ADLC, 1 février 2010, n° 10-A-02
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
Relatif à l'équipement numérique des salles de cinéma
L'Autorité de la concurrence (section IV),
Vu la lettre, enregistrée le 27 octobre 2009 sous le numéro 09/0115 A, par laquelle la ministre de l'Économie, de l'Industrie et de l'Emploi a saisi l'Autorité de la concurrence d'une demande d'avis en application de l'article L. 462-1 du Code de commerce ; Vu le dispositif de soutien financier proposé par le ministère de la Culture et de la Communication pour l'équipement numérique des salles de cinéma ; Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce modifié relatif à la liberté des prix et de la concurrence ; Vu le Code du cinéma et de l'image animée ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement ; La rapporteure, le rapporteur général adjoint, le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance du 16 décembre 2009 ; Les représentants du Centre national du cinéma et de l'image animée, de la Fédération nationale des cinémas français, de la Fédération nationale des distributeurs de films, du collectif des indépendants pour le numérique, de la société Ymagis entendus sur le fondement des dispositions de l'article L. 463-7 du Code de commerce ; Est d'avis de répondre dans le sens des observations qui suivent :
I. Constatations
A. LA SAISINE
1. Par lettre du 27 octobre 2009, la ministre chargée de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi a demandé à l'Autorité d'examiner un dispositif de soutien financier proposé par le Centre national de la cinématographie et de l'image animée (ci-après " CNC ") pour l'équipement numérique des salles de cinéma.
2. La ministre sollicite l'avis de l'Autorité de la concurrence afin de déterminer " si l'intervention publique envisagée par le ministère de la Culture est nécessaire, s'il existe un marché pertinent du financement de l'équipement numérique des salles de cinéma et si l'intervention du CNC pourrait entraîner des distorsions de concurrence. Dans le cas où l'Autorité aurait identifié des risques d'affectation de la concurrence, [la ministre] souhaiterait qu'elle se prononce sur les modalités et les conditions qui devraient alors encadrer cette intervention ".
B. LE CINEMA : UN SECTEUR REGLEMENTE
3. Le film est une œuvre d'art et, selon la formule d'André Malraux, " par ailleurs, le film est une industrie " (1). De cette particularité découle une intervention multiforme de l'État, qui répond à des enjeux qui ne sont pas seulement économiques, mais aussi politiques et culturels. Dans cette optique, l'activité du secteur est soutenue et encadrée par le CNC, établissement public administratif, créé par la loi du 25 octobre 1946, et réformé par l'ordonnance n° 2009-901 du 24 juillet 2009. Le CNC est placé sous la tutelle du ministre chargé de la culture.
4. Le CNC s'est vu attribuer six principales missions dans le domaine cinématographique, fixées à l'article L. 111-2 du Code du cinéma et de l'image animée :
. La règlementation du cinéma :
Le CNC délivre les autorisations d'exercice aux entreprises de production ou distribution. Il délivre les agréments et autorisations pour les œuvres cinématographiques et tient les registres du cinéma et de l'audiovisuel (RPCA), dans lequel sont inscrits tous les actes relatifs aux droits d'une œuvre cinématographique. Il encadre également la programmation de certaines salles de cinéma, contrôle la billetterie et les déclarations de recettes. Il collecte la taxe spéciale additionnelle (TSA) prélevée sur le prix des billets.
. Le soutien à l'économie du cinéma :
Le CNC centralise et gère les soutiens financiers à l'industrie cinématographique, en faveur de la production, de la distribution et de l'exploitation, ainsi qu'en faveur des industries techniques. Il soutient notamment la création et la rénovation de salles.
. La promotion du cinéma et sa diffusion auprès de tous les publics :
Le CNC soutient financièrement le tirage de copies pour les petites et moyennes villes, la diffusion du cinéma d'auteur et les cinématographies peu diffusées ;
. La protection et la diffusion du patrimoine cinématographique ;
. Les politiques multilatérales européenne et internationale dans le secteur cinématographique ;
. La protection des mineurs : la commission de classification émet des avis concernant la délivrance des visas d'exploitation des œuvres cinématographiques.
5. Le CNC dispose de très nombreux moyens d'incitation à destination des intervenants de la filière cinématographique : des moyens d'incitation directe (subventions) ou indirecte (autorisations diverses, interventions en amont auprès des producteurs, etc.).
6. Avec un budget annuel supérieur à 500 millions d'euro, il est un acteur économique incontournable dans le monde du cinéma français.
7. Le CNC distribue ainsi de très nombreuses aides aux acteurs de la filière cinématographique, dont certaines peuvent être directement liées à la projection numérique. Il s'agit en particulier :
. des aides sélectives ouvertes aux exploitants propriétaires de moins de 50 salles (régime d'aides fondé sur le décret n° 98-750, du 24 août 1998, relatif au soutien financier à la modernisation et à la création des établissements de spectacles cinématographiques). Le CNC soutient les projets de création, restructuration, lourde ou légère, modernisation de l'équipement des salles. Les montants de subvention couvrent en moyenne 15 % des devis présentés. La prise en compte de l'équipement numérique s'inscrit dans la logique du dispositif d'aide à la modernisation, et pourrait s'effectuer sans changer les critères d'éligibilité ou de sélection des projets, ou avec des adaptations limitées. En 2008, le CNC a distribué plus de 80 millions d'euro aux exploitants au titre de ces aides sélectives,
. de l'aide aux salles maintenant une programmation difficile face à la concurrence,
. des aides au titre du classement Art et Essai,
. des aides au secteur de la distribution pour un montant de 29 millions d'euro en 2008 (au-delà des 123 millions mis à disposition de la production).
8. En dépit de cette particularité du secteur du cinéma soumis à une régulation sectorielle poursuivant des objectifs de politique culturelle, les règles de concurrence s'appliquent pleinement à ce secteur. Un avis de la Commission de la concurrence du 29 juin 1979 (2), constamment réaffirmé depuis, exposait que " nonobstant l'existence de règlementations spécifiques mises en œuvre sous l'autorité du CNC, les règles de concurrence en vigueur sont applicables aux entreprises et activités cinématographiques ".
C. LES ACTEURS DU MARCHE
1. LES SALLES DE CINEMA EN FRANCE
9. Le parc cinématographique français, en croissance régulière (voir tableau n° 1) est constitué de 5 422 écrans exploités par 2 079 établissements (3). Les multiplexes concentrent plus de la moitié de la fréquentation (54,9 % des entrées réalisées en 2008).
<emplacement tableau>
10. En France, le secteur de l'exploitation des salles de cinéma est relativement concentré. En 2008, les trois premiers exploitants représentaient 25 % du parc de salles et 47,8 % des Recettes (4).
11. En 2008, la fréquentation des salles de cinéma s'est établie à 189,7 millions d'entrées et à plus de 200 millions d'entrées en 2009.
2. LES DISTRIBUTEURS
12. En France, on distingue les distributeurs affiliés à une major (20th Century Fox, Warner Bros, Walt Disney Studios, Paramount Pictures...), des sociétés liées à des chaînes de télévision : SND (M6), TFM (TF1), Studio Canal (Canal plus), des groupes intégrés (production, distribution, exploitation), acteurs historiques du cinéma comme Pathé, UGC, Gaumont, et enfin les distributeurs indépendants (Les films du Losange, Haut et Court, Pyramide Distribution...), films documentaires.
<emplacement tableau>
13. Les distributeurs gèrent les droits d'exploitation en salles et, parfois, les droits télévision et les droits vidéo. Le métier de distributeur comprend trois volets principaux : le financement (achat de droits, duplication de copies), la promotion (établissement de plan-média et de partenariats, opérations de relations-presse) et la programmation (négociation avec les salles de cinéma : exploitants ou programmateurs de réseaux d'exploitants, pour la mise en place du film dans les salles).
14. Dans l'économie du film 35 mm, les copies doivent être physiquement transmises aux salles pour pouvoir être projetées. Les distributeurs optimisent aujourd'hui les circulations de leurs copies 35 mm en fonction des zones de chalandise. Le film débute habituellement son exploitation dans des cinémas à forte activité commerciale (réalisant beaucoup d'entrées), puis la copie circule auprès de cinémas dits " de profondeur ", c'est-à-dire de continuation. Le coût de la mise en circulation (hors logistique) correspond au pic de copies en circulation sur la durée d'exploitation en salle du film.
15. La mission principale du distributeur est d'évaluer le potentiel artistique et commercial d'un film afin d'organiser au mieux la circulation des copies. Les distributeurs sont confrontés à des difficultés croissantes pour diffuser l'importante masse des films produits chaque année (près de 4 600 longs métrages dans le monde, dont 1 145 dans l'Union européenne et 240 longs métrages en France, en 2008, pour un budget de 1,5 milliard d'euro). L'augmentation régulière du nombre de films proposés, l'explosion du nombre de copies tirées et la concentration des sorties sur quelques semaines fragilisent la situation des distributeurs et provoquent un encombrement des salles.
D. LE DEPLOIEMENT DE LA PROJECTION NUMERIQUE
Aspects techniques
16. Le but de la projection numérique est de dématérialiser la distribution des films en salle. L'équipement d'une salle de cinéma en projecteurs numériques permet le passage de la copie argentique, coûteuse à produire et à transporter, à la copie numérique, aisément réplicable et transportable.
17. Sur le plan technique, la technologie du cinéma numérique est le fruit des dernières avancées technologiques, notamment les scanners d'images de haute résolution, la compression des images numériques, l'archivage et transfert de données en grande quantité à vitesse élevée, le cryptage et la projection numérique. Le projecteur doit être assisté d'un serveur sur lequel est stocké et décodé le fichier numérique du film.
18. La technologie est normalisée (norme AFNOR NF S-27 100 élaborée en France par la commission supérieure technique du cinéma, qui est la déclinaison française d'une norme internationale ISO, elle-même fondée sur une norme dite " DCI " élaborée à l'origine par les studios américains). Ces normes ISO et NF sont des normes ouvertes, utilisables par tous les équipementiers, qui garantissent un standard de qualité au moins équivalent au 35 mm.
19. Les films numérisés et compressés sont ensuite acheminés sur supports informatiques (disque dur ou une dizaine de DVD par film), par faisceau satellitaire ou par réseau filaire à haut débit (fibre optique). A l'heure actuelle, la distribution physique, impliquant le transport de disques durs ou DVD, prédomine, mais devrait tendre à s'effacer au profit de la distribution dématérialisée.
