CA Paris, 5e ch. A, 15 octobre 2008, n° 06-06384
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Kern France (SAS)
Défendeur :
Mag Systèmes (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Le Fèvre
Conseillers :
MM. Roche, Byk
Avoués :
SCP Hardouin, Melun
Avocats :
Mes Riondet, Weil, Tartinville
LA COUR,
Vu le jugement du 7 mars 2006 par lequel le Tribunal de commerce de Créteil a, notamment:
- dit la société Mag Systèmes recevable et bien fondée en son action en concurrence déloyale sur le fondement de l'article 1382 du Code civil,
- dit la responsabilité civile délictuelle de la société Kern France engagée,
- nommé en conséquence, avant dire droit, M. Jean Yves Rostoker en qualité d'expert, avec la mission de:
* se faire communiquer tous documents et pièces qu'il estimera utiles à l'accomplissement de sa mission,
* entendre tous sachant dans la mesure où il l'estimera utile,
* fournir tous éléments techniques, factuels ou comptables de nature à permettre au tribunal d'évaluer les préjudices subis par la société Mag Systèmes du fait des procédés contraires aux usages loyaux du commerce dont a usé la société Kern France pour détourner sa clientèle,
* fixé à 10 000 euro le montant de la provision à consigner par la société Mag Systèmes avant le 15 avril 2006 au greffe du ce tribunal, par application des dispositions de l'article 268 modifié du Code de procédure civile
- ordonné l'exécution provisoire de ladite mesure d'expertise,
- dit la société Mag Systèmes mal fondée en sa demande de provision à valoir sur le montant définitif de dommages et intérêts,
- ordonné la cessation des comportements déloyaux
- dit la société Mag Systèmes mal fondée en ses autres demandes;
Vu l'appel interjeté par la SAS Kern France et ses conclusions du 2 septembre 2008 par lesquelles elle demande à la cour d'infirmer le jugement, de débouter Mag Systèmes ; la condamner à lui payer, à titre reconventionnel, 100 000 euro de dommages-intérêts et 50 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile;
Vu les conclusions du 2 septembre 2008 de la SAS Mag Systèmes qui demande à la cour de confirmer le jugement quant à la responsabilité de Kern France et la nomination d'un expert ; l'infirmer en ce qu'il a rejeté sa demande de provision ; condamner Kern France à lui payer 5 millions d'euro de provision ; rejeter comme irrecevable, subsidiairement mal fondée, la demande reconventionnelle de Kern France, et réclame 100 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que la société Mag Systèmes, laquelle exerce depuis 1964 l'activité de vente et de maintenance de dispositifs industriels de mise sous pli de courriers et de documents, a enregistré, à partir de juillet 2005, la démission de nombre de ses salariés exerçant des fonctions opérationnelles ; que ces derniers ont, dans leur quasi-totalité, rejoint la société Kern France, filiale de la société Kern AG, elle-même simple fabricant des machines vendues dans le cadre d'offres proposées par la société Mag Systèmes de lignes complètes de courrier de masse, et avec laquelle cette dernière avait conclu un contrat de partenariat, transformé en 1983 en contrat de distribution exclusive, auquel il a été mis fin en décembre 2004 avec effet au 30 juin 2005 ; qu'estimant avoir ainsi fait l'objet de la part de la société Kern France d'une politique de débauchage massif de son personnel accompagné d'un démarchage de sa clientèle, la société Mag Systèmes, après avoir engagé diverses procédures d'urgence visant à y mettre fin, a, par acte du 25 août 2005, assigné l'intéressée en dommages-intérêts devant le Tribunal de commerce de Créteil sur le fondement de l'article 1382 du Code civil; que c'est dans ces conditions de fait et de droit qu'est intervenu le jugement présentement déféré;
Sur les demandes présentées par la société Mag Systèmes
Sur la responsabilité
Considérant qu'il convient, tout d'abord, de rappeler que l'action en concurrence déloyale qui a pour fondement non une présomption de responsabilité qui repose sur l'article 1384 du Code civil mais une faute engageant la responsabilité civile délictuelle de son auteur au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil, suppose l'accomplissement d'actes positifs dont la preuve, selon les modalités de l'article 1315 du Code civil, incombe à celui qui s'en déclare victime; qu'en l'occurrence, si la société Kern France soutient qu'aucun acte déloyal ne saurait lui être imputé et qu'aucun des salariés démissionnaires de la société Mag Systèmes n'était, aux termes de son contrat, tenu par une clause de non-concurrence et si le départ, fût-il massif, de salariés d'une entreprise n'est pas, en lui-même, constitutif d'une