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Décisions

Cass. com., 23 mars 2010, n° 08-20.427

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Lectiel (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Favre

Avocats :

Me Bouthors, SCP Piwnica, Molinié

Paris, du 30 sept. 2008

30 septembre 2008

LA COUR : - Joint les pourvois n° 08-20.427 formé par la société Lectiel et 08-21.768 formé par Mme X, en qualité de liquidateur judiciaire de la société Groupadress qui attaquent le même arrêt ; - Donne acte à M. Y de ce qu'en qualité de liquidateur judiciaire de la société Lectiel il reprend l'instance introduite par celle-ci ; - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, 30 septembre 2008), que la société Lectiel qui vient aux droits des sociétés Lectiel SA, Filetech SA et Filetech SARL, qui a pour activité la commercialisation, la mise à jour et l'enrichissement de fichiers en vue d'opérations de publipostage ou de télémarketing vend, notamment, les données contenues dans la base annuaire de la société France Télécom ; que souhaitant ne pas enfreindre l'article R. 30-1 du Code des postes et télécommunications, la société Lectiel a demandé à la société France Télécom de lui communiquer la liste des personnes concernées par cette disposition, dénommée Liste orange ; que la société France Télécom a refusé cette communication au motif qu'elle lui était interdite, mais lui a proposé de recourir à son service spécifique " Marketis " qui lui permettrait, moyennant une certaine somme, d'avoir accès aux données expurgées de l'annuaire ; que soutenant qu'en imposant à ses concurrents de recourir à un service payant, la société France Télécom abusait de sa position dominante, la société Lectiel l'a alors poursuivie devant le tribunal de commerce en demandant qu'il lui soit ordonné de fournir la Liste orange, ou d'aligner le service Marketis sur celui de l'annuaire électronique, ou encore de soustraire les personnes concernées de ses fichiers à un tarif raisonnable, et d'ordonner une expertise pour évaluer le préjudice résultant pour elle du refus de communication de la société France Télécom et dont elle demandait réparation ; que par un jugement du 4 janvier 1994, le tribunal de commerce a rejeté ses demandes ; que parallèlement à cette instance, la société Lectiel a saisi le Conseil de la concurrence des mêmes griefs à l'encontre de la société France Télécom ; qu'annulant la décision rendue par le Conseil de la concurrence et statuant à nouveau, la Cour d'appel de Paris a, par un arrêt du 29 juin 1999, jugé que les conditions tarifaires mises en œuvre par France Télécom étaient de nature à fermer l'accès à la ressource de la liste des abonnés au téléphone pour l'établissement de fichiers de prospection et que de plus, cette société ne s'imputait pas à elle-même dans son activité de commercialisation des fichiers de prospection des charges d'accès à la liste des abonnés expurgées de la Liste orange équivalentes à celles que supportent les utilisateurs concurrents et qu'elle abusait ainsi, sur le marché connexe des fichiers de prospection, de la position dominante qu'elle détenait sur le marché de la liste des abonnés au téléphone ; que la cour d'appel a infligé une amende à la société France Télécom et lui a enjoint de fournir, dans des conditions identiques et à toute personne qui lui en ferait la demande, la liste consolidée, comportant, sous réserve des droits des personnes concernées, les informations contenues dans l'annuaire universel et de proposer un service permettant la mise en conformité des fichiers contenant des données nominatives détenus par des tiers avec la Liste orange, que ces fichiers soient ou non extraits de la base annuaire, ces prestations devant être fournies dans des conditions transparentes, objectives et non discriminatoires à un prix orienté vers les coûts liés aux opérations techniques nécessaires pour répondre à cette demande ; que saisie de l'appel formé contre le jugement du 4 janvier 1994 précité, instance à laquelle est intervenue la société Groupadress, la cour d'appel jugeant, d'une part, que la société France Télécom qui n'avait jusqu'alors pas tous les éléments pour se conformer " à coup sur " à l'arrêt du 29 juin 1999, n'avait pas commis de faute à l'égard de la société Lectiel et a rejeté sa demande de dommages-intérêts, d'autre part, que la société France Télécom pouvait prétendre à la protection des droits de propriété intellectuelle sur les bases de données annuaires et a condamné la société Lectiel à des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par le téléchargement de cette base pendant plusieurs années ;