Avantages et coûts de la projection numérique
20. Le remplacement progressif à l'avenir de la copie 35 mm par la copie numérique s'accompagnera d'une transformation profonde de l'industrie du cinéma. Le développement du cinéma numérique bouleversera en effet l'organisation de la filière. Les avantages et les coûts qu'entraînera cette révolution technologique se répartissent en effet très différemment selon les différents niveaux de la filière : exploitants, distributeurs, industries techniques.
21. Dans son rapport du 10 août 2006, " Adieu la pellicule, les enjeux de la projection numérique ", remis à la directrice générale du CNC (6), M. Daniel Goudineau a reconnu les avantages liés à la numérisation, tant du point de vue des exploitants que des spectateurs : " le plus important est la stabilité de la représentation dans le temps : non seulement le risque de copies rayées disparaît définitivement, mais on a la certitude d'avoir le même spectacle durant toute l'exploitation du film. De même, la projection numérique offre un avantage de qualité évident pour les dessins animés et les films à effets spéciaux, post- produits en numérique. Elle permet de plus d'ouvrir la perspective du cinéma en relief. Ces atouts sont importants vis-à-vis de la clientèle jeune, forte consommatrice de ce type de films. Mais le gain d'usage le plus nouveau pour les spectateurs est peut-être à rechercher dans la diversification de la programmation que permet la "flexibilité" du numérique : élargissement de l'offre cinéma (accès à un plus grand nombre de films, à des versions sous-titrées plus nombreuses, y compris pour les sourds et les malentendants ) ; diffusion de contenus alternatifs (événements sportifs, spectacles, œuvres audiovisuelles) ".
22. La numérisation permet la diffusion de films en 3D, comme " Avatar " de James Cameron, sorti en 3D dans plus de 500 salles en France en décembre 2009. Comme le souligne le rapport, l'introduction du cinéma numérique permet également une plus grande flexibilité dans la programmation. Elle permet enfin aux salles de développer des activités centrées sur d'autres produits que les films (événements sportifs, concerts, séminaires d'entreprises), cette diversification des activités ouvrant aux salles la possibilité de mieux rentabiliser leurs investissements et couvrir leurs coûts fixes.
23. Sur le plan culturel, la dématérialisation génèrerait des opportunités : elle permettrait de diminuer les frais de distribution et donc d'accroître la circulation des films à faible diffusion, notamment les films européens et les films art et essai, qui supportent actuellement des coûts de reproduction de copies proportionnellement plus élevés que les autres, faute de pouvoir bénéficier d'économies d'échelle. Selon le CNC (7), la numérisation du cinéma permettrait également d'élargir et de diversifier la programmation du tiers des 5 422 écrans français situés dans des communes de moins de 50 000 habitants, pour lesquelles le placement physique d'une copie représente aujourd'hui un risque financier réel pour le distributeur.
24. Cependant, les gains pour les exploitants demeurent limités, et en tous cas insuffisants pour les inciter à assumer seuls les investissements nécessaires à la numérisation. Ils doivent en effet supporter les coûts d'équipement : matériel et câblage des cabines (projecteur numérique + serveur), bibliothèques centralisées, logiciels de gestion de séance. D'après des études menées par le CNC et des organismes tiers, le coût estimé de ces investissements serait compris entre 60 000 et 79 000 euro par écran, auxquels s'ajouteraient entre 10 000 et 15 000 euro par établissement au titre de la modernisation. À cela s'ajoute le coût récurrent de la maintenance, beaucoup plus élevé sur les matériels numériques que sur l'équipement traditionnel.
25. Pour les distributeurs, les économies attendues sur le tirage des copies sont significatives. En effet, dupliquer et distribuer un fichier numérique est beaucoup plus simple et plus économique que fabriquer des copies de films argentiques.
26. Le coût d'une copie argentique 35 mm varie fortement selon la durée du film et le nombre de copies tirées. Les plus grands distributeurs américains payent leurs copies 600 à 800 euro, compte tenu des économies d'échelle qu'ils réalisent, mais de nombreux distributeurs indépendants payent plus du double de ce montant. En revanche, une copie numérique ne coûte en moyenne que 150 euro, sans compter les économies sur le transport et le stockage. Le passage au numérique constitue donc une opportunité d'économies considérables pour les distributeurs.
27. Chaque année, pour amener les films jusqu'au public, les distributeurs font tirer près de 80 000 copies de films, soit un ratio de 15 copies par salle de cinéma. Le CNC évalue le coût moyen à environ 1 170 euro par copie (8), soit au total plus de 90 millions d'euro par an pour l'ensemble des distributeurs.
28. Enfin, pour les laboratoires, qui se rémunèrent principalement sur les tirages de copies 35 mm, ou pour les sociétés spécialisées dans le transport physique des copies 35 mm, le passage au numérique impliquera une brutale chute d'activité qui rendra nécessaire une reconversion avec un nouveau modèle économique à développer.
Le développement international de l'équipement numérique des salles
29. En Europe, à l'heure actuelle, seulement 2 428 salles sur 30 000 ont été converties à la projection numérique (9). La France est plutôt en pointe, avec un taux d'équipement de l'ordre de 12 %. Ces mêmes ordres de grandeur se retrouvent dans le monde où quelque 12 000 salles, sur un total d'environ 110 000, ont été équipées en matériel numérique.
30. Certains gouvernements envisagent de subventionner le passage au cinéma numérique. L'Italie a déjà notifié un régime d'aides d'État qui fait actuellement l'objet d'une analyse approfondie par les services de la Commission européenne. D'autres pays (l'Allemagne et la Norvège notamment) planifient ou finalisent leurs régimes nationaux d'aide à la projection numérique.
31. Le Royaume-Uni a fait le choix de financer un nombre limité d'exploitants de salles de cinéma dans le but d'améliorer la diffusion des films indépendants avec des aides directes susceptibles de bénéficier du régime de minimis.
32. C'est dans ce cadre que, le 16 octobre 2009, la Commission européenne (DG Infosoc) a lancé une consultation sur les " opportunités et défis du cinéma numérique ". La Commission européenne souhaite déterminer l'impact que le cinéma numérique pourrait avoir sur l'industrie cinématographique européenne et, en particulier, sur les 30 000 salles en Europe. Elle a invité les exploitants, les distributeurs, les centres nationaux du cinéma et les organismes cinématographiques publics et privés à lui adresser leurs observations.
E. LE MODELE ECONOMIQUE DU CINEMA NUMERIQUE
Une plate forme d'intermédiation : le tiers investisseur
33. L'économie du cinéma numérique repose sur un paradoxe : les investissements sont supportés par les exploitants et les gains en résultant vont être, pour l'essentiel, captés par les distributeurs.
34. Le modèle économique de l'équipement numérique repose donc sur la mise en place d'une plate-forme d'intermédiation, permettant de transférer partiellement aux exploitants, pour leur permettre de financer l'investissement nécessaire à l'équipement numérique des salles, les gains obtenus par les distributeurs. Cette plate-forme est proposée par des opérateurs privés, dits " tiers investisseurs ", qui jouent un rôle d'intermédiation entre distributeurs et exploitants, en reversant à ces derniers les Virtual Print Fee (ci-après " VPF "), ou " frais de copie virtuelle ". Le VPF est une sorte de droit d'usage versé par les distributeurs sur les équipements numériques, qui permet de financer la majeure partie du coût d'investissement supporté par les exploitants.
35. En contrepartie de l'utilisation du projecteur numérique financé, directement ou indirectement, par l'exploitant, le distributeur verse à celui-ci ou à son mandataire, le tiers investisseur, une somme correspondant à une fraction de l'économie qu'il réalise par rapport à une circulation en 35 mm. Pour les distributeurs, l'intérêt de ce mécanisme est de ne reverser au tiers qu'une partie de l'économie obtenue dans la fabrication et la logistique des copies, pendant une durée déterminée, qui ne devrait pas excéder dix ans. L'opération permet ainsi un partage entre l'exploitant et le distributeur des gains d'efficacité liés au passage au numérique, et permet de créer des incitations suffisantes pour que l'exploitant accepte d'assumer les investissements liés à la projection numérique.
36. A titre d'exemple, une copie numérique coûte en moyenne 150 euro, contre 1 000 à 1 200 euro pour une copie 35 mm, sans compter les économies sur le transport et le stockage. Le distributeur réalise donc une économie minimale de 850 euro. C'est cette économie, ou une fraction de celle-ci, de l'ordre par exemple de 550 à 650 euro, qui est versée par les distributeurs aux tiers investisseurs. Les VPF collectés permettent ensuite de financer l'équipement numérique de l'exploitant, tout en laissant le cas échéant une marge au tiers investisseur pour rémunérer sa prestation d'intermédiation.
37. Le modèle économique des " tiers investisseurs " repose donc à la fois sur les montants des VPF, qui devront être négociés avec les distributeurs, et sur le taux de rotation des films par salle et par an généré par les exploitants.
38. Le volume total de VPF qui sera généré par une salle de cinéma est déterminé par le taux de rotation des films dans la salle. Le taux de rotation se définit comme le nombre de films inédits qu'un établissement a programmé en première semaine d'exploitation, que l'on divise par son nombre d'écrans. Ce taux permet d'évaluer le taux de couverture de financement disponible sur la base du nombre de VPF annuels constatés et corrélativement, la capacité de remboursement d'un exploitant. Les salles les plus rentables pour un tiers investisseur, et qui ont vocation à être équipées en priorité, sont celles qui offrent la plus forte rotation de films par an et par salle. En 2008, le parc cinématographique français a présenté un taux moyen de rotation de 14,83.
Les propositions des tiers investisseurs présents sur le marché
39. Arts Alliance Média, Ymagis et XDC sont les trois principaux acteurs prêts à investir pour le déploiement du cinéma numérique en France.
40. Le service fourni par les tiers investisseurs est double : (i) ils négocient une rémunération avec les distributeurs, fondée sur le prix du VPF et la durée de collecte de celui-ci, (ii) puis ils proposent aux exploitants des services de financement, généralement couplés à des services de maintenance, ainsi que des services d'encodage de films pour le cinéma numérique, ou encore de distribution de contenus alternatifs (10). Cette offre répondant à une demande du marché, il n'est pas exclu qu'il existe un marché de la collecte des VPF (ou un marché du financement de l'équipement numérique par collecte de VPF).
