ADLC, 7 décembre 2010, n° 10-A-25
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Avis
Relatif aux contrats de " management catégoriel " entre les opérateurs de la grande distribution à dominante alimentaire et certains de leurs fournisseurs
L'Autorité de la concurrence (section III),
Vu la décision n° 10-SOA-02 du 19 mars 2010 portant sur les contrats de " management catégoriel " entre les opérateurs de la grande distribution alimentaire et certains de leurs fournisseurs, enregistrée sous le numéro 10/0030 A ; Vu les articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ; Vu le livre IV du Code de commerce ; Vu les autres pièces du dossier ; La rapporteure, le rapporteur général adjoint et le commissaire du Gouvernement entendus au cours de la séance du 9 novembre 2010 ; Les représentants de Casino, Carrefour, Procter & Gamble et Scotts Company entendus sur le fondement des dispositions de l'article L. 463-7 du Code de commerce ; Adopte l'avis suivant :
I. Introduction
1. L'article L. 462-4 du Code de commerce dispose que : " l'Autorité de la concurrence peut prendre l'initiative de donner un avis sur toute question concernant la concurrence. Cet avis est rendu public. Elle peut également recommander au ministre chargé de l'économie ou au ministre chargé du secteur concerné de mettre en œuvre les mesures nécessaires à l'amélioration du fonctionnement concurrentiel des marchés ".
2. Sur le fondement de cet article et par sa décision n° 10-SOA-02 du 19 mars 2010, l'Autorité de la concurrence s'est saisie d'office pour avis sur les contrats de " management par catégorie " entre les opérateurs de la grande distribution à dominante alimentaire et certains de leurs fournisseurs.
3. Dans cette décision, l'Autorité se fixe notamment pour objectif d'estimer la fréquence et la portée des " accords de management catégoriel ", d'identifier les motivations des opérateurs amont et aval à recourir à ce type de délégation et d'apprécier le pouvoir d'influence du " capitaine de catégorie " sur le distributeur qui l'a choisi. Elle se fixe également l'objectif d'apprécier les risques que ces accords pourraient faire peser sur la concurrence et d'évaluer les effets de la mise en œuvre de cette forme de coopération commerciale entre industriels et distributeurs sur le marché final.
4. A titre liminaire, l'Autorité de la concurrence rappelle qu'il ne lui appartient pas, dans le cadre d'une saisine d'office pour avis, de qualifier les comportements sur un marché au regard des articles 101 et 102 du TFUE et des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce. Seule la mise en œuvre d'une procédure pleinement contradictoire, telle qu'organisée par l'article L. 463-1 du Code de commerce, lui permet de porter une telle appréciation.
5. Le présent avis est structuré comme suit. Après avoir rappelé, en partie I, la définition théorique et juridique du management catégoriel, la partie II de l'avis présente ses principales modalités de mise en œuvre telles que constatées au travers des différentes auditions menées dans le cadre de l'instruction et de l'analyse des données transmises par les opérateurs. C'est ensuite à l'aune de ces constatations que sont présentés, dans la partie III de l'avis, les différents risques concurrentiels posés par ces activités de management catégoriel.
II. Les pratiques constatées
6. Cette section présente les modalités concrètes de mise en œuvre du management par catégorie telles que constatées à l'issue des différentes auditions menées avec les fournisseurs, distributeurs et spécialistes de la grande distribution à dominante alimentaire, et des données transmises par les opérateurs. L'avis commence par présenter les définitions et les principaux domaines d'application du management par catégorie (A). Il considère ensuite les partenariats entre fournisseurs et distributeurs initiés dans le cadre du management catégoriel (B), les motivations respectives des opérateurs (C), et les effets constatés du management catégoriel (D).
A. DÉFINITIONS ET DOMAINES D'APPLICATION DU MANAGEMENT CATÉGORIEL
Le management catégoriel (ou " category management ", ou encore " management par catégorie ") est une pratique de marketing mise en œuvre dans les grandes surfaces commerciales, le plus souvent par l'intermédiaire ou avec la collaboration d'un ou de plusieurs fournisseurs (1) et qui présente plusieurs domaines d'application (2).
1. LE MANAGEMENT CATÉGORIEL, UNE PRATIQUE MARKETING FRÉQUEMMENT MISE EN OEUVRE AVEC LA COLLABORATION D'UN OU DE PLUSIEURS FOURNISSEURS
7. Pris dans son sens le plus général, le management catégoriel consiste à organiser et gérer la distribution d'une catégorie de produits comme une unité d'analyse stratégique. Une " catégorie " de produits se définit alors comme un ensemble de produits similaires, complémentaires ou substituables, qui répondent à une même logique de consommation. Un exemple courant est celui de la catégorie " petit-déjeuner " où peuvent être inclus, selon les distributeurs, les cafés, les thés, les chocolats en poudre, les céréales, les biscottes, les brioches, les jus de fruit, les viennoiseries fraîches, etc. Le management par catégorie consisterait alors, pour l'essentiel, à organiser la présentation de la catégorie de produits comme un ensemble cohérent plutôt que comme la juxtaposition de décisions portant sur chaque produit de la catégorie. La présence de " capitaines de catégorie " au sein des groupes de distribution (et salariés de ces mêmes groupes) répond à cet objectif.
8. En tant que méthode mercatique, le management catégoriel peut donc être mis en œuvre par les distributeurs sans que ceux-ci n'impliquent leurs différents fournisseurs. Néanmoins, le plus souvent, fournisseurs et distributeurs collaborent afin de mieux appréhender les attentes des consommateurs finals. Dans le cas français, aux dires des acteurs auditionnés, la pratique du management par catégorie consisterait principalement en la transmission par le fournisseur de recommandations, le plus souvent sous le format de diapositives PowerPoint, éventuellement par mail lorsque ces recommandations sont très fréquentes. Le fournisseur partenaire ne disposerait ainsi d'aucun pouvoir de décision vis-à-vis de la politique commerciale du distributeur.
2. LES DOMAINES D'APPLICATION DU MANAGEMENT CATÉGORIEL
9. Les recommandations transmises par le fournisseur partenaire portent principalement sur l'assortiment (a) et l'agencement du rayon (ou " merchandising ") (b) ainsi que sur la politique de promotion de l'enseigne (c). Elles ne concerneraient jamais ou très rarement la politique de prix (d), du moins pas celle relative aux produits des fournisseurs concurrents, même si des exceptions peuvent être relevées dans certaines présentations de fournisseurs partenaires. Enfin, la prise en compte des marques de distributeurs dans les recommandations des fournisseurs varie selon les cas (e).
a) Les recommandations relatives à l'assortiment
10. L'assortiment désigne la liste des produits mis en rayon par un magasin. Pour le définir, un distributeur peut souhaiter disposer de recommandations de la part d'un ou de plusieurs fournisseurs, susceptibles de mieux connaître l'évolution du marché des produits en question que lui. Cette meilleure connaissance du marché s'appuie sur des données quantitatives de type IRI ou Nielsen, reflétant les évolutions des ventes par type de produits chez le distributeur en question ou chez ses concurrents et auxquelles les distributeurs ont généralement également accès. Elle s'appuie également sur des études consommateurs évaluant les souhaits des consommateurs et les mutations de leurs besoins afin, notamment, d'appréhender les nouveaux produits susceptibles de les attirer.
11. Les recommandations relatives à l'assortiment peuvent alors être de différents types selon les distributeurs et les fournisseurs. Le plus souvent, elles portent sur la " taille de boîte " (c'est-à-dire le nombre de références pouvant être présentées en point de vente) et surtout sur les choix des références ou des types de produits qui doivent être présents en rayon. Dans certains cas, ces recommandations sont fréquemment actualisées afin de tenir compte des variations saisonnières de la demande ou des succès et échecs rencontrés par certains produits. Dans d'autres cas, elles répondent à une dégradation de la performance d'un distributeur sur une catégorie particulière de produits.
12. Selon les opérateurs, les méthodologies utilisées pour établir des recommandations d'assortiment seraient objectives et facilement reproductibles à partir des données des panélistes, auxquelles ont accès tous les distributeurs. En outre, selon plusieurs distributeurs, les recommandations d'assortiment sont effectuées par la plupart des grands fournisseurs, si bien que le distributeur pourrait, par simple comparaison, identifier les recommandations non pertinentes. Ceci explique que les fournisseurs recommandent également le déréférencement de certains de leurs produits. En revanche, les recommandations d'assortiment sont plus complexes à appréhender dès lors que celui-ci doit comprendre des innovations, qui ne sont, par définition, pas encore panélisées. Dans ce cas, ce sont les études consommateurs et, plus généralement, l'analyse plus ou moins subjective du fournisseur sur les évolutions futures de la catégorie qui importent.
b) Les recommandations relatives à l'agencement des rayons (ou marchandisage, ou " merchandising ")
13. Les recommandations des fournisseurs partenaires portent également quasi- systématiquement sur l'agencement des rayons des distributeurs. Celui-ci comprend, notamment, le positionnement des produits dans le rayon, la part de linéaire occupée par chaque produit, l'attribution des têtes de gondole, la signalétique visuelle du rayon ou la place du rayon ou des produits dans le magasin.
14. Concrètement, les recommandations portant sur le marchandisage procèdent souvent en deux étapes. Dans un premier temps, le fournisseur établit le " plan de masse " du rayon à partir de l'assortiment de produits de la catégorie (imposé par le distributeur ou établi avec lui). Ce plan de masse répartit les segments de produits sur le rayon, sans mentionner les marques des produits et en fonction des grandes catégories de produits identifiées dans la catégorie. Dans un second temps, une fois le plan de masse arrêté, le fournisseur propose une approche plus fine de l'organisation du rayon : le " planogramme ". Celui-ci présente visuellement le placement de toutes les références des produits finalement retenus dans le rayon, en suivant les axes de segmentation arrêtés par le plan de masse.
15. L'essentiel du travail de marchandisage semble être le choix d'une " clé d'entrée " dans le rayon, puis la distinction entre une segmentation de type horizontal ou vertical. Ainsi, pour certaines catégories de produits, le consommateur déciderait d'abord de la marque qu'il souhaite acheter, puis du type de produit (format, etc.). Dans ce cas, une segmentation du rayon par marque est privilégiée. Ces différents arbitrages sont tranchés grâce à des études " shopper ", analysant le comportement de l'acheteur en magasin et généralement commandées par les fournisseurs partenaires auprès des panélistes ou d'entreprises de conseil tierces. Dans certains cas, les données utilisées peuvent également s'appuyer sur les programmes de cartes de fidélité des enseignes, qui permettent de suivre les achats d'un même consommateur dans le temps de façon beaucoup plus précise qu'au travers de panels consommateurs proposés par IRI ou Nielsen. Ces études permettent alors une définition de " l'arbre de décision " du consommateur lorsqu'il est présent dans le rayon, et notamment l'identification de ses " clés d'entrée ", comme la marque, le segment, ou le prix du produit. La hiérarchie de ces critères sera alors déterminante dans l'agencement du rayon.