manœuvre de la part de l'entreprise qui les embauche et qui peut, par principe, profiter du savoir ainsi que du savoir-faire acquis par les intéressés auprès de leur précédent employeur, il ressort néanmoins de l'examen des pièces du dossier que 73 salariés de la société intimée sur les 170 de son effectif total ont démissionné entre les 1er juillet et 25 octobre 2005, que ceux-ci avaient en moyenne plus de 11 ans d'ancienneté et ont été embauchés simultanément par l'appelante dont les effectifs étaient au 1er janvier 2006 composés de 99 % d'anciens salariés de la société Mag Systèmes ; que lesdits salariés ont pratiquement tous bénéficié de primes diverses ainsi que de modalités de reprise d'ancienneté nettement plus favorables que celles correspondant aux usages habituels du marché du travail afférent au secteur d'activité considéré ; que, surtout, les salariés ainsi recrutés, tous cadres supérieurs ou techniciens de maintenance, ont été engagés par la société Kern France alors que celle-ci n'était titulaire d'aucun contrat de maintenance ni d'aucune commande de la sorte et en revanche l'intimée se voyait privée de toutes ses ressources humaines nécessaires à la poursuite de son activité de maintenance ; que, dans ces conditions, le débauchage des salariés concernés présente un caractère déloyal du fait tant de l'anormalité économique des conditions d'embauche proposées à ces derniers par l'appelante que de la désorganisation obligée apportée à l'entreprise concurrente qui les employait jusqu'alors et qui ne pouvait plus honorer les commandes dont elle était titulaire ; qu'il est, au demeurant, révélateur d'observer qu'au-delà de l'organisation d'une procédure de sélection, objective et apparemment neutre, par le biais d'offres d'emplois insérées dans le Figaro du 22 juin 2005, aucun des 139 candidats qui se sont alors présentés, n'a été embauché par la société Kern France, laquelle n'a recruté, en fait, que des membres du personnel de l'intimée ; que cette stratégie de débauchage de salariés, détenteurs d'un savoir-faire spécifique de conception de lignes de production de courrier dont était initialement dépourvue le société Kern France, n'a pu que conduire au détournement de la clientèle acquise par la société Mag Systèmes au travers, notamment, de l'exploitation du réseau commercial et des informations privilégiées relatives au capital intellectuel et économique de l'entreprise dont disposaient nécessairement les agents et techniciens démissionnaires ; que Le constat d'huissier, établi à la suite de l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 15 mai 2007 aux fins de permettre d'établir l'identité des clients auxquels l'appelante a vendu son matériel dès le démarrage de son activité, démontre que cette dernière n'a alors conclu des contrats qu'avec des anciens clients de l'intimée, les fichiers clients des parties au litige étant quasi identiques ; qu'en outre, le démarchage de l'ensemble des clients et partenaires commerciaux de la société Mag Systèmes auquel a procédé la société Kern France au travers de l'émission de 3 circulaires en date des 11 juillet, 21 septembre et 24 novembre 2005 s'est concomitamment accompagné d'offres de service de maintenance à des conditions tarifaires plus avantageuses que celles du marché, prévoyant même la gravité de certaines prestations et assorties, au surplus, d'une documentation technique identique à celle accompagnant les contrats proposés par la société Mag Systèmes ; qu'enfin la teneur des circulaires susmentionnées envoyées par la société Kern France à la clientèle de la société Mag Systèmes durant la période où celle-ci subissait le débauchage sus-analysé de ses salariés a été de nature à jeter le discrédit sur l'aptitude de cette dernière à poursuivre ses prestations de maintenance alors même qu'elle devait faire face au départ massif de ses techniciens ; que l'ensemble des actes sus-rappelés imputés à la société Kern France, laquelle s'est ainsi appropriée une expertise technique propre à la société Mag Systèmes et a indûment bénéficié, de la sorte, des efforts de formation ainsi que des investissements engagés par l'intéressée, lui ont procuré un avantage concurrentiel illicite et entraîné une distorsion dans le jeu normal du marché ; que l'appelante a ainsi commis des fautes caractérisées dans l'exercice du principe de la liberté du commerce et de l'industrie susceptibles d'engager sa responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du Code civil ;
Sur le préjudice