41. Les tiers investisseurs présents en France sont également présents dans d'autres pays européens. Les contrats que devront conclure les tiers investisseurs avec les distributeurs américains ont en effet vocation à couvrir l'ensemble du territoire européen, avec toutefois des niveaux de VPF qui peuvent varier d'un État membre à l'autre. En effet, la collecte de VPF est étroitement liée à la structure du marché aval de l'exploitation, qui présente des spécificités nationales, en particulier en France où la part des films nationaux par rapport à celle des films américains est sensiblement plus importante que dans les autres États membres. Il n'entre pas dans l'objet du présent avis de déterminer la dimension géographique d'un éventuel marché de la collecte des VPF (ou un marché du financement de l'équipement numérique par collecte de VPF).
42. Du point de vue de la relation entre le tiers investisseur et l'exploitant, les contrats déjà conclus avec un nombre significatif d'acteurs donnent une vision assez claire du modèle économique proposé par le marché. La très grande majorité des écrans déjà équipés appartiennent à des exploitants qui ont passé un contrat avec un tiers investisseur (par exemple, le circuit d'exploitation CGR qui a passé un contrat avec le tiers investisseur Arts Alliance Media pour l'équipement de ses 400 écrans). Mais, dans le cas d'un circuit de salles, l'exploitant peut choisir de s'équiper sur ses fonds propres et peut négocier en direct le versement de VPF avec les distributeurs (exemple : Europalaces, premier exploitant de salles en France).
43. Les tiers investisseurs proposent aux exploitants deux modèles de financement :
. le tiers-financeur (AAM et XDC) : le tiers ou son financeur se charge de l'achat du matériel pour l'exploitant (le prix du matériel est préalablement négocié avec les constructeurs). Le plan de financement est réalisé avec les partenaires financiers du tiers investisseur. L'exploitant supporte 15 à 25 % du coût total de transition, le reste est payé par le tiers sur la base des VPF collectés chez les distributeurs ;
. le tiers-collecteur (Ymagis) : le tiers n'achète pas le matériel pour l'exploitant. L'exploitant achète son matériel et le finance. Un échéancier de paiement basé sur les revenus prévisionnels est mis en place. Cet échéancier permet de couvrir une partie des frais d'équipements. Les frais financiers restent à la charge de l'exploitant. La marge du tiers est moindre dans ce cas de figure car elle est calculée sur la base du coût d'équipement et du coût de fonctionnement uniquement.
44. Les exploitants ne perçoivent pas les VPF directement mais ils reçoivent dans tous les cas un montant prédéterminé sur la base d'un échéancier de paiement, leur permettant de rembourser en partie les échéances du prêt bancaire contracté pour financer l'investissement.
45. Les exploitants demeurent libres de leur programmation. Le lissage du VPF calculé en début de contrat assure à l'exploitant de recevoir un remboursement de son emprunt sous la seule réserve que l'équilibre contractuel ne soit pas bouleversé s'agissant du taux habituel de rotation des films par écran tous distributeurs confondus.
46. En revanche, le modèle économique de la relation entre le tiers investisseur et les distributeurs semble moins stabilisé, en termes d'exigences techniques de la part du distributeur, de modalités de perception des VPF, et en termes de durée et de fixation d'un prix pour les VPF.
47. En termes d'exigences techniques, les distributeurs, et surtout les studios américains conditionnent leur contribution au respect de certaines obligations d'entretien, de maintenance, de normes techniques et de traçabilité de la programmation, ce qui se traduit notamment par :
. la garantie que doit apporter le tiers investisseur d'absence " d'écran noir ", et donc de non diffusion du film par la salle, cette garantie poussant les tiers investisseurs à imposer aux exploitants une offre couplée de maintenance sur site (remplacement d'une pièce) et une maintenance électronique en ligne qui peuvent se révéler relativement onéreuses ;
. la transmission par l'exploitant des fichiers " log ". Les logfiles sont générés automatiquement par les serveurs et permettent une traçabilité de la programmation. Ce fichier permet notamment aux tiers investisseurs et aux distributeurs de confronter le plan de sortie déclaré par les distributeurs à ce qui a été réellement diffusé en salle par l'exploitant, et de s'accorder sur les VPF qui doivent être versés en conséquence. À l'heure actuelle, les demandes des distributeurs en termes de remontée des fichiers log ne sont pas harmonisées, ce qui pourrait rendre plus complexe l'équipement des salles et la gestion du numérique.
48. En ce qui concerne les modalités de perception des VPF, différents modèles sont possibles. Trois modèles sont aujourd'hui proposés, qui ne s'excluent pas : le modèle " circuit ", où l'exploitant s'équipe lui-même et le VPF est payé directement par le distributeur ; mais dans ce cas, il y a une perte nette pour le distributeur qui ne peut réutiliser la copie et doit donc payer un nouveau VPF pour entrer dans une nouvelle salle ; le modèle " mutualisé ", tel qu'envisagé par le CNC, avec un VPF unique (" flat "), qui pourrait être calibré sur le pic de copies virtuelles en circulation, et, enfin, le modèle " dégressif ".
49. À ce jour, la plupart des contrats négociés entre distributeurs et tiers investisseurs prévoient un principe de dégressivité du VPF. Le distributeur s'acquitte d'un VPF, dont le montant est négocié contractuellement, lorsque le film est programmé en exclusivité dans un cinéma pour une durée de quelques semaines. Le distributeur doit s'acquitter d'un nouveau VPF, d'un montant plus faible, s'il souhaite que son film circule, après la première exclusivité, dans les autres salles de cinéma de la ville ou de la région. En somme, chaque fois que le film passe dans un nouveau cinéma tout au long des semaines d'exploitation du film, le distributeur s'acquitte d'un VPF décroissant à chaque nouveau placement de la copie dans une salle, qui devient nul au bout de quelques semaines d'exploitation.
50. Dans le cas du modèle " dégressif ", la mise en place des VPF dégressifs pourrait, selon le Collectif des indépendants pour le Numérique (CIN), risquer de limiter les circulations " en profondeur " dont le coût de revient sera trop important par rapport à une copie 35 mm. Selon le CIN, " avec des VPF dégressifs, il est probable que les distributeurs arbitrent pour une meilleure rentabilité en donnant les films encore plus tard aux salles des petites et moyennes villes, pour lesquels la fréquentation est trop faible ". Cette position peut toutefois être nuancée par le fait que les études du CIN reposent sur les tarifs publics de VPF, qui peuvent être substantiellement différents des tarifs négociés distributeur par distributeur, voire film par film.
51. À l'inverse, d'autres opérateurs, comme Ymagis, font valoir que " Le principe des modèles VPF privés est de proposer aux distributeurs des contrats permettant de réaliser des économies sur leurs frais 35 mm. Par conséquent, dans toute négociation contractuelle, le travail du tiers privé consiste à effectuer avec chaque distributeur une étude approfondie de ses coûts 35 mm, et la manière dont il fait circuler ses copies afin de s'assurer qu'il réalisera à coup sûr des économies avec la tarification qui lui est proposée ".
52. Enfin, sur ce marché encore émergent, la nature des relations entre distributeurs et tiers investisseurs est encore très hétérogène. Les distributeurs américains semblent généralement prêts à s'engager pour une durée de 10 ans à fournir leurs fichiers numériques et à s'acquitter des VPF correspondant, alors que les distributeurs français s'engagent pour le moment pour des durées généralement plus courtes, d'un an, de cinq films ou même film par film.
F. LE CONTENU DU PROJET DU CNC
53. Le projet porté par le CNC est inspiré du modèle des " tiers investisseurs ", mais fondé sur les principes de solidarité et de mutualisation qui gouvernent le fonctionnement du compte de soutien au cinéma. Pour le CNC, une mutualisation permettrait le financement du numérique dans des salles qui ne généreraient pas assez de VPF pour entrer dans les modèles de financement proposés par des tiers privés. Par ailleurs, le CNC indique vouloir garantir le passage rapide au numérique en réduisant au maximum la période de double exploitation (35 mm et numérique), période la plus complexe et la plus coûteuse pour les distributeurs et pour les exploitants.
54. Le fonds envisagé par le CNC :
. négocierait avec les distributeurs une contribution d'un montant unique (" flat VPF ", par opposition au " VPF dégressif "). Pour déterminer le montant de la contribution payée par le distributeur, le projet du CNC envisage de prendre en compte le nombre maximum de copies virtuelles en circulation. En d'autres termes, l'assiette de collecte des VPF serait basée sur le pic de circulation du film. La même contribution s'imposerait à tous les distributeurs adhérents du fonds de mutualisation, sans différenciation ;
. proposerait aux exploitants de couvrir le même pourcentage de leurs investissements, quel que soit le taux de rotation qu'ils affichent ;
. offrirait aux exploitants la possibilité de choisir librement leur prestataire de service de maintenance (pas de couplage entre financement et maintenance).
55. Le taux de couverture unique serait d'environ 75 % du devis après déduction, plafonnée à 15 000 euro, des éventuelles aides publiques. Toutefois, les frais éligibles au fonds seraient plafonnés à 74 000 euro par écran (y compris les frais financiers) et 10 000 euro par établissement pour la modernisation du cinéma nécessaire à la numérisation.
56. Par ailleurs, le CNC écarte de son fonds de mutualisation les cinémas itinérants, qui posent des problèmes techniques particuliers, et les cinémas peu actifs (moins de cinq séances par semaine), représentant ensemble environ 500 salles qui feront l'objet d'un autre dispositif de financement le moment venu.
57. Le fonds projeté par le CNC nécessiterait le versement d'aides publiques pour garantir la trésorerie du fonds, compte tenu du décalage dans le temps entre la prise en charge du coût des équipements auprès des exploitants et la collecte des VPF. Ainsi, le 6 novembre 2009, le CNC a notifié ce projet de dispositif de soutien à la Commission européenne (Direction générale de la concurrence), au titre des aides d'État (article 108 § 3 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne). Au-delà de l'avance de trésorerie notifiée à la Commission européenne au titre des aides d'État, le système qui repose sur la mutualisation, les salles rentables venant compenser les salles non rentables, devrait être selon le CNC, in fine, et par construction, à l'équilibre : le niveau des VPF et la durée de leur perception ont vocation à être ajustés au fil du temps de manière à atteindre cet équilibre.
58. Le CNC envisage de gérer lui-même ce fonds. Le service du CNC en charge de sa gestion aurait pour mission :
. la perception des contributions des distributeurs et la redistribution aux exploitants ;
. le contrôle de l'exécution financière du fonds ;
. les décisions éventuelles sur la modification de certaines conditions telles que le montant de la contribution des distributeurs ou le taux de couverture des dépenses des exploitants, qui apparaîtraient nécessaires à l'équilibre du fonds en fonction des évolutions que connaîtra le marché sur douze ans (par exemple, baisse ou hausse du nombre de films distribués, perception de VPF supérieure ou inférieure aux prévisions, diminution du coût du matériel ).