16. Les fournisseurs et les distributeurs indiquent que les conclusions de ces études peuvent différer d'un fournisseur à l'autre. Des tests peuvent néanmoins être effectués pour apprécier l'impact d'un changement de l'agencement des rayons : sont alors mesurés l'effet sur le chiffre d'affaires de la modification du rayon et les réactions des consommateurs à ces modifications.
c) Les recommandations portant sur la politique promotionnelle
17. De façon moins fréquente, mais relativement courante néanmoins, le fournisseur partenaire peut proposer des recommandations de politique promotionnelle : quel(s) segment(s) de produits de la catégorie doi(ven)t être représenté(s), en fonction notamment de la sensibilité de la demande aux promotions, quel type de promotions semble le plus adapté à la catégorie (un acheté un offert, 3 produits pour 2 achetés, etc.), quelle période est la plus rentable, etc. Les recommandations ne distinguent pas uniquement l'efficacité des promotions selon le type de produits : le fournisseur partenaire peut aussi présenter des données et des conclusions relatives à la fois à ses propres produits et à ceux de ses concurrents.
d) Les recommandations portant sur le prix de revente
18. Le quatrième levier du management catégoriel évoqué est le prix de revente du produit. Toutefois, la plupart des fournisseurs interrogés ont indiqué ne jamais établir de recommandations relatives aux prix des produits de la catégorie, ni à tout autre élément relatif au prix comme les écarts de prix à respecter ou les objectifs de rentabilité par exemple. En revanche, des résultats d'études sur l'élasticité-prix de la demande pour différentes références ou pour l'ensemble de la catégorie sont plus fréquemment communiqués aux distributeurs.
19. Lorsqu'une recommandation porte sur les prix de revente, elle concernerait spécifiquement les produits du fournisseur établissant les recommandations et notamment ses innovations : selon les opérateurs, l'absence de ventes passées sur lesquelles fonder une stratégie-prix cohérente rendrait plus légitimes et plus nécessaires de telles recommandations.
e) La place des marques de distributeurs dans les partenariats de management par catégorie
20. Lorsqu'un fournisseur collabore avec un distributeur pour déterminer son assortiment, l'agencement de ses rayons ou sa politique de promotion, la collaboration peut ou non inclure les marques de distributeurs. Dans certains cas, les distributeurs ne souhaitent pas que leurs marques fassent l'objet d'un traitement particulier, et un fournisseur peut donc émettre des recommandations quant à leur assortiment, à leur positionnement ou aux promotions dont elles peuvent faire l'objet. D'autres distributeurs préfèrent explicitement imposer des contraintes relatives au traitement de leurs produits, par exemple, en indiquant d'emblée que certains emplacements du rayon leur seront réservés.
B. LES MODALITÉS DE LA COLLABORATION ENTRE FOURNISSEURS ET DISTRIBUTEURS
21. C'est essentiellement sur la relation de collaboration entre fournisseurs et distributeurs entraînée par le management catégoriel qu'ont porté, en droit de la concurrence, tous les débats relatifs à ces activités (1). Les lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales définissent ainsi les accords de gestion par catégorie comme " des accords par lesquels, dans le cadre d'un accord de distribution, le distributeur confie au fournisseur (le "capitaine de catégorie") la commercialisation d'une catégorie de produits incluant, en général, non seulement les produits du fournisseur, mais aussi ceux de ses concurrents " (§209). À ce titre, le " capitaine de catégorie peut [ ] avoir une influence sur, par exemple, le choix, le placement et la promotion des produits vendus dans le magasin " (§209).
22. D'autres études et rapports présentent une définition plus souple, d'après laquelle le capitaine de catégorie pourrait, selon les distributeurs, soit assumer un réel pouvoir de décision en lieu et place du distributeur, soit se limiter à lui prodiguer conseils et recommandations (2). La décision de saisine d'office pour avis de l'Autorité souligne ainsi : " Le pouvoir d'influence du capitaine de catégorie serait également hétérogène selon les opérateurs : si dans certaines relations avec les distributeurs, le capitaine de catégorie se contenterait d'émettre des recommandations, qui seraient parfois vérifiées par un cabinet indépendant ou par un second capitaine de catégorie, dans d'autres, son influence serait plus marquée, lui donnant, du moins à court terme, un réel pouvoir de décision sur l'assortiment du distributeur " (§ 1).
23. Les modalités de mise en œuvre du management catégoriel dans le cas du secteur français de la grande distribution à dominante alimentaire, telles qu'appréhendées à partir des déclarations des opérateurs et de certains spécialistes de ce secteur, peuvent être classées en deux catégories, selon qu'elles concernent la relation elle-même (1) ou le mode de sélection du partenaire (2).
1. SUR LA GESTION DE LA RELATION ENTRE LE DISTRIBUTEUR ET LE FOURNISSEUR PARTENAIRE
24. Trois aspects de la collaboration entre distributeurs et fournisseurs en matière de management par catégorie nécessitent d'être développés : le pouvoir de décision du fournisseur partenaire (a), la présence en magasin du fournisseur partenaire (b) et les informations échangées entre les deux partenaires (c).
a) Sur le pouvoir de décision des fournisseurs partenaires
25. Si les modalités concrètes de mise en œuvre du management catégoriel présentent des facteurs de différenciation selon les opérateurs, le cas le plus fréquemment rencontré est celui d'un fournisseur émettant des recommandations vis-à-vis d'un ou de plusieurs distributeurs, à la demande ou non de ces derniers. Le terme de " recommandations " est sciemment employé par les opérateurs, qui souhaitent ainsi souligner qu'il n'y a pas, dans le cas français, de délégation d'un pouvoir de décision du distributeur vers l'un de ses fournisseurs.
26. Il s'agit là d'un constat qui a effectivement été formulé à de nombreuses reprises et les éléments factuels susceptibles de le remettre en cause sont relativement ténus. Les opérateurs ont ainsi opposé le modèle français de management catégoriel à une pratique plus anglo-saxonne, où, effectivement, ce type de délégation pouvait parfois être opéré. Ils ont expliqué de plusieurs manières qu'il ne serait ni dans leur intérêt, ni dans leur culture, de déléguer un quelconque pouvoir de décision aux fournisseurs (3). Premièrement, en cas de délégation d'un pouvoir de décision à un fournisseur, le risque que le " capitaine de catégorie " en abuse pour exclure certains concurrents ou élaborer des politiques tarifaires moins attractives serait trop important. Deuxièmement, une telle délégation exigerait un niveau de confiance élevé entre les opérateurs, alors que leurs objectifs demeureraient, dans le secteur français, par trop antagonistes. Enfin et surtout, les domaines d'intervention des " capitaines de catégorie " (assortiment, agencement des rayons et politique promotionnelle) participent de l'image de l'enseigne, dont le distributeur souhaiterait rester maître.
b) Sur le rôle en magasin des capitaines de catégorie
27. La quasi-totalité des opérateurs ont donc indiqué que le rôle du capitaine de catégorie se borne à conseiller les distributeurs, ces derniers demeurant seuls décisionnaires des politiques d'assortiment, d'agencement et de promotion des magasins. Ces conseils sont formulés au niveau de la " centrale ", c'est-à-dire des départements chargés de gérer les différents types de magasins. Les décisions prises par la " centrale " sont ensuite transmises aux magasins.
28. Dans certains cas, ce dialogue avec la centrale est néanmoins décliné à un niveau hiérarchique inférieur. Certains fournisseurs de marques nationales indiquent ainsi être amenés à faire des recommandations au niveau des magasins, pour tenir compte des spécificités de la zone de chalandise dans laquelle ils sont implantés, ou des " strates " de magasins (principales catégories de magasins, généralement distingués selon leur surface de vente). Une telle déclinaison peut d'ailleurs témoigner du statut spécifique de " partenaire " ou de " capitaine " obtenu par un fournisseur.
29. Certains fournisseurs indiquent également poursuivre le partenariat de management catégoriel au niveau des points de vente des distributeurs, par l'intermédiaire de leurs forces de vente. Un fournisseur a notamment indiqué que les partenaires de management catégoriel disposaient, en magasin, d'un statut privilégié, leur permettant de maîtriser la mise en rayon de leurs produits et de ceux de leurs concurrents. Le " capitaine de catégorie " pourrait ainsi utiliser son statut particulier pour modifier l'agencement des rayons à son avantage, en s'éloignant de l'assortiment et du planogramme convenus avec la centrale. Ces interventions du capitaine de catégorie se feraient avec l'assentiment du responsable de rayon ou à son insu, en insistant par exemple sur la spécificité locale de la demande.
30. S'ils concèdent que leurs fournisseurs sont présents dans les rayons de leurs magasins en différentes occasions (4), les distributeurs ont toutefois récusé tant l'existence que l'impact de telles pratiques de la part des capitaines de catégorie. Pour éviter que les forces de ventes des nombreux fournisseurs ne contribuent à la modification des planogrammes à chacun de leur passage en point de vente et, ensuite, que les planogrammes décidés au niveau de la centrale ne soient pas respectés en magasin, certains distributeurs ont mis en place une charte que tous les fournisseurs d'une catégorie signent et s'engagent à respecter.
c) Sur les informations échangées entre distributeurs et fournisseurs partenaires
31. Pour un fournisseur, le management par catégorie consiste donc à émettre des recommandations à l'égard d'un distributeur partenaire. Ces recommandations s'appuient sur un important volume d'informations, de nature soit quantitative (informations passées et courantes sur les ventes et les prix, fréquemment obtenues par l'intermédiaire de sociétés panélistes - IRI, Nielsen, GfK -, directement auprès des distributeurs, ou auprès des sociétés gérant les données issues des programmes de cartes de fidélité), soit qualitatives et prospectives (sur les attentes des consommateurs, l'évolution attendue de la catégorie ou sur la stratégie commerciale des distributeurs). Enfin, certaines collaborations prévoient également le transfert exclusif, du distributeur à son fournisseur partenaire, de données détaillées, portant sur les prix de revente, les quantités vendues et les stocks en magasin, par référence de produits et sur une base au moins hebdomadaire. Ces flux d'informations comportent donc la mise à disposition du fournisseur partenaire de données sur les ventes de ses concurrents, alors que ces derniers ne sont pas informés d'un tel transfert.
32. Distributeurs et fournisseurs ont indiqué ne jamais transmettre d'informations relatives aux stratégies poursuivies par leurs concurrents respectifs. Ainsi, un fournisseur partenaire de plusieurs groupes de distribution n'informerait pas ses partenaires de l'attitude des distributeurs concurrents à l'égard des recommandations qu'il formule. En revanche, être partenaire d'un distributeur aiderait le fournisseur à mieux anticiper la stratégie commerciale du distributeur.
33. Selon la plupart des opérateurs, les fournisseurs partenaires ne seraient que très peu en mesure d'influencer à leur avantage la stratégie d'assortiment du distributeur. Leurs recommandations s'appuyant fréquemment sur des données publiques, elles peuvent aisément être vérifiées, voire reproduites, par le distributeur, qui disposerait également des moyens humains nécessaires à cette vérification. En outre, le suivi de la performance des magasins effectué par le distributeur dissuade également le fournisseur partenaire de formuler des recommandations, qui, si elles étaient suivies, iraient à l'encontre de la performance des magasins et qui pourraient entraîner l'arrêt de la collaboration.