Considérant qu'à la suite du départ de ses salariés dans les conditions ci-dessus exposées la société Mag Systèmes, outre la perte immédiate de la plupart des marchés de maintenance dont elle disposait, n'a pu faire face à ses obligations contractuelles en l'absence des équipes techniques nécessaires au respect de celles-ci, ce qui a entraîné de nouvelles résiliations parmi les engagements qui s'étaient poursuivis ; qu'ainsi le chiffre d'affaires de l'appelante a baissé de plus de 15 millions d'euro, soit de 43 %, entre les exercices afférents aux années 2005 et 2007 ; que si la société Mag Systèmes sollicite à ce titre l'allocation d'une provision de 5 millions d'euro à valoir sur son préjudice définitif tel qu'il sera arrêté à l'issue des opérations expertales confiées par les premiers juges à M. Rostoker, la cour dispose d'ores et déjà des éléments d'appréciation suffisants pour évaluer, en l'état, au vu de la note de synthèse de l'expert commis en date du 27 mars 2008 et compte tenu tant de la nature des actes de concurrence déloyale ci-dessus retenus que de leur impact direct sur l'activité de l'intimée, laquelle a perdu, outre ses salariés et le savoir faire qui était attaché à ceux-ci, les marchés qu'ils avaient prospectés, la provision à accorder à l'intimée à la somme de 3 millions d'euro;
Sur les prétentions indemnitaires présentées par la société Kern France
Considérant tout d'abord que si l'intimé invoque l'irrecevabilité desdites prétentions au motif qu'elles "reposent sur des faits distincts de ceux de débauchage examinés en première instance" il sera souligné qu'aux termes de l'article 564 du Code de procédure civile "les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n'est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l'intervention d'un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d'un fait" ; qu'en l'espèce, l'appelante se fondant, à l'appui de ses demandes indemnitaires pour " dénigrement " et "débauchage" sur des faits survenus postérieurement au jugement entrepris, celles-ci seront déclarées recevables;
Considérant, toutefois, que si est effectivement fautive la dénonciation faite à la clientèle d'une action contentieuse n'ayant pas donné lieu à une décision de justice, tel n'est pas le cas en l'occurrence dès lors que la société Kern France se borne à reprocher à l'intimée d'avoir assuré la publicité du jugement au fond rendu en première instance relevant la déloyauté de son comportement et prononçant une série d'injonctions à l'effet de mettre fin à ses actes fautifs; qu'au surplus la société Mag Systèmes avait pris soin de souligner dans son communiqué que le jugement rendu était susceptible d'appel ; que par ailleurs, si l'appelante impute également à l'intimée le débauchage de ses salariés, les courriers dont elle excipe à cet effet et qui ont été adressés à ces derniers ne font qu'indiquer que seront étudiées "avec intérêt les candidatures d'anciens collaborateurs désirant réintégrer leur poste" ; qu'eu égard à la prudence même des termes employés dans lesdits courriers, ceux-ci ne sauraient être regardés comme constitutifs d'une manœuvre tendant à persuader les salariés de quitter leur employeur actuel aux fins de permettre la désorganisation de l'entreprise concernée; que par suite et en l'absence de tout autre élément pertinent démonstratif de la réalité des fautes imputées de dénigrement et de débauchage, les demandes en dommages-intérêts susvisés ne peuvent qu'être écartées et ce sans qu'il soit besoin de rechercher l'effectivité du préjudice dont l'appelante fait état à ce sujet;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de confirmer le jugement, notamment en ses dispositions, que la cour fait siennes, afférentes aux injonctions aux fins de permettre la cessation des comportements déloyaux de la société Kern France, sauf en ce qu'il a rejeté la demande de provision faite par la société Mag Systèmes, de l'infirmer de ce chef et, statuant à nouveau, de condamner la société Kern France a payer à la société Mag Systèmes la somme de 3 millions d'euro à titre provisionnel, les parties étant déboutées du surplus de leurs demandes respectives;
Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit les appels principal et incident jugés réguliers en la forme, Au fond, confirme le jugement sauf en ce qu'il a rejeté la demande de provision faite par la SAS Mag Systèmes, L'infirme de ce chef, Et statuant à nouveau, Condamne la SAS Kern France à payer à la SAS Mag Systèmes la somme de 3 millions d'euro à titre provisionnel, Y ajoutant, Déboute les parties du surplus de leurs demandes respectives, Condamne la SAS Kern France aux dépens d'appel avec droit de recouvrement direct au profit de Me Melun, avoué, La condamne aussi à payer à la SAS Mag Systèmes la somme de 60 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.