59. Un comité de pilotage composé de représentants des adhérents serait créé pour associer les exploitants et distributeurs adhérents au fonds aux décisions de gestion de celui-ci, ce qui assurerait aux adhérents une transparence sur la gestion et les orientations stratégiques du fonds telles que la détermination et l'évolution des " contributions distributeurs ", la durée totale de ces contributions, les versements réalisés par le fonds en faveur des exploitants, ou enfin les spécifications techniques relatives au matériel financé.
60. Comme dans le cadre de son fonctionnement actuel, la commission des aides sélectives et les services du CNC seraient chargés de vérifier la sincérité et le sérieux des devis présentés. Le CNC précise que la commission de sélection sera en mesure d'exiger du candidat plusieurs devis de prestataires pour permettre une comparaison et éclairer la prise de décision. La commission de sélection se réservera alors le choix d'accepter ce dossier.
61. Le CNC indique, par ailleurs, que dans le cadre du déploiement du cinéma numérique en France, et quel que soit le mode de financement adopté par l'exploitant (fonds du CNC, tiers investisseurs, autofinancement), toutes les salles de cinéma bénéficieront d'un accès identique à la garantie d'emprunt de l'institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC), ainsi qu'aux aides sélectives à la modernisation des salles et aides des collectivités locales et de l'Union européenne.
II. Discussion
A. SUR LA PORTEE DE L'AVIS
62. À titre liminaire, l'Autorité rappelle que, lorsqu'elle est consultée en application de l'article L. 462-1 du Code de commerce, elle ne peut se prononcer que sur des questions générales de concurrence. Il ne lui appartient pas dans ce cadre de se prononcer sur la question de savoir si telle ou telle pratique d'une entreprise est contraire aux dispositions du Code de commerce réprimant les ententes, les abus de position dominante ou de dépendance économique ou les prix abusivement bas. Seules une saisine contentieuse et la mise en œuvre d'une procédure contradictoire prévue au livre IV dudit Code sont de nature à permettre une appréciation de la licéité de la pratique considérée au regard desdites dispositions.
63. Par le passé, l'Autorité de la concurrence a abordé des sujets similaires à ceux qui sont traités dans le présent avis. Ainsi, dans son avis n° 09-A-44 du 29 juillet 2009, relatif au projet de mise en œuvre d'un service régulier de transport de personnes par navettes fluviales sur le bief de Paris, l'Autorité a examiné les conditions propres à assurer le respect des règles de concurrence lors de la mise en œuvre par une personne publique d'un service régulier de transport de personnes par navettes fluviales sur la Seine. Dans un avis n° 08-A-13 du 10 juillet 2008 relatif à une saisine du syndicat professionnel UniCiné portant sur l'intervention des collectivités locales dans le domaine des salles de cinéma, le Conseil de la concurrence avait examiné notamment les conditions dans lesquelles une collectivité locale pouvait intervenir et les risques de subventions croisées. De même, dans son avis n° 05-A-08 du 31 mars 2005, relatif à une demande d'avis de la Confédération de la Consommation, du Logement et du Cadre de Vie, portant sur les conditions dans lesquelles pourrait être envisagée la mise en place d'un service bancaire de base, le Conseil de la concurrence avait notamment examiné la notion de service universel et l'impact concurrentiel de sa définition par les pouvoirs publics, ainsi que les modes d'attribution et de financement de ce service universel les moins distorsifs de concurrence.
B. ANALYSE CONCURRENTIELLE
1. LE CADRE LEGAL
64. Le projet du CNC retient une approche consistant à intervenir directement sur le marché concurrentiel, dans le but de financer au sein d'un système unique les salles ayant accès au marché et les salles subissant la défaillance du marché.
65. Du fait de son choix d'intervention directe sur le marché, le CNC acquerrait le statut d'entreprise au sens du droit de la concurrence. En effet, " la notion d'"entreprise" comprend, dans le contexte du droit communautaire de la concurrence, toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement ( ) c'est le fait d'offrir des biens ou des services sur un marché donné qui caractérise la notion d'activité économique " (CJCE, 11 juillet 2006, FENIN, C-205-03 P, point 25).
66. Le projet du CNC est certes conçu dans un objectif de solidarité, par la mutualisation du financement du cinéma numérique. Pour autant, cet objectif de solidarité n'a pas pour conséquence de faire échapper le CNC à la qualification d'entreprise et à l'emprise du droit de la concurrence. On relève à cet égard que, quelle que soit la finalité du fonds de mutualisation, celui-ci répondra en grande partie à la même demande que celle aujourd'hui servie par les tiers investisseurs et sera en concurrence, pour une large part de son activité, avec ces opérateurs privés. Or, dans l'arrêt du 10 janvier 2006, Cassa di Risparmio di Firenze e.a. (C-222-04, Rec. p. I-289, points 122 et 123), la Cour a précisé que " la circonstance que l'offre de biens et de services soit faite sans but lucratif ne fait pas obstacle à ce que l'entité qui effectue ces opérations sur le marché doive être considérée comme une entreprise, dès lors que cette offre se trouve en concurrence avec celle d'autres opérateurs qui poursuivent un but lucratif " (CJCE, 1er juillet 2008, MOTOE, C-49-07, point 27).
67. Le CNC, régulateur sectoriel du cinéma, qui dispose de pouvoirs réglementaires, qui collecte des taxes et qui distribue des aides, se trouvera ainsi dans la situation d'agir en tant qu'entreprise sur le marché dont il a la charge. Dans cette mesure, ces pouvoirs, qui habilitent le CNC à réglementer les conditions d'exercice de toute la filière, du producteur à l'exploitant en passant par le distributeur, pourront être qualifiés de droits spéciaux, au sens de l'article 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) (voir en ce sens CJCE, 1er juillet 2008, MOTOE, C-49-07, point 43). 68. La directive n° 2006-111-CE de la Commission du 16 novembre 2006 relative à la transparence des relations financières entre les États membres et les entreprises publiques ainsi qu'à la transparence financière dans certaines entreprises définit les droits spéciaux comme les " droits accordés par un État membre à un nombre limité d'entreprises au moyen de tout instrument législatif, réglementaire et administratif qui, sur un territoire donné ( ) confère à une ou plusieurs entreprises, selon de tels critères, des avantages légaux ou réglementaires qui affectent substantiellement la capacité de toute autre entreprise de fournir le même service ou de se livrer à la même activité sur le même territoire dans des conditions substantiellement équivalentes ".
69. L'article 106 (1) du TFUE dispose que " Les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles des traités, notamment à celles prévues aux articles 18 et 101 à 109 inclus ". L'article 106 (2) du traité TFUE précise que les entreprises chargées de la gestion de SIEG sont soumises notamment aux règles de concurrence, fixées aux articles 101 (ententes) et 102 (abus de position dominante). L'article 107 dispose enfin que les aides d'État qui faussent ou menacent de fausser la concurrence dans le marché commun sont incompatibles avec les règles du traité.
70. Cependant, l'article 106 (2) du traité TFUE précise que les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général (SIEG) sont soumises aux règles de concurrence énumérées ci-dessus " dans les limites où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie ". L'interdiction prévue à l'article 106 (1) TFUE doit donc se lire à la lumière du droit communautaire concernant les services d'intérêt économique général (SIEG).
71. Le droit communautaire considère en effet que les États membres détiennent la responsabilité de définir ce qui relève d'un service d'intérêt économique général, " la seule limite à cette définition étant le contrôle pour vérifier s'il n'y a pas d'erreur manifeste ", comme le rappelle la Commission européenne dans sa communication sur les services d'intérêt général en Europe (2001-C17-04). En tout état de cause, la mission de service public doit être clairement définie par les autorités publiques et confiée à l'opérateur du service par un acte de puissance publique.
72. Dans le cadre d'un SIEG, les États membres peuvent accorder aux entreprises chargées de la mise en œuvre de ce SIEG des droits spéciaux ou exclusifs, réglementer leurs activités et les subventionner éventuellement.
73. Les restrictions de concurrence qu'implique le fonctionnement d'un SIEG sont cependant strictement encadrées par le droit communautaire : " il résulte en effet de la combinaison des paragraphes 1 et 2 de l'article 90 du traité [article 106 TFUE] que le paragraphe 2 peut être invoqué pour justifier l'octroi, par un État membre, à une entreprise chargée de la gestion de services d'intérêt économique général, de droits exclusifs contraires notamment à l'article 86 du traité [article 102 TFUE], dans la mesure où l'accomplissement de la mission particulière qui lui a été impartie ne peut être assuré que par l'octroi de tels droits et pour autant que le développement des échanges n'est pas affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté " (CJCE, 23 mai 2000, Sydhavnens Sten & Grus, C-209-98, Rec. p. I-3743, point 74).
74. Au niveau national, le juge administratif reconnaît aussi aux autorités administratives investies du pouvoir de créer un service public économique dans un secteur considéré une assez large initiative, mais il a corrélativement eu l'occasion de fixer les principes qui encadrent cette compétence.
75. La jurisprudence française - qu'illustre l'arrêt fondateur du Conseil d'État du 30 mai 1930, Chambre syndicale du commerce de détail de Nevers - part du principe que l'intervention de nature commerciale sur un marché doit être le fait de l'initiative privée. Elle accepte néanmoins, sous réserve de deux conditions essentielles, l'intervention publique dans ce domaine : tout d'abord, cette intervention doit être justifiée par un intérêt public et, en second lieu, cette intervention doit venir pallier l'absence ou l'insuffisance de l'initiative privée. Il peut se faire que, même si l'initiative privée n'est pas totalement absente, l'intensité de l'intérêt public justifie que l'initiative publique se substitue à l'initiative privée. Il peut aussi arriver, notamment lorsque l'activité considérée est le complément, le prolongement ou l'accessoire d'un service public économique dont la légalité est incontestable, que celle-ci soit considérée comme légitime pour autant qu'elle demeure proportionnée et s'exerce dans des conditions de concurrence respectueuses de l'économie de marché.
76. L'Autorité de la concurrence n'est pas compétente pour apprécier la légalité de droits exclusifs et spéciaux octroyés à un opérateur. Cette question relève au premier chef de l'appréciation des pouvoirs publics, sous le contrôle, le cas échéant, du juge administratif ou des autorités et juridictions communautaires, statuant sur la base de l'article 106 du traité. L'avis se limitera en conséquence au rappel des principes généraux qui sont appliqués par les autorités et juridictions compétentes dans leur appréciation des interventions de la puissance publique dans ces domaines.