34. En revanche, certains acteurs indiquent que les résultats des études qualitatives sont davantage sujets à interprétation et qu'ils peuvent donc plus aisément faire l'objet de recommandations favorables à un fournisseur particulier. Tel est notamment le cas pour les recommandations relatives au marchandisage, qui s'appuient sur des études comportementales spécifiques aux fournisseurs ou pour celles portant sur l'évolution globale de la catégorie. De la même manière, les résultats d'études analysant les élasticités-prix de produits sont complexes et leur méthodologie sujette à interprétation. Il est enfin apparu à de nombreuses reprises que les bases de données servant à la réalisation de ces études ne sont pas toujours transmises aux distributeurs, ni demandées par eux.
2. SUR LA DÉSIGNATION DE " CAPITAINES DE CATÉGORIE "
35. Le processus de désignation d'un fournisseur partenaire s'effectue de façon informelle et opaque à tel point que des opérateurs peuvent exprimer des opinions divergentes quant à l'existence ou non d'un partenariat entre eux (a). Les fournisseurs partenaires répondent néanmoins à certains critères bien identifiés (b).
a) Un processus informel et marqué par une extrême opacité
36. Selon quelques opérateurs, notamment certains distributeurs, la pratique française du management par catégorie se distinguerait des définitions données par la littérature académique, des lignes directrices sur les restrictions verticales de la Commission européenne ou de la décision de saisine d'office pour avis de l'Autorité de la concurrence du fait de l'absence fréquente de " capitaine " désigné par les distributeurs pour effectuer des recommandations. Dans de nombreux cas, tous les fournisseurs importants des distributeurs effectueraient ainsi des recommandations aux distributeurs, qui pourraient apprécier leur bien-fondé par comparaison des unes aux autres. De tels échanges se produisent notamment à l'occasion des " revues de marché " annuelles où les fournisseurs décrivent aux distributeurs les principales tendances du marché et présentent leurs innovations.
37. En pratique, il est néanmoins apparu à plusieurs reprises que des fournisseurs avaient effectivement été désignés comme " capitaines ". Si ces derniers ne détiennent pas pour autant de pouvoir de décision quant à la politique commerciale du distributeur, cette désignation entraîne la participation à des réunions auxquelles les fournisseurs concurrents ne sont pas conviés, le transfert exclusif d'informations, soit quantitatives, soit qualitatives, et enfin une relation de collaboration plus approfondie5, qui serait significativement valorisée par les fournisseurs. Ceci n'empêcherait pas pour autant les autres fournisseurs de transmettre des recommandations, mais celles-ci resteraient basées sur des informations d'une moindre qualité et ne répondraient pas nécessairement aux demandes des distributeurs sur des aspects particuliers de leur politique commerciale ; leur impact serait donc naturellement moins important. En outre, plusieurs opérateurs ont indiqué que du fait de la structure du marché de certains produits, il pouvait n'exister qu'un seul fournisseur susceptible de conseiller les distributeurs sur l'ensemble de la catégorie de produits.
38. En tout état de cause, la désignation d'un capitaine de catégorie relève généralement de l'information privée. D'une part, les distributeurs n'ont, dans le cas le plus général, pas connaissance des activités de management catégoriel de leurs fournisseurs chez les autres distributeurs. D'autre part, les concurrents des fournisseurs partenaires ne sont pas directement informés du " statut " de leur partenaire. En pratique, les fournisseurs pensent parfois reconnaître l'action de leurs concurrents auprès des distributeurs au regard de leurs résultats de négociations commerciales, de l'agencement des rayons mis en œuvre, ou encore de données " terrains " - autant d'éléments qui soulignent ainsi l'influence que serait susceptible de détenir un fournisseur partenaire.
39. Enfin, il convient de souligner que les prestations fournies par le fournisseur partenaire font rarement l'objet d'un contrat et donc d'une rémunération. Les opérateurs ont également indiqué qu'il n'y avait pas d'interdépendance entre les résultats de la négociation commerciale et les prestations de management catégoriel : un fournisseur ne bénéficierait donc pas de prix d'achats plus élevés du fait des prestations de management catégoriel rendues au distributeur. Inversement, aucun fournisseur partenaire ne paierait, au titre de la coopération commerciale par exemple, pour obtenir ce statut de fournisseur partenaire. Aucun des opérateurs interrogés n'a indiqué avoir connaissance de paiement versé par le capitaine de catégorie en échange de la détention de ce statut. Certains fournisseurs ont toutefois indiqué que des distributeurs avaient, dans le passé, cherché à faire payer cette position, sans succès.
b) Sur les modalités de sélection des capitaines de catégorie
40. Le choix des capitaines ou des fournisseurs partenaires par les distributeurs s'effectuerait selon plusieurs critères comme la position de leader ou de quasi-leader sur le marché, présentée comme garantissant un niveau suffisant d'expertise, la présence du fournisseur sur l'ensemble ou sur une majorité de segments de la catégorie étudiée, la disponibilité et la mise à disposition de ressources dédiées au management par catégorie avec le distributeur considéré, l'achat des données statistiques jugées nécessaires par le distributeur pour l'exercice de sa fonction de capitaine de catégorie.
41. Dans bien des cas, la sélection d'un fournisseur partenaire ne résulte pas d'un processus formalisé, mais de la qualité des études fournies par les fournisseurs avant même d'être sélectionnés comme partenaires. En ce sens, tous les grands fournisseurs transmettent des recommandations et des résultats d'études aux distributeurs ; lorsque ceux-ci souhaitent approfondir des recommandations ou moderniser leurs linéaires sur une catégorie de produits donnée, ils choisissent le partenaire qui, au vu de ses présentations passées, leur paraît être le plus convaincant. À l'inverse, les fournisseurs auraient tendance à se considérer " capitaines de catégorie " dès lors qu'ils ont la possibilité d'échanger régulièrement avec les distributeurs sur le management de leur catégorie.
C. LES MOTIVATIONS DES OPÉRATEURS
42. Le caractère récent des partenariats constatés entre fournisseurs et distributeurs permet d'éclairer certaines des motivations communes aux deux types d'opérateurs (1). Au-delà existent également des motivations plus spécifiques aux distributeurs (2) et aux fournisseurs (3).
1. LES RAISONS DU DÉVELOPPEMENT DU MANAGEMENT CATÉGORIEL
43. Les opérateurs semblent convenir d'une apparition du management catégoriel (en tant que méthode mercatique) sur le marché français au début des années 2000, éventuellement, pour certaines catégories, au milieu des années 90. Le management catégoriel n'a toutefois pas connu un essor aussi significatif que dans les pays anglo-saxons, apparemment du fait des relations très tendues qu'entretiennent fournisseurs et distributeurs sur le marché français. Ces dernières années, toutefois, semblent marquer un réel développement de ces activités, plusieurs opérateurs ayant récemment initié, formalisé ou systématisé ce type de collaborations.
44. Le développement du management par catégorie durant les années récentes découle de la conjonction de plusieurs facteurs distincts. En premier lieu, son développement à partir des années 2000 concorde avec la montée en puissance des données statistiques issues des systèmes d'informations des opérateurs : la sophistication croissante de ces données permettrait en effet des analyses de plus en plus fines mais nécessiterait une expertise accrue, que les distributeurs ont trouvée auprès de leurs fournisseurs. Plus récemment, le développement des données issues des cartes de fidélité incite également les distributeurs à s'appuyer sur l'expertise de certains de leurs fournisseurs.
45. En deuxième lieu, le caractère mature de certains marchés a pu conduire les opérateurs à rechercher de nouveaux vecteurs de croissance et à initier des collaborations entre fournisseurs et distributeurs pour les identifier ou les déployer en magasin. À l'inverse, les mutations brutales de certaines catégories de produits (l'essor du bio et des produits " naturels ", les modifications de formats des produits - dosettes, sticks, systèmes de produits, etc.) ont nécessité une plus grande réactivité des distributeurs, qui se sont donc plus fréquemment appuyés sur leurs fournisseurs pour s'adapter de façon adéquate à ces mutations.
46. Enfin, le contexte de crise économique, mais aussi la réforme des relations entre fournisseurs et distributeurs, auraient, ces dernières années, entrainé un recours plus fréquent à des collaborations de management par catégorie. Fournisseurs et distributeurs partagent un même intérêt à préserver la valeur des ventes réalisées auprès de consommateurs de plus en plus sensibles au prix. En permettant une réelle négociation sur les tarifs, la loi de modernisation de l'économie a également permis aux distributeurs de revoir leur rôle : si celui-ci consistait, ces dernières années, à trouver les moyens juridiques de justifier des réductions de prix ou des hausses de marge arrière, il consisterait à présent à optimiser les efforts de revente des produits dans un contexte plus concurrentiel entre les distributeurs. Certains distributeurs indiquent notamment ne pas être en mesure de déployer une compétitivité-prix aussi forte que certains de leurs concurrents et privilégier l'attractivité des rayons pour fidéliser leur clientèle et l'inciter à accroître ses achats.
47. Pour autant, en dépit de cet essor, le recours au management catégoriel demeure variable selon les opérateurs. Si la majorité des grands acteurs (distributeurs et grands fournisseurs) de la grande distribution à dominante alimentaire ont adopté une organisation interne comprenant une cellule de management catégoriel, généralement indépendante des cellules " achats " et " négociation commerciale ", le nombre d'employés et le montant des ressources globalement attribués au management catégoriel sont variables, non seulement en fonction de la taille des entreprises mais également en fonction du degré de priorité qu'elles accordent à son développement.
48. En particulier, les distributeurs intégrés recourraient plus fréquemment à ces partenariats que les groupements coopératifs dans la mesure où les préconisations retenues peuvent effectivement être diffusées et imposées à l'ensemble de leurs magasins. Certains groupements sont également exclusivement attachés à la dimension prix de leur assortiment et ne prêteraient que peu d'attention aux recommandations formulées par les industriels. Les discompteurs, quant à eux, ne recourraient pas à ces pratiques, dans la mesure où ni la taille de leur assortiment, ni l'organisation de leur rayon ne seraient suffisamment sophistiquées pour nécessiter le concours des fournisseurs. En revanche, les grandes surfaces spécialisées auraient de plus en plus recours aux méthodes développées dans la grande distribution à dominante alimentaire.
49. Du côté des fournisseurs, les petites et moyennes entreprises ne semblent guère au fait de ce type de pratique et, dans tous les cas, peu capables de les mettre en œuvre compte tenu de leurs ressources humaines et financières limitées. Les grands fabricants déploient des ressources variables dans le domaine du management catégoriel, certains n'y ayant affecté que deux salariés à temps plein, d'autres mobilisant une équipe d'une quinzaine de personnes.
2. LES MOTIVATIONS DES DISTRIBUTEURS
50. Les distributeurs mettent en avant l'expertise des fournisseurs sur leurs catégories de produits pour justifier leur recours à des collaborations externes en matière de gestion de catégorie (a). Les motivations de coûts ne sont pas non plus étrangères à cette externalisation (b).
a) L'expertise des fournisseurs
51. Selon les distributeurs, le recours aux recommandations des fournisseurs s'expliquerait par leur plus grande expertise de la catégorie, au travers, notamment, de leurs études sur les comportements du consommateur en magasin, sur l'évolution de la catégorie et de la demande, sur les tendances du marché (axes d'innovation, taux de croissance ) et sur leur connaissance des techniques de commercialisation des produits chez l'ensemble des distributeurs. De telles informations feraient défaut aux distributeurs, notamment en raison de la multitude de produits et de catégories disponibles en rayon. De fait, quasiment toutes les relations partenariales entre fournisseurs et distributeurs débutent par une présentation des principales évolutions quantitatives du marché et des principales données relatives aux comportements des consommateurs. Il s'agit là de données et de descriptions générales, qui ne mentionnent ni fournisseur concurrent, ni enseigne.