Sur le deuxième moyen, pris en sa deuxième branche de chacun des pourvois, rédigés en des termes identiques, réunis : - Attendu que les sociétés Lectiel et Groupadress font grief à l'arrêt d'avoir accueilli les demandes reconventionnelles de France Télécom tendant à voir reconnaître l'existence d'un droit de propriété et d'un droit sui generis sur son annuaire, alors selon le moyen, que le droit sui generis prévu par l'article L. 341-1 du Code de la propriété intellectuelle dans sa rédaction issue de la loi du 1er juillet 1998 n'est applicable qu'au producteur d'une base de données ayant pris l'initiative et le risque des investissements correspondants ; que tel n'est pas le cas de France Télécom dans la constitution de l'annuaire téléphonique, élément public par nature, entrant dans le cadre de sa mission statutaire et ne correspondant à aucun " risque " d'investissement, son coût étant, en outre, essentiellement pris en charge par les abonnés eux-mêmes ; qu'en reconnaissant dès lors à France Télécom un droit sui generis sur l'annuaire, la cour a violé le texte susvisé ;

Mais attendu qu'après avoir relevé qu'il résulte des constatations de l'expert que la base annuaire constituait un ensemble structuré, mis en exploitation de manière spécifique par la société France Télécom et qui ne se résout pas à l'annuaire qu'elle a l'obligation de tenir et de mettre à jour, l'arrêt ajoute que cette base n'est pas constituée seulement des renseignements fournis par les abonnés mais qu'elle est enrichie d'autres informations, dont plus de la moitié viennent de la société France Télécom, de façon à former un ensemble spécifique pour lequel celle-ci a conçu et défini les opérations utiles en leur affectant les moyens correspondants ; qu'il relève encore que cette base de données avait été constituée par un apport intellectuel de la société France Télécom, chiffré par l'expert en effort d'investissement de sept cent trois hommes par mois de travail correspondant à 10,6 millions d'euro entre 1992 et 2000 ; que la cour d'appel n'a ainsi pas reconnu à la société France Télécom un droit sui generis sur l'annuaire, mais sur la base de données constituée à partir des informations résultant de l'annuaire et enrichies par elle ; que le moyen n'est pas fondé ;

Sur le troisième moyen, pris en ses première et troisième branches de chacun des pourvois, rédigés en des termes identiques, réunis : - Attendu que les sociétés Lectiel et Groupadress font grief à l'arrêt d'avoir fait droit aux conclusions indemnitaires de France Télécom à raison du téléchargement " non autorisé " de son annuaire et de les avoir en conséquence condamnées au paiement de dommages-intérêts, alors, selon le moyen : 1°) que la demande indemnitaire formulée pour la première fois en cause d'appel par France Télécom à l'issue du long contentieux ayant opposé les parties, et plus de cinq ans après les faits dénoncés par l'intéressée comme lui ayant porté préjudice, était prescrite ; qu'en écartant toutefois l'exception de prescription soulevée par la requérante, la cour d'appel a violé les dispositions de l'article L. 110-4 du Code de commerce ; 2°) que le téléchargement d'un annuaire présentant les caractères d'une facilité essentielle au regard du droit de la concurrence n'est pas illicite ; qu'en décidant le contraire à la faveur de motifs inopérants, pris de la reconnaissance en 2008 seulement d'un prétendu droit intellectuel de France Télécom sur son annuaire, la cour d'appel a donné à son arrêt de condamnation une portée rétroactive illégale contraire au principe de prévisibilité et de sécurité juridique, violant ainsi ensemble les articles 6 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, ensemble l'article 1382 du Code civil ;

Mais attendu, d'une part, qu'après avoir rappelé que la société France Télécom avait formé devant le tribunal de commerce une demande de dommages-intérêts pour téléchargement illicite, laquelle avait été rejetée par le jugement du 5 janvier 1994 sur lequel portait le recours, l'arrêt relève, d'un côté, que les sociétés Lectiel et Groupadress ne peuvent se prévaloir de la prescription d'une action en contrefaçon qui n'a pas été engagée par la société France Télécom, laquelle a seulement opposé à la revendication de celle-ci, les droits de propriété intellectuelle qu'elle prétendait détenir sur les bases de données concernées, de l'autre, que le préjudice résultant de l'extraction non autorisée des données n'ayant jusqu'alors pas été fixé, la créance n'est pas prescrite ; qu'en l'état de ces constatations et énonciations dont il résulte que la revendication des droits de propriété intellectuelle avait été opposée dès l'origine du litige, la cour d'appel a pu statuer comme elle a fait ;