77. Il convient donc, dans le cadre du présent avis :
. d'examiner si le CNC, agissant en tant qu'entreprise investie de pouvoirs spéciaux, est susceptible de porter atteinte à la concurrence dans les conditions évoquées à l'article 106 TFUE ;
. si c'est le cas, de rechercher si ces atteintes peuvent être justifiées par l'existence d'un intérêt général et par la carence du marché à y répondre ;
. s'il est établi qu'il existe un objectif d'intérêt général auquel le marché n'apporte pas de réponse suffisante, de s'interroger sur le point de savoir si le projet du CNC répond aux exigences de proportionnalité posées par la jurisprudence communautaire et nationale.
2. LE PROJET DU CNC INDUIT D'IMPORTANTES DISTORSIONS DE CONCURRENCE
78. Le CNC allègue que le projet de fonds de mutualisation produiraient certains effets pro-concurrentiels ; ces effets ne semblent cependant pas suffisants pour contrebalancer les effets anticoncurrentiels qui résulteraient de la combinaison des pouvoirs de régulation et d'octroi de subventions qui lui sont conférés, des distorsions pouvant résulter de l'octroi d'aides d'Etat, directes et indirectes, ainsi que du mode de fonctionnement du fonds. Du fait du risque d'écrémage inhérent à un tel dispositif, enfin, le mécanisme de mutualisation proposé ne peut, par construction, fonctionner sous sa forme actuelle sans s'appuyer sur ces distorsions.
Des effets pro-concurrentiels non avérés ou, en tout état de cause, insuffisants
79. Le CNC fait valoir que son projet permet de ne pas imposer de couplage entre le financement de l'équipement numérique et la maintenance, couplage pratiqué actuellement par les tiers investisseurs, ce qui aurait un effet pro-concurrentiel sur le marché de la maintenance. Certes, le couplage (tying ou bundling) de deux prestations peut avoir un effet anticoncurrentiel, notamment si un opérateur détient une position dominante sur un marché (dit marché liant) et utilise le couplage pour exercer un effet de levier en vue de renforcer sa position sur un autre marché (dit marché lié). Néanmoins, en l'absence d'une telle configuration, le couplage n'est pas en lui-même anticoncurrentiel, et peut même dans certaines circonstances se révéler pro-concurrentiel et générer des gains d'efficacité bénéficiant aux consommateurs.
80. En l'état actuel du marché du financement de l'équipement numérique et de la maintenance, marchés encore émergents, il ne semble pas que l'on puisse identifier de positions dominantes établies qui justifieraient un examen du caractère anticoncurrentiel des pratiques de couplage. En tout état de cause, les éventuels bénéfices qui découleraient de l'absence de couplage ne seraient pas suffisants pour compenser les atteintes à la concurrence résultant du projet, tels qu'elles sont décrites ci-dessous.
Les distorsions résultant de droits spéciaux
81. Des distorsions pourraient d'abord résulter de l'accès privilégié à certaines informations que le CNC détient en sa qualité d'autorité de tutelle ou de régulateur du marché. Dans le cadre de ses missions régaliennes, et notamment pour assurer le recouvrement des taxes qu'il est en charge de collecter, le CNC collecte des données très exhaustives sur les distributeurs et les exploitants, qui sont susceptibles de lui conférer un avantage concurrentiel de nature informationnelle sur le marché du financement du cinéma numérique. Par le mécanisme des aides sélectives, le CNC est également le premier informé si un exploitant envisage de s'équiper en numérique, et demande une aide en conséquence, ce qui là aussi lui confère un avantage concurrentiel sur ses concurrents privés.
82. Certains des opérateurs interrogés ont également exprimé la crainte que l'intervention du CNC sur un marché concurrentiel ne conduise à des discriminations dans l'attribution de ces aides, des garanties de l'IFCIC et, de manière plus indirecte, des aides des collectivités territoriales.
83. Alors même que la bonne foi du CNC n'est nullement en cause, il est inévitable que l'imbrication entre des missions de régulation et des activités concurrentielles suscite de telles craintes, qu'elles soient fondées ou non.
84. C'est de cette imbrication que risquent de découler principalement les distorsions de concurrence, même si le CNC prenait toutes les précautions pour cloisonner strictement ses activités concurrentielles et ses prérogatives et missions de puissance publique. Le CNC joue un rôle central sur le marché dans le cadre de ses missions d'intérêt général. La " marque " CNC dont bénéficiera, à tout le moins implicitement, le fonds de mutualisation est susceptible de lui conférer un avantage qui, pour immatériel et psychologique qu'il soit, pourrait être déterminant dans la concurrence.
85. L'Autorité estime que des mesures de séparation fonctionnelle et comptable strictes, que le projet du CNC ne prévoit pas en l'état, seraient en tout état de causes insuffisantes pour prévenir tout risque d'atteinte à la concurrence. En effet, quelles que soient les précautions qui pourraient être prises, le fonds du CNC conserverait un avantage déterminant sur ses concurrents découlant de ses liens avec le régulateur sectoriel.
86. De ce point de vue, si l'intervention publique sur un marché concurrentiel implique de " se donner les moyens juridiques d'assurer l'autonomie et la transparence financières de l'entité chargée de l'intervention " (Avis n° 08-A-13), de telles précautions seraient en l'espèces insuffisantes pour prévenir tout risque de distorsion de concurrence.
Des distorsions pouvant résulter d'aides d'État, directes ou indirectes
87. Des distorsions de concurrence pourraient également découler d'aides d'Etat directes ou indirectes, au-delà de l'avance de trésorerie notifiée à la Commission européenne. Ces aides pourraient par exemple prendre la forme de mise à disposition d'agents publics, ou d'utilisation des supports de communication institutionnels du CNC, au bénéfice des activités concurrentielles exercées par le fonds de mutualisation.
88. La garantie de l'État, implicite ou explicite, attachée au fonds de mutualisation est également susceptible d'avoir un impact très substantiel sur la concurrence. En effet, l'accès au crédit intervient comme une variable déterminante dans la capacité d'un exploitant de mener à bien un projet d'équipement. La sécurité apportée par l'État, face à des solutions privées, parfois même financièrement plus intéressantes, peut être un élément décisif pour l'exploitant et pour sa banque dans le choix du modèle de financement. Sur un marché qui se caractérise par des engagements financiers de long terme, l'argument de la solidité financière de la contrepartie, découlant de la garantie de l'Etat, peut se révéler déterminant.
Des distorsions pouvant également résulter du mode de fonctionnement du fonds
89. Dans la logique du projet tel qu'envisagé par le CNC, l'État agissant en concertation avec les distributeurs et les exploitants serait amené, au sein d'un " comité de pilotage ", à trouver un accord sur les conditions de financement de la numérisation des salles et à fixer un tarif unique du VPF versé au fonds de mutualisation.
90. Ce mécanisme est susceptible de soulever trois inconvénients.
91. Tout d'abord, il est susceptible d'anéantir toute concurrence par les prix sur le montant du VPF entre distributeurs, qui ont un intérêt commun, quelles que puissent être par ailleurs leurs différences, à ce que le montant du VPF soit le plus bas possible. L'issue de la négociation de ce montant entre le CNC et les distributeurs, notamment les filiales des majors, est à ce stade incertaine, alors que c'est un élément essentiel à la viabilité économique du projet. Par ailleurs, le montant du VPF fixé sous l'égide du CNC servirait très probablement de niveau de référence sur le marché, et supprimerait toute incitation pour les distributeurs à consentir un niveau de VPF plus élevé aux exploitants ou aux tiers investisseurs les représentant.
92. Ensuite, en fixant un tarif unique, ne prévoyant pas la possibilité de différencier le niveau du VPF et son mode de calcul selon les films ou selon les distributeurs, le système uniforme envisagé par le CNC peut conduire à un équilibre sous-optimal, susceptible de nuire à la circulation de certains films. Un système prévoyant une différenciation du VPF, par une négociation bilatérale, permettrait de mieux prendre en compte la diversité de la production cinématographique, de mieux adapter le VPF au mode de circulation et au potentiel du film, et in fine de favoriser une plus grande concurrence entre distributeurs et une plus grande diversité de l'offre de films.
93. Enfin, si le niveau de VPF ainsi fixé se révélait insuffisant pour couvrir les coûts variables ou les coûts moyens totaux du fonds de mutualisation, ou d'un opérateur privé efficace, se poserait alors la question, dans l'hypothèse où une position dominante du fonds de mutualisation serait mise en évidence, de prix prédateurs ou de prix anormalement bas, ayant pour effet de fermer le marché à d'autres concurrents du fonds de mutualisation.
94. Par ailleurs, le mécanisme d'adhésion au fonds du CNC suscite également des interrogations. A ce stade, le CNC a effectué une campagne de " pré-adhésion ", qui a obtenu un taux de réponse positive important, mais qui n'engage pas les exploitants. Il apparaît par ailleurs que le CNC ne sera pas en mesure, tant pour des raisons de trésorerie que de disponibilité des équipements de projection numérique, d'équiper tout le marché immédiatement. L'équipement des salles adhérentes sera donc lissé dans le temps, sur plusieurs années. Si l'adhésion au fonds était contraignante, et obligeait les exploitants adhérents à attendre leur tour, sans possibilité de se tourner vers des opérateurs privés susceptibles de les équiper plus rapidement, cela aurait pour effet de totalement geler le marché. Si l'adhésion n'était pas contraignante, et demeurait purement indicative, cela conduirait le CNC, pour éviter un risque d'écrémage, à équiper prioritairement les salles les plus rentables, qui n'ont pas besoin de l'intervention publique pour s'équiper, et à repousser dans le temps l'équipement des salles les plus fragiles, qui seraient équipées en dernier et subiraient les inconvénients résultant du renchérissement et de la raréfaction des copies 35 mm. Le CNC risquerait ainsi de se retrouver paradoxalement contraint à porter son effort prioritairement sur les salles qui ne subissent pas la défaillance du marché et à délaisser les salles subissant cette défaillance.
Sans ces distorsions, le risque d'écrémage menacerait le fonctionnement du fonds
95. Le système imaginé par le CNC repose sur une logique de compensation, ou de subventions croisées. Les salles affichant un fort taux de rotation bénéficieront d'un financement moindre que ce à quoi elles auraient pu prétendre, l'excédent ainsi dégagé venant financer les salles à faible taux de rotation.