52. En outre, au-delà des " grandes évolutions " des produits et de la demande, le fournisseur est également a priori le plus à même de connaître les particularités de chaque produit, comme, par exemple, les effets de saisonnalité sur le niveau de ventes, le type de promotion le plus efficace pour chaque type de produit, etc.
53. Enfin, sur certains marchés où les grandes surfaces à dominante alimentaire sont peu présentes, les statistiques disponibles auprès des cabinets de panélistes seraient relativement limitées. Le partenariat avec un fournisseur permet alors de mieux appréhender les demandes particulières des clients d'autres magasins ou d'autres formats de vente et de prendre en compte ces informations dans la conception de l'assortiment des linéaires du distributeur.
b) Une externalisation source d'économies pour les distributeurs
54. Le manque d'expertise des distributeurs pourrait éventuellement être comblé en interne. De fait, tous les distributeurs disposent d'équipes spécialisées dans la gestion des catégories, chargées notamment d'évaluer les recommandations formulées par les fournisseurs. En outre, certaines des données sur lesquelles s'appuie le management par catégorie sont disponibles soit auprès des panélistes, soit auprès de leurs propres départements statistiques (comme les données issues des cartes de fidélité des consommateurs) : les distributeurs pourraient donc réaliser leurs propres études en interne.
55. Toutefois, outre l'accès à une expertise accrue dont disposeraient les fournisseurs, l'externalisation de ces tâches permet aux distributeurs la réalisation de réelles économies puisque les prestations de conseil en management catégoriel fournies par les fournisseurs de la grande distribution à cette dernière ne seraient jamais facturées, ni directement dans le cadre de la relation de management catégoriel, ni indirectement dans le cadre des conventions d'achats. En outre, un fournisseur apparaît préférable à un consultant externe car, d'une part, aucun consultant ne serait aussi expert de la catégorie qu'un fabricant effectivement présent dans cette catégorie depuis plusieurs années, d'autre part, ces fournisseurs ont un intérêt économique direct à ce que les recommandations permettent une hausse des ventes du distributeur. Enfin, le recours aux ressources des fournisseurs en matière de management par catégorie se justifierait d'autant plus que les bases de données existantes sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus riches : leur exploitation nécessite donc des ressources importantes.
56. À ces économies s'ajoute en outre la vente de certaines statistiques détaillées, issues des cartes de fidélité : dans certains partenariats, les fournisseurs partenaires sont en effet tenus d'acquérir les données des cartes de fidélité de l'enseigne, dont le prix se chiffre en dizaines de milliers d'euros.
3. LES MOTIVATIONS DES FOURNISSEURS
57. Non rémunérées, les prestations de management par catégorie des fournisseurs sont néanmoins coûteuses. Le budget qui leur est alloué varie selon les distributeurs, mais cette fonction mobilise fréquemment, chez chaque grand distributeur, entre quatre et dix personnes, pour le seul secteur français de la grande distribution à dominante alimentaire. Les sommes engagées sont également suffisamment importantes pour qu'aucune PME, à l'exception éventuelle de certains fabricants reconnus de l'agro-alimentaire, ne propose ce type de prestation.
58. Les motivations de cet investissement seraient alors de deux ordres. Premièrement, il s'agirait de promouvoir l'ensemble de la catégorie en indiquant les principaux axes de croissance de la catégorie et en encourageant une meilleure adaptation de l'offre à la demande (a). Deuxièmement, la relation partenariale nouée avec le distributeur permettrait l'acquisition d'un avantage concurrentiel pour le fournisseur, mieux à même d'anticiper les stratégies de commercialisation du distributeur (b).
a) Promouvoir la croissance de l'ensemble de la catégorie
59. La principale motivation exprimée par les fournisseurs collaborant avec les distributeurs réside dans leur volonté de faire croître les catégories de produits où ils sont présents. Les hypermarchés et les supermarchés ne disposant pas d'une surface de vente extensible, les distributeurs arbitreraient en permanence entre les différentes catégories de produits pour l'allocation de leur espace commercial. Dès lors, en permettant une meilleure adaptation des linéaires des distributeurs à la demande des consommateurs et à ses évolutions, le management catégoriel facilite la croissance des ventes de l'ensemble de la catégorie et préserve sa place au sein des magasins du distributeur.
60. De façon générale, la vente d'un produit au consommateur est génératrice de profits à la fois pour le distributeur et pour son fournisseur : si le distributeur est seul à investir pour améliorer la vente des produits, son effort d'investissement ne prend pas en compte les gains qu'en retire le fabricant et est donc insuffisant. Le fournisseur cherche donc à pallier ce défaut d'incitation en assumant une partie du coût de mise en avant des produits et en participant à la prise de décision du distributeur.
b) La recherche d'un avantage informationnel et commercial
61. Être fournisseur partenaire serait également à l'origine d'un gain informationnel. En premier lieu, le fournisseur partenaire est informé, avec plusieurs mois, voire une année d'avance, des intentions du distributeur en matière de politique commerciale (assortiment, agencement du rayon, politique promotionnelle). S'il a été indiqué que les départements de management catégoriel des fabricants étaient nettement séparés de ceux de négociation commerciale, il ne peut être exclu qu'à l'intérieur d'un même groupe, les informations obtenues par une équipe ne soient diffusées à une autre afin de lui permettre d'accroître ses performances. En second lieu, le fournisseur partenaire peut également disposer, en exclusivité, de données quantitatives plus détaillées que celles fournies par les panels, qui peuvent donc lui permettre de mieux percevoir la performance de ses produits chez le distributeur, mais aussi celle des produits concurrents, et de mieux connaître les caractéristiques de la clientèle de ce distributeur.
62. Du point de vue des fournisseurs, ces avantages informationnels, ainsi que la relation partenariale que suppose le management par catégorie, leur permettraient de mieux envisager les négociations commerciales et, en particulier, d'éviter que les négociations ne portent uniquement sur le prix d'achat : établir une relation de management catégoriel permettrait ainsi de sortir de la logique de négociation commerciale purement conflictuelle centrée sur le prix d'achat du distributeur et le partage du surplus, et de contribuer à l'émergence d'une logique plus collaborative, centrée sur l'augmentation de la valeur ajoutée, et non uniquement sur son partage. Celui-ci resterait néanmoins l'objet de conflits très vifs, comme l'ont confirmé tous les fournisseurs partenaires des distributeurs. Du point de vue des distributeurs, toutefois, il ne s'agirait que d'une illusion, les départements " négociation commerciale " n'étant jamais en contact avec les départements " gestion de la catégorie " : certains distributeurs ont d'ailleurs nié considérer que certains des fournisseurs se présentant comme partenaires ou référents disposaient en effet de ce statut.
D. LES EFFETS DU MANAGEMENT CATÉGORIEL
63. Pour apprécier les effets du management par catégorie, l'Autorité de la concurrence s'est appuyée à la fois sur les données quantitatives fournies par les opérateurs et sur un questionnaire lancé à l'attention des petites et moyennes entreprises fournisseurs de la grande distribution. Les données quantitatives ne révèlent pas de modification de la catégorie de produits qui soit suffisamment fréquente pour être qualifiée de significative (1). Cet exercice de mesure présente toutefois d'importantes limites compte tenu de la richesse des données nécessaires à sa robustesse (2). Les réponses au questionnaire de l'Autorité de la concurrence sont analysées dans un troisième temps (3).
1. LES CONSTATATIONS ISSUES DE L'ANALYSE DES DONNÉES TRANSMISES PAR LES OPÉRATEURS
64. Les opérateurs auditionnés qui ont indiqué avoir entrepris des partenariats de management catégoriel ont transmis des données décrivant l'évolution des catégories concernées avant et après la mise en œuvre de ces collaborations. Ces données ont été agrégées puis ont fait l'objet d'une analyse économétrique, permettant de comparer l'évolution de la catégorie, d'une part, entre les périodes qui ont précédé celle(s) de mise en œuvre du partenariat et les périodes ultérieures, d'autre part, entre les distributeurs avec lesquels un partenariat a été mis en œuvre par un fournisseur et ceux avec lesquels ce dernier n'a pas de partenariat.
65. Il ressort de l'analyse de ces données que les effets du management catégoriel sont en général peu significatifs, quelle que soit la variable dépendante utilisée (nombre de références, prix, volumes vendus, chiffre d'affaires de la catégorie, parts de marché des différents opérateurs de la catégorie, etc.). Ainsi, s'il peut effectivement être observé que la désignation d'un fournisseur partenaire par un distributeur peut faire croître ou diminuer la variable dépendante analysée, une évolution de même nature peut être constatée chez d'autres enseignes auprès desquelles le fournisseur considéré n'est pas partenaire, suffisamment fréquemment pour que la désignation d'un capitaine n'entraîne pas d'effet significatif.
66. En particulier, il n'est pas apparu que la désignation d'un capitaine se traduirait par des gains d'efficience que reflèterait une croissance des quantités vendues ou, de façon plus ambiguë, une croissance du chiffre d'affaires de la catégorie. De même, il ne ressort ni de l'analyse descriptive, ni de l'analyse de régression effectuée que le capitaine de catégorie accroisse systématiquement ses prix ou sa part de marché, ou que le niveau des prix s'accroisse sur l'ensemble de la catégorie suite à la désignation d'un capitaine de catégorie. Au final, il apparaît donc que les collaborations de management catégoriel ne semblent pas entraîner - en moyenne - de modifications significatives de la catégorie de produits concernée par la collaboration. Ni le chiffre d'affaires total de la catégorie, ni la part de marché du capitaine de catégorie ne sont, en moyenne, sensiblement affectés par la désignation d'un capitaine de catégorie.
2. LES LIMITES PRATIQUES DE CET EXERCICE EN L'ESPÈCE
67. En pratique, la portée de ce type d'analyse est toutefois limitée. En premier lieu, compte tenu du caractère très récent des partenariats déclarés par les opérateurs, la base de données utilisée ne propose que peu d'années postérieures à la désignation d'un capitaine de catégorie. En deuxième lieu, l'exigence de représentativité de l'analyse, indispensable à l'élaboration d'un avis de portée générale, entre en contradiction avec la richesse des données nécessaires pour la rendre robuste. Celles- ci comprennent notamment des données confidentielles à chaque couple fournisseur- distributeur, comme les prix nets d'achat de ces produits, qui n'ont pu être réunies pour l'ensemble des catégories concernées par ces pratiques. Enfin, les auditions n'ont pas permis de recenser l'ensemble des partenariats susceptibles d'avoir été mis en œuvre dans les catégories, d'une part, parce que tous les opérateurs n'ont pu être auditionnés, d'autre part, parce que les auditions croisées avec les fournisseurs et les distributeurs ont montré que certains opérateurs pouvaient être réticents à divulguer des partenariats ou, lorsque ceux-ci avaient été déclarés par un opérateur, les considéraient comme non-avenus.
68. Dès lors, les analyses présentées ci-dessus ne peuvent pas être considérées comme décrivant de façon exhaustive l'ampleur des effets du management par catégorie. Elles ne peuvent qu'être indicatives de la façon dont celui-ci peut (ou non) modifier la structure de marché d'une catégorie et ne peuvent donc se substituer à une analyse au cas par cas, qui serait celle de l'Autorité de la concurrence si elle était saisie de pratiques de ce type dans le cadre d'un contentieux.
