somme de 12 000 euro à titre de dommages et intérêts, Y ajoutant, Condamne la société Lesens Electricité à payer à la société Transloc Normandie la somme de 2 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel, Rejette toutes autres demandes, Condamne la société Lesens Electricité aux dépens d'appel avec droit de recouvrement au profit des avoués de la cause dans les conditions fixées par l'article 699 du Code de procédure civile.