96. Sur un marché concurrentiel, un tel système est en principe voué à l'échec, en raison des phénomènes d'écrémage qu'il est de nature à susciter. Le Conseil décrit ainsi, dans son avis n° 05-A-08, l'impasse en découlant : " la prestation et le financement du service universel peuvent être confiés à un opérateur sans compensation aucune. Il est alors autorisé à financer le coût du service universel au moyen de subventions croisées, c'est à dire de la sur-tarification de services non compris dans le service universel. Il est, cependant, à noter que ces subventions croisées engendrent des distorsions dans les choix de consommation : les produits subventionnés sont sur-consommés et les produits sur- tarifés sous-consommés. Dans le secteur bancaire, de fait concurrentiel, la mise en place d'un tel mécanisme n'est pas envisageable car il entraînerait des phénomènes d'écrémage sur les produits sur-tarifés. L'opérateur en charge du service universel se verrait alors dans l'obligation de fournir le service universel sans aucune contrepartie financière " (point 72).
97. En différenciant leurs offres, et en proposant aux salles affichant les taux de rotation les plus élevés un taux de financement supérieur au taux de 75 % proposé par le CNC, les opérateurs privés capteraient inévitablement, dans un univers concurrentiel normal, les salles les plus rentables, sous-financées par le CNC, du fait du principe de mutualisation. La conséquence de ce phénomène d'écrémage serait que le CNC devrait financer majoritairement, à hauteur de 75 %, les salles " hors marché ", sans contrepartie financière autre que les quelques VPF qu'il pourrait collecter sur ces salles à faible taux de rotation.
98. Dans cette hypothèse, le fonds serait fortement déficitaire et le coût budgétaire de la mesure - et l'aide d'État qui en résulterait, sans préjudice de sa compatibilité avec le marché commun - dépasserait de très loin les prévisions actuelles, selon lesquelles le projet est conçu pour s'équilibrer.
99. Ainsi, un système reposant sur des subventions croisées n'est pas compatible avec un marché concurrentiel. En l'absence de distorsions de concurrence, le projet du CNC ne pourrait se maintenir à l'équilibre.
100. En conclusion, le projet du CNC induit d'importantes atteintes à la concurrence, proscrites par l'article 106 (1) du traité TFUE. Dès lors, le projet du CNC ne pourrait être conforme au droit national et communautaire que s'il était établi, conformément au (2) de l'article 106 précité, qu'il est indispensable pour atteindre l'objectif d'intérêt général identifié et qu'il n'existe pas de moyen moins restrictif permettant d'atteindre cet objectif dans des conditions économiques acceptables.
3. LA LEGITIMITE DE L'INTERVENTION PUBLIQUE
101. La légitimité de l'intervention publique implique l'existence d'un objectif d'intérêt général (a) et le constat d'une carence du marché (b).
a) Les objectifs d'intérêt général
102. Dans son communiqué de presse en date du 16 octobre 2009, la Commission affirme qu'un tiers des cinémas européens risquerait de fermer à cause du coût élevé de l'équipement numérique à moins que, dès maintenant, ne soient instaurés des nouveaux modèles économiques et des régimes d'aide publique viables.
103. De même, les directeurs des agences nationales du film en Europe - les EFAD - se sont déclarés " profondément inquiets face au problème que pose la numérisation des 30 000 écrans recensés en Europe : compte tenu des mécanismes de marché actuellement disponibles pour permettre la transition des secteurs de la distribution et de l'exploitation de l'analogique vers le numérique, leur crainte est que, sans une intervention publique rapide et efficace, un tiers des salles européennes de cinéma ne disparaissent. Une telle situation représente une menace majeure pour la diversité culturelle en Europe, et c'est bien l'accès d'un grand nombre de citoyens européens à la culture qui est menacé "11.
104. Les EFAD insistent sur le fait qu'il est d'intérêt public que la numérisation des cinémas en Europe se réalise rapidement et efficacement, et que l'objectif du soutien public devrait être de maximiser le bénéfice attendu de la numérisation, et en particulier d'améliorer l'accès du public à un plus grand nombre de films.
105. En d'autres termes, l'intérêt général est à rechercher, d'une part, auprès du public parce que le film est un produit de consommation de masse et que certains publics pourraient en être privés, et d'autre part, auprès des exploitants de petite taille, qui sont des animateurs de la vie locale, dont la précarisation, voire peut-être même la disparition à terme, est redoutée.
106. Il se pourrait que l'impact soit plus sensible en France. Le CNC affirme qu'en 2007, 1 644 communes françaises sont équipées d'au moins un établissement cinématographique actif. La quasi-totalité des communes de plus de 50 000 habitants est depuis longtemps équipée. Si on souhaite préserver ce maillage territorial et offrir aux spectateurs de tous les territoires un accès identique non discriminant à la production cinématographique moderne, l'ensemble des salles de cinéma doit pouvoir prétendre à l'équipement numérique.
107. À défaut d'équipement numérique, selon le CNC, une large partie du parc de salles serait coupée de l'accès aux films les plus porteurs (films américains et films français grand public) car les distributeurs ne souhaiteront pas financer de copies 35 mm pour alimenter ces salles, se contentant d'alimenter en numérique à moindre coût les salles les plus rentables. Au fur et à mesure de la numérisation des salles les plus rentables, le coût de la copie 35 mm devrait progressivement se renchérir, compte tenu de moindres économies d'échelle sur le tirage, jusqu'à extinction ou quasi extinction du 35 mm.
108. Or, le CNC considère que la diffusion des films auprès du public des villes moyennes et petites constitue un objectif d'intérêt général, tant sous l'angle de la diversité culturelle que de l'aménagement du territoire. De ce point de vue, la salle de cinéma constitue un élément clef de l'équipement culturel et social des territoires concernés. Si l'on admet la légitimité de cet objectif d'intérêt général, et si l'on admet concomitamment qu'à terme la copie photochimique est appelée à disparaître au profit de la copie numérique, entraînant la disparition des salles non équipées, la numérisation de la totalité ou la quasi-totalité du parc de salles existant peut constituer un objectif d'intérêt général, susceptible de justifier l'intervention publique si la carence du marché à remplir ces objectifs peut être constatée.
b) La carence de l'initiative privée
109. Le CNC affirme qu'un grand nombre de salles ne seront pas en mesure de financer par elles-mêmes l'équipement numérique. Ces mêmes salles ne seront pas non plus en mesure de faire appel aux tiers investisseurs, parce que la nature et le volume de leur programmation (nombre de films diffusés en exclusivité en première semaine) ne coïncideront pas avec la viabilité des modèles mis en place par ces intervenants privés.
110. Le modèle privé des tiers investisseurs s'adresse en premier lieu aux cinémas offrant un taux de rotation supérieur à la moyenne nationale (15 VPF et plus).
<emplacement tableau>
111. Deux des trois opérateurs privés présents sur le marché (AAM et XDC) ne se concentrent pour le moment que sur ce segment. Ainsi qu'il ressort du graphique ci-dessus, les cinémas les plus rentables pour un tiers investisseur, c'est-à-dire ceux affichant les plus forts taux de rotation, n'appartiennent pas nécessairement aux grands circuits exploitants de multiplexe, mais plutôt aux exploitations moyennes comprenant entre 3 et 8 salles.
112. Le troisième tiers investisseur, Ymagis, affirme pour sa part qu'il est en mesure d'apporter une solution financière à 90 % des salles de cinéma en couvrant une part majoritaire (comprise entre 50 % et 80 %) des charges d'investissements (coût d'acquisition des équipements), mais aussi des frais financiers résultant de la mise en place des financements de ces investissements. Resterait à la charge des exploitants une somme résiduelle, correspondant à une part minoritaire des charges d'investissement et de financement, ainsi que les frais d'installation.
113. Ymagis fait valoir que l'analyse du modèle économique des tiers investisseurs ne repose pas tant sur la rentabilité individuelle d'une salle, mais sur la rentabilité globale du portefeuille de salles financées. Selon Ymagis, les tiers investisseurs " ont intérêt à capter un maximum de salles dont le taux moyen soit à un niveau suffisamment élevé ".
114. Dans cette logique, et si l'on admet qu'un taux de rotation moyen compris entre 16 et 18 correspond au seuil de rentabilité acceptable pour un opérateur privé, qui pourrait sur cette base, selon Ymagis, faire " sans risque des propositions aux exploitants à un taux de couverture des coûts numériques au moins égal à 80 % ", entre 3 600 et 4 200 salles pourraient être équipées par le marché.
115. À ce niveau, le taux de rotation moyen se situe entre 16 et 18, ce qui constitue selon Ymagis un niveau suffisant pour qu'un opérateur privé fasse sans risque des propositions aux exploitants à un taux de couverture des coûts numériques au moins égal à 80 %. À ce niveau, les 495 à 1 095 salles restantes présentent un taux de rotation moyen situé entre 1 et 4.
116. Sur cette base, entre 495 et 1 095 salles, présentant un taux de rotation moyen compris entre 1 et 4, ne trouveraient pas de financement sans intervention publique.
117. Le CNC avance pour sa part un chiffre de 1 500 salles, y compris les cinémas itinérants et les cinémas peu actifs, représentant environ 500 salles.
118. Le périmètre de la défaillance de marché à laquelle le fonds de mutualisation est supposé répondre serait ainsi compris, selon les données communiquées par Ymagis, entre 0 et 500 salles (hors cinémas itinérants et cinémas peu actifs non couverts par le fonds de mutualisation du CNC), selon que l'on retient un objectif de rentabilité de 16 ou de 18 VPF par an et par salle, et serait de l'ordre de 1 000 salles, selon le CNC. Selon la Fédération Nationale des Cinémas Français (FNCF), interrogée en séance, il y aurait de l'ordre de 1 000 salles non rentables, générant entre 0 et 5 ou 6 VPF par an, soit, si l'on exclut les cinémas itinérants et peu actifs, environ 500 salles éligibles au fonds de mutualisation qui ne pourraient pas être servies par le marché.
119. En première approche, le chiffre de 500 salles, hors cinémas itinérants et peu actifs, semble pouvoir être retenu. Il conviendrait également d'ajouter les salles qui, dans l'hypothèse où elles pourraient être prises en compte par un tiers investisseur, bien que présentant un taux de rotation peu élevé, ne pourraient obtenir de sa part qu'un taux de couverture de l'investissement faible, compris entre 50 et 75% de l'investissement, insuffisant pour leur permettre d'investir compte tenu de leurs ressources limitées.
120. Il serait toutefois utile d'affiner ces analyses afin d'identifier aussi précisément que possible la défaillance de marché à laquelle l'intervention publique vise à remédier. Ainsi que le relevait le Conseil de la concurrence dans son avis n° 05-A-08 du 31 mars 2005, relatif à la mise en place d'un service bancaire de base, " une définition claire des services jugés essentiels, ainsi que du prix abordable auquel ces services doivent être disponibles aux consommateurs et le constat de la défaillance du marché pour en assurer la fourniture, sont ( ) les préalables nécessaires à l'instauration d'obligations de service universel " (point 74).