3. LES RÉPONSES AU QUESTIONNAIRE DE L'AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
69. Pour compléter cette analyse statistique, un questionnaire a également été envoyé à 77 fournisseurs de la grande distribution à dominante alimentaire, dont une grande majorité de petites et moyennes entreprises. Le questionnaire étudie successivement les relations des entreprises répondantes avec les grandes enseignes de la distribution alimentaire, les activités de management par catégorie mises en œuvre par les entreprises répondantes, les activités de management par catégorie mises en œuvre par les sociétés concurrentes des entreprises répondantes et les difficultés qu'elles peuvent engendrer et, enfin, l'utilisation par les entreprises répondantes de données panélisées ou de cartes de fidélité.
70. Seuls 17 des 77 fournisseurs interrogés ont répondu au questionnaire. La plupart de ces fournisseurs n'ont pas de partenariat management catégoriel avec les distributeurs, soit parce que leur activité est concentrée sur les marques de distributeurs, soit parce qu'ils ne détiennent pas les ressources nécessaires en interne. Ainsi, la majorité de ces opérateurs choisissent par exemple de ne pas solliciter les services des panélistes du fait du coût élevé de ces services. Concernant les activités de management catégoriel de leurs concurrents, certaines entreprises répondantes indiquent que ces activités procurent un avantage aux leaders de la catégorie. Pour autant, ces observations semblent minoritaires : le plus souvent, les entreprises répondantes indiquent ne pas être informées de ces activités ou des relations particulières qu'entretiennent leurs concurrents de plus grande taille avec les distributeurs. De la même façon, le taux de non-réponse pourrait découler soit de l'absence d'impact négatif du management catégoriel sur les concurrents, soit du manque d'informations dont disposent les entreprises répondantes sur cette pratique.
E. CONCLUSION SUR LES PRATIQUES DE MANAGEMENT CATÉGORIEL CONSTATÉES
71. Dans sa décision de saisine d'office pour avis n° 10-SOA-02, l'Autorité de la concurrence s'est notamment fixée pour objectif d'estimer la fréquence et la portée des " accords de management catégoriel ", d'identifier les motivations des opérateurs amont et aval à recourir à ce type de délégation et d'apprécier le pouvoir d'influence du " capitaine de catégorie " sur le distributeur qui l'a choisi.
72. L'instruction a d'abord permis d'établir que les " capitaines de catégorie " agissent principalement en tant que conseillers des grands distributeurs mais ne seraient pas directement décisionnaires de la politique commerciale des distributeurs, ni pour leurs propres produits, ni, a fortiori, pour ceux de leurs concurrents. Si la fréquence de ces partenariats varie très significativement selon les opérateurs, elle demeure néanmoins très significative pour certains fournisseurs, qui sont alors partenaires de plusieurs enseignes concurrentes. En outre, la plupart de ces partenariats n'ont été initiés que récemment, principalement au cours des quatre dernières années. Enfin, les motivations des opérateurs résideraient principalement, selon leurs déclarations, dans l'expertise spécifique que détiennent les fournisseurs, expertise que ces derniers souhaitent transmettre aux distributeurs afin de faire croître la catégorie des produits qu'ils fabriquent.
73. Pour autant, certaines des caractéristiques de ces collaborations pourraient susciter, selon les modalités de mise en œuvre de ces partenariats, des préoccupations de concurrence. Ainsi, les collaborations divulguées lors de l'instruction laissent penser qu'un même fournisseur peut être le partenaire de plusieurs distributeurs pour des catégories identiques de produits. Vis-à-vis de ses concurrents, le capitaine de catégorie possèderait également certains avantages : dans certains cas, il a en effet accès à des bases de données exclusives, dans d'autres, il serait également favorisé dans son accès aux linéaires des magasins dont il est le partenaire. Enfin, la motivation même du management par catégorie repose sur une externalisation de l'analyse des linéaires. Les distributeurs, qui n'exigent pas nécessairement de disposer des données transmises par les fournisseurs, ne peuvent pas toujours procéder à une analyse détaillée des recommandations qui leur sont faites.
III. Analyse concurrentielle
74. Tout en soulignant les gains d'efficience susceptibles de résulter du management par catégorie, les lignes directrices de la Commission européenne sur les accords verticaux identifient deux types de risques concurrentiels associés à la mise en œuvre du management par catégorie.
75. Est tout d'abord identifié un risque d'exclusion des concurrents des capitaines de catégorie : " Si, dans la plupart des cas, les accords de gestion par catégorie ne posent pas de problème, ils peuvent parfois fausser la concurrence entre fournisseurs et, en fin de compte, conduire à une exclusion anticoncurrentielle d'autres fournisseurs si le capitaine de catégorie est en mesure, en raison de son influence sur les décisions de commercialisation du distributeur, de limiter ou de désavantager la distribution des produits de fournisseurs concurrents. Si, en règle générale, le distributeur n'a probablement pas intérêt à limiter son choix de produits, lorsqu'il vend aussi des produits concurrents sous sa propre marque (marques de distributeur), il peut être incité à exclure certains fournisseurs, en particulier ceux fournissant des produits de gamme intermédiaire. L'appréciation d'un tel effet d'éviction en amont s'effectue par analogie avec celle des obligations de monomarquisme (voir en particulier les points 132 à 141), sur la base d'éléments tels que la couverture de marché de ces accords, la position sur le marché détenue par les fournisseurs concurrents et l'éventuelle utilisation cumulative d'accords de ce type. " (§ 210).
76. Est ensuite analysé un risque d'entente, entre distributeurs d'une part, entre fournisseurs d'autre part : " Par ailleurs, les accords de gestion par catégorie peuvent faciliter la collusion entre distributeurs lorsqu'un même fournisseur sert de capitaine de catégorie pour l'ensemble ou la majorité des distributeurs concurrents sur un marché donné et constitue pour ces derniers un point de référence commun pour leurs décisions de commercialisation. Les accords de gestion par catégorie peuvent aussi faciliter la collusion entre fournisseurs en augmentant les possibilités qui s'offrent à eux de s'échanger, par l'intermédiaire des détaillants, des informations sensibles sur le marché, telles que, par exemple des informations sur les prix, les plans promotionnels ou les campagnes de publicité à venir. " (§ 211-212).
77. Les points A et B de la présente section considèrent à présent ces deux types de risques concurrentiels à la lumière des circonstances concrètes de mise en œuvre du management par catégorie dans le secteur français de la grande distribution alimentaire. À titre liminaire, il peut être souligné que les opérateurs impliqués dans ces collaborations sont conscients de leur possible impact sur le jeu concurrentiel, plusieurs d'entre eux accompagnant leur mise en œuvre de formations, de clauses de confidentialité et de rappels réglementaires à destination des personnels concernés.
A. LE RISQUE D'ÉVICTION DES CONCURRENTS DES CAPITAINES DE CATÉGORIE
78. L'analyse des pratiques décrites au point II du présent avis permet d'envisager trois vecteurs possibles d'un éventuel abus d'éviction des capitaines de catégorie, selon que celui-ci s'appuie sur l'influence du fournisseur partenaire en magasin (1), sur le dénigrement des performances des produits et des fabricants concurrents (2) ou sur les informations exclusives obtenues par un opérateur grâce à sa position de fournisseur partenaire (3) (6). En dernier lieu, il conviendra de souligner le manque de transparence auquel se heurtent les entreprises susceptibles d'avoir été victimes de pratiques d'exclusion et de rechercher les moyens permettant de l'atténuer (4).
1. LE RISQUE D'ÉVICTION RÉSULTANT DE LA POSSIBLE INFLUENCE DU CAPITAINE DE CATÉGORIE DANS LES MAGASINS
79. Selon certains opérateurs ou spécialistes du secteur de la grande distribution, le capitaine de catégorie serait en mesure d'influencer significativement l'assortiment et l'agencement des rayons au sein même des magasins et d'avantager ses propres produits au détriment de ceux de ses concurrents (cf. § 27 à 30 supra). La portée réelle de ce risque demeure en pratique très incertaine. Les distributeurs et leurs fabricants partenaires ont tous nié cette possibilité, mais ils ont également admis que les fournisseurs participent bien, à des degrés divers, aux opérations d'implantation des produits en magasin.
80. Dès que leur objet ou leurs effets potentiels sont de nature à affecter l'intensité de la concurrence, de tels comportements sont susceptibles d'être sanctionnés au regard du droit de la concurrence. Suivant la logique introduite par les lignes directrices sur les restrictions verticales de la Commission européenne, de telles pratiques, si elles se produisent avec l'accord du ou des distributeur(s) concerné(s), peuvent être assimilées à une restriction verticale prohibée par l'alinéa 1 de l'article 101 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) et l'article 420-1 du Code de commerce. Elles sont toutefois présumées légales et exemptées de l'application de ces dispositions si les opérateurs concernés disposent d'une part de marché, sur le marché de gros de la vente des produits et sur celui sur lequel ces produits sont achetés, inférieure à 30 %. Dans le cas contraire, leur appréciation s'effectue à l'aune des parts de marché couverte par ces accords, de la position des fournisseurs concurrents et de l'éventuelle utilisation cumulative d'accords similaires dans leurs effets. Il convient à cet égard de souligner deux des spécificités des accords de management catégoriel par rapport à des accords d'exclusivité classiques. Premièrement, le fournisseur partenaire présent en rayon n'est pas seulement en mesure d'accroître sa part de linéaire : il lui est également possible de cibler les références concurrentes qu'il souhaite voir retirées des linéaires. Deuxièmement, un partenaire de management catégoriel pourrait disposer de données précises sur les comportements, notamment tarifaires, de ses concurrents.
81. S'ils se produisent sans recevoir l'assentiment, explicite ou implicite, des distributeurs concernés, de tels comportements, s'ils étaient avérés, pourraient bien entendus être appréhendés sous l'angle de la concurrence déloyale. Ils pourraient également être qualifiés au regard de l'article L. 420-2 du Code de commerce, et, le cas échéant, 102 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), si le fabricant mis en cause détient une position dominante. Dans ce cas, en effet, il est très peu probable que les fabricants concurrents soient en mesure de contrecarrer les plans du fabricant, soit chez le distributeur chez lequel ces comportements se produisent, soit chez ses concurrents.