Attendu, d'autre part, qu'après avoir rappelé que la société France Télécom titulaire de droits de propriété intellectuelle et d'un droit sui generis au sens de l'article L. 341-1 du Code de la propriété intellectuelle était en droit d'inclure dans ses tarifs la rémunération de ses droits, sous réserve de l'obligation qui lui est faite de fourniture de données respectant les principes de concurrence tels qu'ils ont été rappelés et, notamment, de conformité à celui du coût des services rendus, l'arrêt retient qu'en procédant à un téléchargement non autorisé des fichiers concernés et en les commercialisant sans en payer le tarif ni en rémunérer les droits, les sociétés Lectiel et Groupadress ont commis des fautes à l'encontre de la société France Télécom dont celle-ci est recevable à demander réparation ; que sans encourir le deuxième grief du moyen, la cour d'appel a pu statuer comme elle a fait ;

Sur le troisième moyen, pris en sa quatrième branche du pourvoi n° 08-20.427 : - Attendu que la société Lectiel fait le même grief à l'arrêt, alors selon le moyen ; que la cour d'appel ne pouvait légalement ordonner que soit inscrit au passif de Groupadress, en liquidation judiciaire depuis le 23 janvier 2002, des dommages-intérêts à raison de faits postérieurs à ladite liquidation et qui n'étaient pas imputables à Groupadress ; qu'en se déterminant comme elle a fait, la cour d'appel a encore violé le principe de personnalité de la responsabilité civile et violé les dispositions de l'article 1382 du Code civil ;

Mais attendu que la société Lectiel ne saurait tirer un moyen d'un chef du dispositif qui ne lui fait pas grief ; que le moyen est irrecevable ;

Sur le deuxième moyen, pris en ses première, troisième et quatrième branches, le troisième moyen, pris en sa deuxième branche de chacun des pourvois, rédigés en des termes identiques et le troisième moyen, pris en sa quatrième branche additionnelle du pourvoi n° 08-21.768, réunis : - Attendu que ces moyens ne seraient pas de nature à permettre l'admission du pourvoi ;

Mais sur le premier moyen, pris en sa première branche de chacun des pourvois, rédigés en des termes identiques, réunis : - Vu l'article 1382 du Code civil ; - Attendu que pour rejeter les demandes en dommages-intérêts formées par les sociétés Lectiel et Groupadress à l'encontre de la société France Télécom à raison des pratiques d'abus de position dominante sanctionnées par la cour d'appel de Paris dans un arrêt précédemment rendu le 29 juin 1999, l'arrêt retient que la question de l'abus de position dominante ayant été tranchée, elle n'a plus dans l'instance en cause à sanctionner un comportement tel que dénoncé, mais à rechercher si la société France Télécom s'est conformée à la décision en question et, dans la négative, si elle a commis une faute ouvrant droit à réparation sur le fondement de l'article 1382 du Code civil ;

Attendu qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si une faute de la société France Télécom, génératrice d'un préjudice pour les sociétés Lectiel et Groupadress, résultait des pratiques retenues comme constitutives d'abus de position dominante par la cour d'appel dans son arrêt du 29 juin 1999, la cour d'appel a privé sa décision de base légale ;

Et sur le premier moyen, pris en sa deuxième branche : - Vu l'article 4 du Code de procédure civile ; - Attendu qu'en statuant comme elle a fait, alors que les sociétés Lectiel et Groupadress demandaient réparation du préjudice que leur avait causé les pratiques d'abus de position dominante relevées à l'encontre de la société France Télécom et sanctionnées par l'arrêt du 29 juin 1999 et aggravées par le non-respect de l'injonction prononcée par le même arrêt, la cour d'appel a dénaturé les termes du litige et violé l'article 4 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi : Casse et annule, mais seulement en ce qu'il a confirmé le jugement ayant rejeté la demande de dommages-intérêts formée par les sociétés Lectiel et Groupadress à l'encontre de la société France Télécom, l'arrêt rendu le 30 septembre 2008, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.