121. En définitive, si un débat demeure quant au périmètre précis de la défaillance de marché, un consensus existe quant à l'existence d'une telle défaillance. Une fraction des exploitants ne pourra pas passer au numérique sans une intervention publique, intervention qui peut se justifier notamment au regard des objectifs de diversité culturelle et d'aménagement du territoire.
122. Eu égard à ce qui précède, l'Autorité considère que la puissance publique peut légitimement aider à l'équipement des salles de cinéma en numérique, sans préjudice de la position que pourrait le cas échéant adopter le juge administratif compétent, dans la mesure où les objectifs d'intérêt général préalablement identifiés ne peuvent pas être satisfaits autrement et qu'il y a une carence du secteur privé, à tout le moins sur le segment du marché le moins compétitif en terme de taux de rotation.
123. Il s'en déduit qu'une solution reposant sur les seuls mécanismes de marché ne permettrait pas d'atteindre l'objectif d'intérêt général identifié par le CNC, ce qui justifie une intervention publique, et d'éventuelles atteintes à la concurrence, si celles-ci apparaissent indispensables et proportionnées pour atteindre ces objectifs.
4. LA PROPORTIONNALITE DE L'INTERVENTION PUBLIQUE
124. Si l'on admet le principe de la légitimité de l'intervention de la puissance publique dans le financement du cinéma numérique, se pose ensuite la question de la proportionnalité de cette intervention (a). Le projet du CNC ne peut être licite que s'il n'existe pas de solution alternative, moins restrictive, permettant d'atteindre le même objectif d'intérêt général dans des conditions économiques acceptables (b).
a) Les atteintes à la concurrence doivent être nécessaires et proportionnées à l'objectif d'intérêt général
125. La Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) devenue la Cour de justice de l'Union européenne, a dit pour droit que l'article 106 (2) du TFUE permet " aux États membres de conférer à des entreprises, qu'ils chargent de la gestion de services d'intérêt économique général, des droits exclusifs qui peuvent faire obstacle à l'application des règles du traité sur la concurrence, dans la mesure où des restrictions à la concurrence, voire une exclusion de toute concurrence, de la part d'autres opérateurs économiques, sont nécessaires pour assurer l'accomplissement de la mission particulière qui a été impartie aux entreprises titulaires des droits exclusifs " (CJCE, 19 mai 1993, Corbeau, C-320/91, Rec. P. I-2553, point 14).
126. En conséquence, " il s'agit d'examiner dans quelle mesure une restriction à la concurrence, voire l'exclusion de toute concurrence, de la part d'autres opérateurs économiques, est nécessaire pour permettre au titulaire du droit exclusif d'accomplir sa mission d'intérêt général, et en particulier de bénéficier de conditions économiquement acceptables " (Idem, point 16).
127. L'examen de la nécessité de la restriction de concurrence prend notamment en compte le fait que " l'obligation, pour le titulaire de cette mission, d'assurer ses services dans des conditions d'équilibre économique présuppose la possibilité d'une compensation entre les secteurs d'activités rentables et des secteurs moins rentables et justifie, dès lors, une limitation de la concurrence, de la part d'entrepreneurs particuliers, au niveau des secteurs économiquement rentables. En effet, autoriser des entrepreneurs particuliers à faire concurrence au titulaire des droits exclusifs dans les secteurs de leur choix correspondant à ces droits les mettrait en mesure de se concentrer sur les activités économiquement rentables et d'y offrir des tarifs plus avantageux que ceux pratiqués par les titulaires des droits exclusifs, étant donné que, à la différence de ces derniers, ils ne sont pas économiquement tenus d'opérer une compensation entre les pertes réalisées dans les secteurs non rentables et les bénéfices réalisés dans les secteurs plus rentables " (Ibid., points 17 et 18).
128. Ainsi, une restriction de concurrence peut théoriquement être admise si elle vise à prévenir les risques d'écrémage décrits par la Cour. Toutefois, la portée de l'arrêt Corbeau cité plus haut est limitée à la question de savoir sous quelles conditions certains marchés peuvent demeurer fermés à la concurrence. La problématique posée au cas d'espèce est inverse : il ne s'agit pas de déterminer s'il est légitime d'empêcher l'accès d'un marché à un opérateur privé, mais si et sous quelles conditions un opérateur public peut entrer sur un marché déjà ouvert à la concurrence et venir y restreindre la concurrence (12).
129. Les restrictions de concurrence découlant du projet du CNC ne pourraient être admises que s'il était établi qu'il n'y a pas d'autres moyens moins restrictifs pour atteindre l'objectif d'intérêt général identifié : " il résulte en effet de la combinaison des paragraphes 1 et 2 de l'article 90 du traité [article 106 TFUE] que le paragraphe 2 peut être invoqué pour justifier l'octroi, par un État membre, à une entreprise chargée de la gestion de services d'intérêt économique général, de droits exclusifs contraires notamment à l'article 86 du traité [article 102 TFUE], dans la mesure où l'accomplissement de la mission particulière qui lui a été impartie ne peut être assuré que par l'octroi de tels droits et pour autant que le développement des échanges n'est pas affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté " (CJCE, 23 mai 2000, Sydhavnens Sten & Grus, C-209-98, Rec. p. I-3743, point 74).
130. Le juge communautaire applique ainsi un test de proportionnalité, et n'accepte des restrictions de concurrence au nom de l'intérêt général que s'il n'existe pas de moyen moins restrictif de concurrence pour atteindre le même objectif d'intérêt général, compte tenu des obligations et des contraintes qui pèsent sur l'entreprise en cause : " La cinquième condition de l'article 90 [106 TFUE], paragraphe 2, du traité contient un test de proportionnalité. Le texte précise que les entreprises chargées de la gestion d'un service d'intérêt économique général sont soumises aux règles du traité "dans les limites" où l'application de ces règles ne fait pas échec à l'accomplissement de leur mission. Il en résulte que des restrictions à la concurrence de la part des autres opérateurs économiques ne sont admises que "dans la mesure où elles s'avèrent nécessaires pour permettre à l'entreprise investie d'une telle mission d'intérêt général d'accomplir celle-ci". Le test de proportionnalité conduit ainsi à vérifier que la mission spécifique de l'entreprise ne puisse être accomplie par des mesures qui sont moins restrictives de concurrence. En d'autres termes, il oblige à choisir la solution "la moins attentatoire" à la concurrence, compte tenu des obligations et des contraintes qui pèsent sur l'entreprise " (Conclusions de l'Avocat général Philippe Léger sous l'arrêt Wouters, C-309-99).
131. En droit national, le Conseil d'Etat adopte une grille de lecture similaire, reposant sur le principe de proportionnalité, et vérifie qu'il n'est pas porté d'atteinte excessive à la liberté du commerce et de l'industrie, aux règles de concurrence et au principe d'égalité (CE, 30 juin 2004, Département de la Vendée).
132. Ainsi, l'analyse repose sur une mise en balance des restrictions de concurrence induites par le projet du CNC au regard des objectifs d'intérêt général poursuivis. Les distorsions de concurrence ne pourraient être admises que dans la mesure où il n'existe aucune autre solution moins attentatoire à la concurrence permettant d'atteindre l'objectif d'intérêt général identifié.
b) La question de l'existence d'une solution alternative moins restrictive de concurrence
133. Les solutions alternatives qui seraient envisageables doivent être neutres sur le plan de la concurrence, ou, à tout le moins, moins restrictives de concurrence que le projet envisagé par le CNC.
134. Elles doivent être également neutres sur le plan financier. La jurisprudence communautaire admet en effet la possibilité de restrictions de concurrence pour assurer un SIEG dans des conditions économiquement acceptables. Si l'on part du postulat que le projet du CNC sera in fine à l'équilibre - et l'Autorité souligne qu'il s'agit bien ici d'un postulat, les paramètres financiers du projet du CNC n'étant pas encore figés - les solutions alternatives moins restrictives de concurrence doivent également être neutres pour les finances publiques.
135. La question est donc de savoir s'il est possible de proposer un mode d'intervention et un mode de financement qui permettraient d'atteindre l'objectif d'intérêt général, en provoquant de moindres distorsions de concurrence et en se révélant neutres pour les finances publiques.
Le mode d'intervention
136. Le marché de la collecte des VPF, lorsqu'il fonctionne selon un mode purement concurrentiel, ne permet pas de garantir une transition vers le cinéma numérique pour toutes les salles. Les salles victimes de la défaillance du marché sont celles qui ne génèrent pas un nombre de VPF suffisant pour permettre la couverture de 75 % du coût de l'équipement numérique, défini par le CNC comme permettant d'atteindre l'objectif d'un équipement de la totalité des salles autres que les cinémas itinérants et peu actifs.
137. La situation de cet ensemble de salles qui ne peuvent pas être servies par le marché est hétérogène. Ces différentes salles ne requièrent pas la même intensité d'intervention publique. Une salle qui ne génère aucun VPF ne présentera aucun intérêt pour un tiers investisseur et devra être financée à 100 % par l'intervention publique. A l'inverse, une salle générant un nombre plus élevé de VPF pourra permettre à un opérateur privé d'assurer son financement, mais avec un taux de couverture inférieur à 75 %. L'intervention publique serait alors limitée à ce qui est nécessaire pour abonder l'intervention de l'opérateur privé et porter le taux de couverture jusqu'au taux cible de 75 %.
138. Dans son avis n° 05-A-08 du 31 mars 2005 relatif à la mise en place d'un service bancaire de base, le Conseil de la concurrence précise que " la mise aux enchères, procédure de droit commun pour l'achat public, assure que les obligations de service public sont fournies par l'opérateur le plus efficace, contribue à révéler les coûts réels du service et permet d'éviter nombre de distorsions comme l'écrémage (sélection des meilleurs clients) ou le contournement. Elle ne nécessite pas l'évaluation ex ante du coût du service universel par le régulateur et est donc peu exigeante en termes d'informations sur les coûts et la demande ".
139. Ainsi la solution qui semblerait théoriquement de prime abord la mieux adaptée à la problématique posée par la numérisation des salles et la moins attentatoire à la concurrence serait l'organisation d'appels d'offres (en l'espèce, auprès des tiers investisseurs) pour le financement des salles de cinéma, l'enchère inversée portant alors sur le montant de la subvention elle-même. Au cas d'espèce, le mécanisme d'enchère inversée permettrait de révéler précisément le périmètre de la défaillance de marché et l'intensité de l'aide requise, sans qu'une évaluation ex ante de ces paramètres soit requise.