82. À cet égard, il peut être rappelé qu'en 2003, la société US Tobacco s'est vue infliger une amende de plus d'un milliard de dollars par les tribunaux américains pour avoir, en tant que capitaine de catégorie en position dominante sur le marché du tabac à chiquer, porté atteinte à la visibilité et à la présence en magasin des produits concurrents de l'entreprise Conwood par ses interventions en magasin, d'une part, par des présentations dénigrantes des performances des produits concurrents, d'autre part (7). Si la sévérité de la sanction contrastait avec la croissance des parts de marché du plaignant et avec le caractère apparemment sporadique des pratiques en cause, la Cour Suprême des États-Unis a souligné qu'il n'était pas nécessaire de démontrer le dommage réellement causé aux consommateurs, celui-ci pouvant être directement déduit de la nature de la pratique. À cet égard, la communication de la Commission européenne sur les orientations prioritaires en matière de sanction des abus de position dominante précise également : " Dans certaines circonstances, la Commission peut être amenée à réaliser une appréciation détaillée avant de conclure que le comportement en question risque de porter préjudice aux consommateurs. S'il apparaît que ce comportement ne peut qu'élever des obstacles à la concurrence et qu'il ne produit pas de gains d'efficacité, on peut en déduire qu'il a un effet anticoncurrentiel. C'est le cas, par exemple, lorsque l'entreprise dominante empêche ses clients de tester des produits concurrents ou accorde des incitations financières à ses clients à condition qu'ils ne testent pas de tels produits, ou lorsqu'elle paie un distributeur ou un client pour retarder l'apparition d'un produit concurrent sur le marché " (§ 22). Enfin, dans sa décision n° 04-D-13 relative à des pratiques mises en œuvre par la société des Caves et des Producteurs réunis de Roquefort dans le secteur des fromages à pâte persillée, le Conseil de la concurrence avait relevé que " les linéaires des GMS constituent une ressource rare dont l'accès fait l'objet d'une forte compétition entre producteurs. Toute pratique qui restreint de manière illicite la concurrence sur ces linéaires prive le consommateur final de la possibilité d'accéder aux produits qui n'y ont pas trouvé leur place " (§55).
83. En pratique, les gains d'efficience associés à une délégation au capitaine de catégorie de la mise en rayon des produits apparaissent relativement limités. Premièrement, s'il est vrai que les engagements des distributeurs concernant le placement en rayon des produits de leurs fournisseurs ne peuvent nécessairement être parfaitement contractualisés, le défaut d'incitation éventuel qui en résulte peut être corrigé par le seul exercice d'un contrôle des fournisseurs, et non d'une délégation de l'acte de placement en rayon. En outre, les opérateurs ont tous indiqué que le positionnement des produits sur les linéaires ne fait pas l'objet d'une transaction ou d'un engagement de la part des distributeurs, qui nécessiterait un contrôle de la part des fournisseurs. Deuxièmement, la possibilité pour les fournisseurs, partenaires ou non, de disposer leurs produits en rayon et, par la même occasion, de déplacer ou, le cas échéant, de ne pas réassortir les produits des concurrents, génère une concurrence inefficace entre les fournisseurs, chacun d'entre eux mobilisant des ressources pour être certain que ses produits n'ont pas subi de traitement défavorable. Ce processus pénalise inutilement les entreprises dont les ressources humaines sont les moins importantes. Troisièmement, l'argument d'une meilleure productivité des fournisseurs dans ce type de tâches apparaît d'autant moins crédible que ces derniers doivent fréquemment recourir à des prestataires tiers pour effectuer ces missions.
84. Sans qu'elle puisse pleinement juger de la fréquence, de l'étendue et de la nature des interventions en magasin des capitaines de catégorie, l'Autorité de la concurrence ne peut donc que rappeler que si la mise en œuvre avérée de telles pratiques concernait des opérateurs disposant d'un pouvoir de marché significatif, elle serait considérée avec toute l'attention que mérite un comportement susceptible d'atténuer le degré de concurrence entre les fournisseurs et qui ne semble être compensé par aucun gain d'efficience.
2. LE RISQUE D'ÉVICTION RÉSULTANT D'ÉVENTUELLES PRATIQUES DE DÉNIGREMENT DES CONCURRENTS PAR LES CAPITAINES DE CATÉGORIE
85. Tant les auditions des opérateurs que les supports de présentation transmis tendent à indiquer que par rapport à une opération marketing traditionnelle, la spécificité du management par catégorie est de fréquemment s'appuyer sur des comparaisons entre produits. C'est naturellement le cas lorsqu'il s'agit de préconisations portant sur l'assortiment des distributeurs partenaires. Cela vaut également pour les préconisations portant sur le marchandisage et les promotions, où les performances relatives de produits concurrents en matière de promotion ou de placement peuvent être analysées.
86. Lors de ces présentations, un fournisseur pourrait donc choisir de dévaluer volontairement la performance des produits concurrents en présentant des données erronées ou en faussant l'interprétation de données exactes. Les recommandations relatives aux performances des produits selon leur positionnement ou le type de promotions qui leur est appliqué se prêteraient particulièrement à un tel traitement du fait de la relative subjectivité des données utilisées et de l'impossibilité de les confronter avec celles disponibles auprès des panélistes. Il en va de même des recommandations d'assortiment effectuées à l'égard de produits concurrents nouvellement mis sur le marché, pour lesquels les données objectives permettant de fonder une préconisation peuvent être minimes et sujettes à d'importantes variations. Enfin, le fait que les données sur lesquelles se fondent les fournisseurs pour établir leurs recommandations ne soient pas systématiquement transmises aux distributeurs (cf. § 33 et 34 supra) accroît encore ce risque.
87. Comme le rappelle l'Autorité de la concurrence (8), " les pratiques de dénigrement consistent à jeter publiquement le discrédit sur une personne, un produit ou un service identifié. Elles se distinguent de la simple critique en ce que le dénigrement émane d'un acteur économique qui cherche à bénéficier d'un avantage concurrentiel en pénalisant son compétiteur. Si elles sont susceptibles d'engager la responsabilité de l'entreprise en position dominante au titre de la concurrence déloyale, elles ne sont pas nécessairement constitutives d'un abus de position dominante au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce. Pour qu'un dénigrement puisse être qualifié d'abus de position dominante, il est nécessaire d'établir un lien entre la position dominante de l'entreprise et la pratique de dénigrement (09-D-14 ; 09-D-21). "
88. À nouveau, il n'existe pas de précédent en matière de dénigrement mis en œuvre dans le secteur de la grande distribution, à l'exception du cas américain Conwood déjà évoqué. Toutefois, les modalités concrètes de mise en œuvre du management catégoriel laissent à penser que les pratiques visant à dévaluer la performance de produits concurrents dans le cadre d'une relation de management catégoriel pourraient, le cas échéant, être assimilées à un dénigrement et être sanctionnées par l'Autorité de la concurrence.
89. En particulier, la diffusion de données statistiques ou de sondages faux ou tronqués, dans le but de dévaloriser des produits concurrents, est susceptible d'entrer dans la qualification des cas de dénigrement déjà sanctionnés par l'Autorité de la concurrence (9). En outre, la position de capitaine de catégorie détenue par une entreprise en position dominante permettrait d'établir le lien entre cette position et la pratique éventuelle de dénigrement (10) : en effet, les opérateurs auditionnés ont à plusieurs reprises souligné la relation de confiance qui pouvait exister entre un capitaine de catégorie et le distributeur partenaire. Même si celle-ci n'empêche pas le distributeur de prendre fréquemment ses distances vis-à-vis des conseils prodigués, le fournisseur référent se trouve donc dans une position spécifique, susceptible de permettre, le cas échant, de caractériser le lien entre sa position dominante et le dénigrement. L'effet de telles pratiques serait en outre d'autant plus significatif qu'elles visent, d'une part, des produits nouvellement mis sur le marché, pour lesquels une évaluation de la performance peut être délicate à établir et qui doivent surmonter de nombreux autres obstacles lors de leur commercialisation, et, d'autre part, des distributeurs détenant une part significative des marchés de détail. En dernier lieu, l'argument selon lequel de(s) distributeur(s) n'auraient pas intérêt à se laisser abuser par les informations erronées ou faussées transmises par son partenaire ne suffit pas à éviter le risque de dénigrement. En effet, lorsque les produits dénigrés ne représentent qu'une faible part de marché, en raison par exemple de leur nouveauté, l'effet du dénigrement n'est pas tant subi par les distributeurs, dont les ventes ne sont pas nécessairement affectées car le consommateur se reporte sur une autre variété de produits, que par les consommateurs, qui ont eux à se reporter sur d'autres produits que ceux qu'ils auraient préféré acquérir s'ils avaient été disponibles ou adéquatement placés sur les linéaires.
90. Au final, il paraît donc souhaitable que, pour prévenir tout risque de poursuite et de sanctions au titre du droit de la concurrence, les opérateurs disposant d'un pouvoir de marché significatif fondent leurs recommandations sur des données objectives et vérifiables, transmises aux distributeurs partenaires sous un format aisément exploitable, et que d'importantes précautions soient prises lorsque sont effectuées des comparaisons entre leurs produits et ceux de leurs concurrents, moins à même de faire valoir leur point de vue auprès des distributeurs.
3. LE RISQUE D'ÉVICTION LIÉ AUX TRANSFERTS EXCLUSIFS D'INFORMATIONS
91. Les collaborations de management catégoriel entre fournisseurs et distributeurs sont l'occasion d'échanges d'informations de différentes natures. En premier lieu, les fournisseurs partenaires peuvent établir leurs recommandations à partir d'informations quantitatives transmises par le distributeur et dont ils sont les seuls destinataires. Dans certains cas, ces échanges apparaissent très détaillés, portant sur des données de ventes, de prix et de stocks, désagrégées par magasin et par référence de produit et effectués quotidiennement ou de façon hebdomadaire (cf. § 31 supra). Ces données concernent alors l'ensemble des produits d'une catégorie, incluant donc des informations relatives aux produits du concurrent du fournisseur partenaire, et peuvent être plus détaillées et plus récentes que les données éventuellement disponibles auprès de cabinets de panélistes. En deuxième lieu, les fournisseurs partenaires ont à plusieurs reprises indiqué que l'une de leurs motivations à devenir fournisseur partenaire était d'acquérir, en avance vis-à-vis de leurs concurrents, des informations sur la stratégie commerciale qu'entendait poursuivre le distributeur (cf. § 61 et 62 supra).
92. Les risques d'éviction liés aux échanges exclusifs d'informations sont traditionnellement analysés sous l'angle des abus de position dominante, celle-ci étant détenue par l'opérateur disposant des informations stratégiques. Dans son étude thématique sur les échanges d'informations (11), l'Autorité de la concurrence souligne ainsi prêter " une attention particulière aux risques de distorsion de concurrence dus à l'accès exclusif, par une entreprise liée à un opérateur historique ou dominant, à des informations sur les consommateurs, détenues par ce dernier du fait de sa situation privilégiée ( ) En effet, l'accès à des informations exclusives sur les consommateurs, informations auxquelles ses concurrents n'ont pas accès, peut conférer à une entreprise un avantage déloyal ( ) Un autre risque ( ) est de permettre à une entreprise d'accéder à des informations sensibles et confidentielles sur ses concurrents " (p. 114).
93. Plusieurs décisions ont ainsi sanctionné des transferts d'informations d'une entreprise en position dominante vers une filiale concurrencée sur un marché connexe. Les informations échangées par ces opérateurs portent notamment sur la disposition des consommateurs à faire jouer la concurrence (12) ou à acquérir certains matériels (13). Plus spécifiquement, dans sa décision n° 08-D-34 relative à des pratiques mises en œuvre par la régie municipale des pompes funèbres de la ville de Marseille, le Conseil de la concurrence a considéré que l'utilisation, par la régie municipale des pompes funèbres de la ville de Marseille, de statistiques de la mairie de Marseille, dont ses concurrents étaient privés et qui détaillaient les parts de marché et l'activité commerciale des concurrents auprès de chaque établissement de soins ou de séjour, était susceptible de fausser la concurrence (14).
94. Dans ces décisions, le Conseil puis l'Autorité de la concurrence ont estimé que la concurrence entre les opérateurs auxquels ces informations étaient transmises et leurs concurrents était faussée dans la mesure où elles pouvaient conférer un avantage significatif indu à leurs destinataires et où les concurrents n'étaient pas en mesure de répliquer la base de données constituée par l'entreprise en position dominante, ni d'y avoir accès à des conditions tarifaires transparentes et non-discriminatoires.
95. Par analogie, les échanges d'informations effectués dans le cadre du management par catégorie seront qualifiés d'anticoncurrentiels s'ils conféraient un avantage au fournisseur partenaire, si cet avantage était indu et si les concurrents du fournisseur partenaire n'étaient pas en mesure d'obtenir des informations de portée similaire. Au vu des efforts engagés par les fabricants pour devenir partenaires de la catégorie, de l'absence de rémunération directe de leurs prestations et de la nature des informations échangées, qui peuvent décrire soit les intentions futures du distributeur, soit, de façon très détaillée et actualisée, les comportements passés des concurrents, l'avantage conféré par les informations échangées peut, en première analyse, paraître substantiel, surtout si la part du(es) distributeurs partenaires sur le marché où s'achètent les produits de la catégorie est significative.
96. L'avantage peut également être considéré comme indu si les informations échangées n'étaient pas nécessaires aux prestations rendues par le capitaine de catégorie ou si elles étaient obtenues en raison de la position détenue par le fabricant sur son marché plutôt que par la qualité de ses prestations en matière de management catégoriel. Si ce dernier point est délicat à trancher, le niveau de détail des échanges d'informations statistiques effectués entre certains distributeurs et leurs fournisseurs paraît, à certains égards, effectivement exagéré au regard des objectifs poursuivis. Selon les opérateurs, il s'agirait en effet, par ces échanges, de définir un assortiment optimal des rayons. Toutefois, la définition de l'assortiment optimal pour un distributeur donné ne suppose pas nécessairement de connaître l'assortiment des magasins de ce distributeur : le fournisseur pourrait en effet recommander un assortiment sur la base des informations portant sur l'ensemble du marché, à charge ensuite au distributeur de comparer ces recommandations avec son propre assortiment et ses propres statistiques de vente. De la même façon, la définition d'un agencement optimal du magasin ou d'une politique promotionnelle ne nécessite pas l'échange de données aussi récentes que celles effectivement échangées dans le cadre de certains partenariats de management catégoriel.
97. En outre, le caractère potentiellement anticoncurrentiel d'un échange exclusif d'informations dépend également de la faculté des concurrents du fournisseur partenaire à obtenir des informations de même nature, soit auprès d'autres distributeurs, soit en devenant à leur tour partenaires dudit distributeur. Cette faculté apparaît limitée si les autres fabricants sont en concurrence avec un opérateur en position dominante ou s'ils sont de petite taille par rapport à un opérateur disposant quant à lui d'une part de marché significative. Dans ce contexte, il est plus probable que la même entreprise devienne le fournisseur partenaire de chacun des distributeurs souhaitant recourir au management par catégorie. En outre, la généralisation d'échanges d'informations aussi détaillées, présentant des données de prix et de stock par magasin et par référence sur une base hebdomadaire, ne serait guère souhaitable sur un plan concurrentiel du fait du risque de collusion qu'elle pourrait entraîner (cf. infra).
98. En définitive, il apparaît donc que les opérateurs s'engageant dans une collaboration de management catégoriel doivent veiller à ce que les échanges informationnels réalisés à cette occasion n'aient pas pour objet ou pour effet de distordre le jeu concurrentiel, notamment lorsque le fournisseur choisi comme partenaire détient déjà une position forte sur son marché pertinent et que le distributeur représente une part significative des ventes effectuées par les fabricants des produits de cette catégorie. À cet égard, le règlement d'exemption des accords verticaux et les lignes directrices sur les restrictions verticales de la Commission européenne offrent des garde-fous d'une grande pertinence. Lorsque les seuils afférents de 30 % sont franchis, les informations qu'un distributeur pourrait divulguer quant à sa stratégie commerciale future ou quant aux comportements des fabricants concurrents ne doivent pas conférer à leur bénéficiaire un avantage concurrentiel significatif, ce qui peut impliquer de limiter leur degré de précision et d'actualisation. Ces précautions rejoignent par ailleurs celles nécessaires pour prévenir tout risque d'entente entre fournisseurs ou entre distributeurs, comme l'expose le point B ci-dessous.
4. POUR ATTÉNUER CES RISQUES D'ÉVICTION, IL CONVIENT ÉGALEMENT D'ENTOURER DE PLUS DE CLARTÉ LES RELATIONS DE MANAGEMENT CATÉGORIEL
99. Si les risques d'éviction des concurrents d'un capitaine de catégorie sont théoriquement significatifs, force est de constater que relativement peu de critiques ont été émises à l'encontre de cette pratique par les concurrents des entreprises capitaines de catégorie. Cette relative indifférence pourrait être attribuée aux gains d'efficience effectivement engendrés pour l'ensemble de la catégorie ou à la possibilité qu'ont la plupart des grands fournisseurs d'accéder au statut de fournisseur partenaire. Elle pourrait également découler de la méconnaissance par les opérateurs, notamment ceux de petite taille, de l'existence de pratiques de ce type dans leur secteur. En effet, la désignation d'un capitaine de catégorie, y compris lorsqu'elle entraîne une collaboration relativement formalisée en terme de régularité des entrevues entre le distributeur et son partenaire, en terme de durée d'engagement et d'objectifs de croissance, n'est jamais rendue publique (cf. §38 ci-dessus). De ce fait, les concurrents qui pourraient, le cas échéant, être lésés par la mise en œuvre de ce partenariat ne sont en réalité jamais informés directement de son existence et ne sont donc pas en situation d'attribuer à un capitaine de catégorie malveillant une dégradation inexpliquée de leur part de linéaire ou de la visibilité de leurs produits en magasins.
100. Le fait de rendre publique la désignation d'un fournisseur partenaire serait susceptible d'atténuer le risque que la collaboration ne conduise à des effets préjudiciables sur la concurrence. Certes, cette opacité fait obstacle à ce que le capitaine de catégorie devienne un point de référence commun susceptible de faciliter la mise en œuvre d'une entente tant entre distributeurs qu'entre fournisseurs (cf. infra). En pratique, il peut toutefois être relativement aisé à un fournisseur de divulguer à ses concurrents son statut particulier vis-à-vis d'un distributeur.
101. Surtout, l'opacité qui a été constatée en matière de management catégoriel empêche les fournisseurs concurrents de se défendre contre d'éventuelles pratiques de dénigrement ou d'éviction des linéaires : n'étant pas informés de la désignation d'un capitaine de catégorie et n'étant pas en mesure d'évaluer la plupart des paramètres guidant les décisions d'assortiment des distributeurs (prix d'achat triple net des produits concurrents, notamment), les concurrents ne peuvent faire le lien entre une éventuelle diminution de leur part de linéaire chez un distributeur et la présence auprès de celui-ci d'un capitaine de catégorie. Ils ne sont pas non plus en mesure de concurrencer pleinement ce capitaine par la qualité de leurs propres recommandations et d'atténuer ainsi le risque que le fournisseur partenaire détourne la collaboration de management catégoriel à leur détriment.
102. Pour remédier à cette opacité sans pour autant produire une transparence telle que la présence d'un capitaine de catégorie n'en vienne à faciliter la réalisation d'ententes, les distributeurs devraient d'une part annoncer leur volonté de bénéficier de l'appui d'un capitaine de catégorie, par exemple par le biais d'un appel à candidatures, sans forcément préciser l'identité du fournisseur finalement choisi, d'autre part rédiger et faire signer un contrat ou une convention d'affaires permettant d'identifier avec plus de précision et de certitude le rôle que peut jouer un fournisseur auprès du distributeur.
B. LES RISQUES D'ENTENTES LIES AUX RELATIONS DE MANAGEMENT CATÉGORIEL
103. Le paragraphe 3 de la décision de saisine d'office pour avis de l'Autorité de la concurrence, comme les paragraphes 211 et 212 des nouvelles lignes directrices de la Commission européenne sur les accords verticaux, identifient deux risques d'ententes horizontales liés aux accords de management catégoriel : l'un concernant les distributeurs (1), l'autre concernant les fournisseurs (2). Ces risques sont à présent appréciés au regard des modalités concrètes de mise en œuvre du management catégoriel constatées dans le cas du secteur français de la grande distribution à dominante alimentaire.
104. Il peut auparavant être souligné que de tels risques d'ententes sont naturellement plus élevés lorsque le capitaine de catégorie détient un pouvoir de décision significatif sur l'assortiment, l'agencement en rayon, les promotions, ou encore les prix pratiqués par ses distributeurs partenaires. Au moins à court terme, il peut alors réduire la concurrence entre fournisseurs au sein des linéaires d'un même distributeur lorsqu'il n'est partenaire que d'un seul distributeur. Il peut également réduire la concurrence à la fois entre fournisseurs et entre distributeurs, et ce de façon encore plus significative, s'il exerce les fonctions de capitaine de catégorie auprès de plusieurs distributeurs de façon simultanée. Les auditions des parties intéressées n'ont toutefois pas permis de mettre en relief une telle délégation de pouvoir de décision entre distributeurs et fournisseurs. À ce stade, l'Autorité de la concurrence ne peut donc qu'énoncer qu'une telle délégation lui apparaîtrait très préoccupante compte tenu des risques qu'elle emporterait pour la concurrence, tant entre distributeurs qu'entre fournisseurs.
1. LE RISQUE D'ENTENTE HORIZONTALE ENTRE DISTRIBUTEURS
105. Dans ses lignes directrices sur les restrictions verticales, la Commission européenne indique que le management par catégorie pourrait favoriser la réalisation d'ententes horizontales entre distributeurs. Plus précisément, " les accords de gestion par catégorie peuvent faciliter la collusion entre distributeurs lorsqu'un même fournisseur sert de capitaine de catégorie pour l'ensemble ou la majorité des distributeurs concurrents sur un marché donné et constitue pour ces derniers un point de référence commun pour leurs décisions de commercialisation " (§ 211). De même, la décision de saisine d'office pour avis de l'Autorité de la concurrence relève qu' "un fournisseur peut être le capitaine de catégorie auprès de plusieurs distributeurs de façon simultanée et servir ainsi de noeud informationnel auprès de chacun d'entre eux. [ ] En aval, un capitaine de catégorie auprès de plusieurs distributeurs peut inciter ces derniers à mettre en œuvre des stratégies identiques. " (§ 3). En pratique, il a effectivement pu être constaté que certains fabricants se décrivaient comme partenaires de plusieurs grands distributeurs pour une même catégorie de produits (cf. § 72-73 supra).
106. Bien évidemment, le fait que le distributeur demeure seul responsable de sa politique commerciale est un premier moyen d'atténuer ce risque de collusion. Néanmoins, les recommandations du fournisseur partenaire peuvent servir de support à une coordination entre les distributeurs avec lesquels il est en relation. À titre d'illustration, considérons ainsi un fournisseur recommandant à plusieurs distributeurs de réduire leurs assortiments (15). Ces derniers demeurant néanmoins seuls décisionnaires dans cette matière, ils font donc face à l'arbitrage suivant : la réduction de leur assortiment leur permettra de réduire leurs coûts logistiques et d'accroître leurs marges grâce à l'obtention de prix d'achat plus faibles, mais risque d'entraîner une désaffection des consommateurs qui ne trouveront plus auprès d'eux la variété d'assortiment souhaitée. Dès lors, les distributeurs pourront ne trouver profitable de mettre en œuvre la préconisation du fournisseur partenaire que s'ils estiment, avec un degré de certitude raisonnable, que leurs concurrents directs feront de même.