140. L'inconvénient de cette procédure est qu'elle impliquerait de procéder à un appel d'offres pour chaque exploitation, afin de révéler l'existence d'une défaillance de marché et le montant de l'intervention requise en fonction du taux de rotation, et donc de la capacité à générer des VPF, propre à cette exploitation. Cela impliquerait des coûts de transaction élevés. La gestion d'un tel système ne serait pas nécessairement plus lourde que celle du fonds de mutualisation envisagé par le CNC, mais induirait cependant des coûts administratifs qui demeureraient substantiels.
141. Une autre option consisterait à déterminer un barème d'aide en fonction du taux de rotation de chaque exploitation. Le CNC dispose d'ores et déjà de cette information. Le barème serait dégressif, une exploitation générant 0 VPF recevant l'aide maximale (75 % de 74 000 euro, moins les éventuelles aides sélectives reçues, dans le modèle envisagé par le CNC), une exploitation générant 2 VPF recevant une aide moindre, jusqu'à la zone de 4 à 6 VPF au-delà de laquelle l'intervention publique ne serait plus nécessaire.
142. L'avantage de ce système est sa lisibilité et sa simplicité de mise en œuvre. Son défaut est qu'il implique de déterminer ex ante le périmètre de la défaillance de marché et le niveau d'aide correspondant à chaque niveau de taux de rotation.
143. Il serait également envisageable de combiner partiellement les deux approches. Des appels d'offres ciblés, en nombre limité mais suffisant pour être significatif, pourraient être organisés pour cerner avec précision le périmètre de la défaillance du marché et l'intensité de l'aide requise dans chaque situation. Ces appels d'offres pourraient permettre d'approcher le niveau adéquat du barème, pour autant qu'un nombre suffisant d'acteurs participe à la consultation. Des appels d'offres pourraient de nouveau être organisés ponctuellement au fil du temps pour recaler le modèle, et notamment prendre en compte la diminution du prix des équipements qui surviendra vraisemblablement.
144. L'Autorité est d'avis que ce mode d'intervention n'entraînerait pas de distorsion de concurrence, ou en tout état de cause des distorsions moindres que celles induites par le projet qui lui a été soumis. Il appartiendra au CNC d'évaluer la faisabilité de l'une ou l'autre de ces deux approches, ou d'une option combinant ces deux approches, et de déterminer si les objectifs d'intérêt général qu'il s'est fixés pourraient ainsi être atteints dans des conditions satisfaisantes.
Le mode de financement
145. Ainsi que le relevait le Conseil de la concurrence dans son avis n° 05-A-08, précité, le coût du service d'intérêt général peut " être assumé par l'État au moyen de subventions ou d'autres avantages financiers tels que les réductions d'impôt. Ce mode de financement externe étant celui qui entraîne le moins de distorsion, il représente donc, en principe, la meilleure solution possible en terme d'efficacité. Ce système présente, cependant, un défaut lié à l'existence d'un coût d'opportunité et de transfert des fonds publics : les ressources fiscales qui sont dévolues à ce service universel ne sont plus disponibles pour d'autres activités de l'État " (points 66 et 67).
146. Pour pallier cet inconvénient, le Conseil notait, dans le même avis, que " Le coût du service universel peut être également financé par prélèvement sur les opérateurs du secteur. Dans ce cas, un fonds de financement du service universel est mis en place. Ce fonds est alimenté au moyen de contributions de tous les opérateurs. Il est utilisé pour effectuer des transferts à destination du ou des prestataires des obligations de service universel " (point 70). Ainsi que le relevait le Conseil dans le même avis, " Les taxes spécifiques sont transparentes car elles séparent le financement du service public d'éventuelles autres opérations " (point 70).
147. Au cas d'espèce, un fonds de numérisation pourrait être créé. Ce fonds serait alimenté par une taxe sur les VPF. Ce mécanisme, neutre au plan concurrentiel, préserverait le principe de solidarité qui sous-tend le projet du CNC, et auquel les exploitants en particulier sont attachés. Leur représentant a ainsi indiqué en séance qu'il aurait pu obtenir des conditions plus favorables auprès d'un tiers investisseur, mais qu'il avait préféré pré-adhérer au fonds du CNC, en raison de son principe mutualiste.
148. D'un point de vue pratique, le CNC collecte déjà des taxes et dispose de l'expertise, des ressources et des données pour collecter cette nouvelle taxe sans coûts administratifs excessifs.
149. Du point de vue des finances publiques, cette solution, financièrement neutre, pourrait être moins aléatoire que le fonds de mutualisation envisagé, dont le bouclage financier est en l'état très sensible aux hypothèses retenues, et notamment à la principale inconnue que constitue le niveau du VPF, qui sera négocié avec l'ensemble des distributeurs.
150. En définitive, l'Autorité est d'avis que la solution alternative exposée ci-dessus, financièrement neutre et ne faussant pas la concurrence, ou toute autre solution présentant les mêmes caractéristiques, pourrait être expertisée par le CNC. Si cette expertise parvenait à la conclusion que cette solution permet d'atteindre l'objectif d'intérêt général fixé dans des conditions économiques satisfaisantes, celle-ci devrait alors être privilégiée, dans la mesure où elle n'aurait pas pour effet, à la différence de la solution retenue en l'état par le CNC, de fausser la concurrence.
III. CONCLUSION
151. Il n'entre pas dans la compétence de l'Autorité de la concurrence de se prononcer sur l'opportunité de l'instauration d'un service d'intérêt économique général. Il incombe, en effet, aux seuls pouvoirs publics, sous le contrôle le cas échéant du juge administratif, de déterminer si un objectif d'intérêt général et une défaillance du marché justifient une intervention des pouvoirs publics.
152. Le mode d'intervention choisi par le CNC, qui repose sur un mécanisme de subventions croisées, serait voué à l'échec sur un marché concurrentiel, en raison des phénomènes d'écrémage des exploitants les plus rentables par les concurrents privés du CNC. Le projet du CNC induit ainsi, par construction, des distorsions de concurrence.
153. Ces distorsions de concurrence découlent du statut même du CNC. Le CNC est un régulateur sectoriel, qui dispose de pouvoirs réglementaires, collecte des taxes, distribue des aides, et dont l'action est structurante pour l'ensemble de la filière du cinéma français. La perspective de voir un régulateur sectoriel intervenir directement sur le marché concurrentiel qu'il régule est singulière. En tout état de cause, une telle intervention est de nature à créer d'importantes distorsions de concurrence, voire à éliminer toute concurrence, sur le marché du financement du cinéma numérique.
154. L'Autorité relève toutefois qu'il découle de l'article 106 du traité et de la jurisprudence du Conseil d'État qu'une telle situation serait susceptible d'être admise s'il était établi qu'il n'existe pas d'alternative moins restrictive de concurrence qui permettrait d'atteindre l'objectif d'intérêt général préalablement identifié dans des conditions économiques acceptables.
155. Il est donc essentiel, pour s'assurer de la proportionnalité, et partant de la légalité, du projet du CNC, que soient expertisées l'ensemble des solutions alternatives qui pourraient permettre d'atteindre l'objectif d'intérêt général fixé par le CNC, dans des conditions économiques acceptables, sans pour autant fausser la concurrence.
156. L'Autorité estime en particulier qu'une solution consistant en des aides directes, financées par une taxe sur les VPF, pourrait constituer une alternative méritant d'être évaluée. Prima facie, ce mécanisme serait neutre d'un point de vue concurrentiel, neutre pour les finances publiques et permettrait de cibler au mieux la défaillance de marché à laquelle l'intervention publique souhaite remédier. Il apparaît moins lourd à mettre en place que le fonds de mutualisation, correspondrait mieux au mode d'intervention usuel du CNC et permettrait de préserver le principe de solidarité auquel le CNC est légitimement attaché.
157. Il n'appartient toutefois pas à l'Autorité de trancher cette question, qui relève en premier lieu de l'expertise du CNC, et de l'appréciation des pouvoirs publics, sous le contrôle le cas échéant du juge administratif et de la Cour de Justice de l'Union européenne.
Délibéré sur le rapport oral de Mme Sarah Subremon et l'intervention orale de M. Stanislas Martin, rapporteur général adjoint, par Mme Elisabeth Flüry-Hérard, vice-présidente, présidente de séance, Mme Pierrette Pinot, MM. Noël Diricq, Jean-Bertrand Drummen et Pierre Godé, membres.
Notes
1 Esquisse d'une psychologie du cinéma (1946)
2 BOSP n° 21, p. 270.
3 Source CNC
4 Source : Rapport Cinéma et concurrence, Anne Perrot et Jean-Pierre Leclerc, mars 2008 (ci-après " Rapport Perrot- Leclerc ").
5 " L'exploitation ", mai 2009. http://www.cnc.fr/cnc_gallery_content/documents/publications/dossiers_et_bilan/bilanCNC_ 2008/exploitation.pdf
6 " Adieu la pellicule ? Les enjeux de la projection numérique " http://www.cnc.fr/cnc_gallery_content/documents/rapports/rapportGoudineau.pdf
7 Source : " la géographie du cinéma ", septembre 2008. http://www.cnc.fr/cnc_gallery_content/documents/publications/dossiers_et_bilan/308/dossier308.pdf
8 Source CNC " Les coûts de distribution des films français ", mars 2008 http://www.cnc.fr/cnc_gallery_content/documents/publications/etudes/coutDistribution_0308_.pdf
9 Source : Commission européenne, consultation publique lancée le 16 octobre 2009 sur les opportunités et défis pour le cinéma européen à l'ère du numérique. //ec.europa.eu/information_society/media/overview/consultations/index_fr.htm
10 Le contenu alternatif permet d'organiser, dans les salles de cinéma avec un équipement numérique, des retransmissions sportives, des concerts en simultanée dans le monde, des débats politiques, des opéras, etc.
11 Communiqué de presse du 23 septembre 2009.
12 " La requérante ne saurait non plus se prévaloir de l'arrêt Corbeau ( ) puisque la question soumise à la Cour dans cette affaire était de savoir si le monopole conféré à la Régie des postes belge était contraire au traité et, en particulier, de savoir si certains marchés postaux devaient être ouverts à la concurrence. La Cour n'a pas examiné la question de savoir si un organisme tel que la Régie des postes belge était empêché de participer à la concurrence dans des secteurs libéralisés " (TPICE, 20 mars 2002, UPS, T-175-99, point 63).