107. Les échanges réalisés dans le cadre des relations de management catégoriel peuvent précisément servir de support à des communications permettant de réduire l'incertitude de chaque distributeur quant au comportement adopté par ses concurrents. En effet, un fournisseur partenaire peut informer ses distributeurs partenaires de leurs intentions respectives et permettre ainsi la mise en œuvre d'une " pratique concertée trilatérale " (16), consistant, par exemple, en une hausse des prix et/ou en une réduction de la variété des produits mis en vente. Cette réduction de la concurrence au stade du détail permet une élévation des prix de revente, qui autorise ensuite une augmentation des prix de vente de gros. Ainsi que le synthétise l'étude thématique de l'Autorité de la concurrence sur les échanges d'informations, " la transmission par un distributeur de ses intentions de prix à son fournisseur, lorsqu'il a l'intention que cette information soit retransmise à un distributeur concurrent et que ce dernier identifie correctement l'origine de l'information, peut constituer une pratique concertée trilatérale à caractère anticoncurrentiel, puisqu'elle permet une coordination entre les distributeurs " (p. 114) (17). La réciprocité de ces échanges, si elle constitue un facteur d'aggravation de la pratique, n'en est pas pour autant nécessaire à la démonstration. De la même manière, la Commission européenne a de son côté souligné qu'une pratique concertée pouvait être établie sur la seule base d'une divulgation unilatérale d'informations stratégiques pour la structure du marché dès lors que la partie à laquelle ces informations étaient transmises les acceptait ou n'exprimait aucune réserve ou objection (18). En outre, selon la jurisprudence européenne, les échanges d'informations entre concurrents portant sur des intentions futures, qui sont particulièrement à même d'induire une coordination des comportements des entreprises, ont été qualifiés à plusieurs reprises, d'infractions par objet (notamment dans la décision Bananes (19) et dans l'arrêt T-Mobile (20)).
108. S'agissant des accords de management catégoriel, les opérateurs ont indiqué que les recommandations formulées par les fournisseurs partenaires ne portaient jamais sur les prix de revente des distributeurs (cf. § 18 supra). Toutefois, s'il est exact que les autorités de concurrence sont particulièrement attentives aux échanges d'informations portant sur les prix futurs, ceci ne signifie pas pour autant que des échanges portant sur d'autres aspects de la concurrence entre distributeurs et/ou entre fournisseurs seraient moins restrictifs de concurrence : il suffit en effet que ces échanges puissent affecter la concurrence en réduisant l'incertitude à laquelle est normalement soumis tout opérateur en concurrence pour qu'ils puissent être qualifiés d'anticoncurrentiels (21).
109. À cet égard, la spécificité du management catégoriel, par rapport aux échanges qui peuvent avoir lieu lors de négociations commerciales, est double. Premièrement, les domaines qui peuvent être évoqués sont beaucoup plus étendus que lors de négociations commerciales, où l'enjeu principal demeure le prix d'achat et, éventuellement, les services de coopération commerciale facturés par le distributeur à son fournisseur. Deuxièmement, le fournisseur partenaire a vocation à formuler des recommandations qui ne concernent pas uniquement ses propres produits, mais aussi ceux de ses concurrents : dès lors, les recommandations, et les effets anticoncurrentiels qui peuvent en découler lorsque celles-ci servent de support à des échanges d'informations entre concurrents, ont une portée plus large, car, le cas échéant, elles permettent non seulement de réduire directement la concurrence intra- marque, mais aussi d'affecter la concurrence inter-marque. Il ne saurait donc être présumé que, parce qu'ils ne concernent pas le prix de revente, de tels échanges ne peuvent affecter la concurrence.
110. Les fournisseurs interrogés ont également indiqué que les échanges avec les distributeurs étaient couverts par des clauses de confidentialité figurant soit dans des règles déontologiques internes, soit dans les contrats de travail des salariés impliqués dans le management catégoriel. Pour autant, il n'est pas rare qu'un même salarié soit chargé de formuler des recommandations pour des distributeurs concurrents, notamment lorsque le département de management catégoriel ne comprend que peu de personnels ou qu'il est spécialisé par catégorie de produits plutôt que par distributeur. En outre, lorsque le fournisseur partenaire spécialise ses salariés par distributeur, ceux-ci demeurent inévitablement dans une même équipe, sur un même lieu de travail. Il semble donc difficile d'admettre que les informations transmises par un distributeur au salarié du fournisseur chargé du management catégoriel chez cette enseigne puissent ne pas être transmises à un autre salarié, avec le risque que cette information soit ensuite transmise à un autre distributeur.
111. En dernier lieu, il convient de remarquer que ce risque d'une pratique concertée indirecte existe y compris lorsque les partenariats de management catégoriel ne sont pas exclusifs, c'est-à-dire lorsque les distributeurs font simultanément appel à plusieurs fournisseurs partenaires. Ce n'est donc pas l'exclusivité de la relation avec le distributeur qui entraîne une préoccupation de concurrence, mais le fait qu'un fournisseur traite avec plusieurs distributeurs de façon simultanée des stratégies commerciales qui pourraient être suivies concernant l'ensemble des produits d'une catégorie et ce, sans pouvoir garantir une absence de transmission d'informations entre distributeurs. De même, ce n'est pas le degré d'exactitude des informations transmises qui suscite une inquiétude de nature concurrentielle : au contraire, plus un capitaine de catégorie dispose de la confiance de son distributeur grâce à la pertinence des informations transmises, plus il sera en mesure d'instaurer une coordination entre les distributeurs.
112. Si les risques concurrentiels évoqués aux paragraphes 78 à 98 pouvaient être prévenus par des règles de conduite visant les fournisseurs, ceux concernant le risque d'une pratique concertée indirecte entre distributeurs nécessitent une modification des comportements de ces derniers, qui doivent ainsi s'abstenir de communiquer toute indication relative au suivi des recommandations qui leur ont été transmises et toute donnée statistique permettant d'apprécier, de façon suffisamment rapide, le degré de ce suivi.
2. LE RISQUE D'ENTENTE ENTRE FOURNISSEURS
113. Les lignes directrices sur les restrictions verticales identifient un second risque collusif découlant du management par catégorie : " Les accords de gestion par catégorie peuvent aussi faciliter la collusion entre fournisseurs en augmentant les possibilités qui s'offrent à eux de s'échanger, par l'intermédiaire des détaillants, des informations sensibles sur le marché, telles que, par exemple des informations sur les prix, les plans promotionnels ou les campagnes de publicité à venir " (§ 112). De même, la saisine d'office pour avis de l'Autorité de la concurrence indique que " la délégation de la gestion d'un linéaire requiert de nombreux échanges informationnels entre un distributeur et son capitaine de catégorie, qui peuvent notamment porter sur les stratégies envisagées par les producteurs concurrents. [ ] En amont, des capitaines de catégorie distincts, moins nombreux que les fabricants et disposant d'un réel pouvoir de sanction, peuvent mettre en œuvre une entente plus facilement que les fabricants eux-mêmes. " (§ 3).
114. Selon les opérateurs, le pouvoir de décision détenu par les capitaines de catégorie serait le plus souvent nul ou très restreint, les distributeurs demeurant seuls décisionnaires de leur stratégie commerciale : ainsi, quand bien même un fournisseur formule des recommandations portant à la fois sur ses propres produits et sur ceux de ses concurrents et peut ainsi tenter d'atténuer la concurrence qui peut exister, sur les linéaires de son partenaire, entre ces produits, le distributeur, soumis à la pression concurrentielle des autres grandes surfaces, demeure quant à lui libre de suivre ou non ces recommandations. De même, il ne semble pas que les réunions avec les distributeurs tenues dans le cadre du management catégoriel fassent intervenir plusieurs fournisseurs simultanément, à l'exception notable des responsables des marques de distributeurs (cf. infra). Le management catégoriel n'a pas non plus semblé propice à des échanges d'informations entre fournisseurs par l'intermédiaire des distributeurs, chaque distributeur ne recourant fréquemment qu'aux services d'un seul fournisseur partenaire et n'échangeant donc des données qu'avec celui-ci. De façon plus générale, le fait que les distributeurs n'aient généralement pas intérêt à ce que leurs fournisseurs puissent s'entendre sur leurs politiques commerciales constitue également un obstacle à l'utilisation du management catégoriel pour la réalisation d'une entente entre fabricants.
115. Néanmoins, ainsi que cela a déjà été souligné, certains fournisseurs partenaires peuvent bénéficier de transferts d'informations spécifiques par rapport à ceux disponibles auprès des cabinets de panélistes (22). Ces informations statistiques détaillées sont susceptibles d'informer rapidement le " capitaine de catégorie " des stratégies commerciales suivies par les producteurs concurrents. Si les prix d'achat de l'enseigne ne sont pas indiqués dans ces bases de données, celles-ci indiquent néanmoins l'étendue de la gamme référencée, les stocks présents dans chaque magasin, et les prix moyens pratiqués pour chaque référence. De ce fait, le fournisseur peut apprécier, magasin par magasin et sur une base au moins hebdomadaire, la présence de ses concurrents au sein de cette enseigne et ainsi riposter rapidement à toute initiative commerciale, dont il peut apprécier les résultats (extension de gamme, diminution du prix de revente) même s'il n'en connaît pas précisément les fondements (niveau des prix de vente du fournisseur, remises de gamme octroyées au fournisseur). Ce faisant, le fournisseur peut, à terme, dissuader ses concurrents de mettre en œuvre des stratégies commerciales plus agressives en étant à même de les dupliquer plus ou moins rapidement, facilitant ainsi la mise en place d'une entente tacite. Tel sera notamment le cas lorsque l'existence d'un capitaine de catégorie et les données auxquelles il accède sont connues de ses concurrents.
116. Les échanges d'informations sont préjudiciables à la concurrence dès lors qu'ils entraînent une augmentation artificielle de la transparence entre concurrents susceptible de leur permettre d'aligner leurs stratégies. La jurisprudence du Conseil puis de l'Autorité de la concurrence permet d'identifier plusieurs paramètres qui, conjointement, déterminent la qualification que seraient susceptibles de se voir appliquer des échanges d'informations entre un distributeur et un fournisseur, portant sur l'ensemble des produits concurrents d'un marché. Concernant des échanges portant sur des informations passées comme au cas d'espèce, l'Autorité de la concurrence a ainsi pu souligner qu'" il conviendra, pour évaluer leurs effets sur la concurrence (et s'il y a lieu, les éventuels gains d'efficience qu'elles peuvent apporter), de tenir compte de nombreux facteurs, relatifs au marché concerné, aux informations échangées et aux modalités de cet échange. ". Dans son arrêt John Deere, la Cour de justice de l'Union européenne a notamment mis l'accent sur la structure oligopolistique du marché et sur le caractère récent et stratégique des informations échangées, une grille d'analyse reprise par l'Autorité de la concurrence dans ses décisions n° 05-D-64 et n° 05-D-65 relatives, respectivement, aux pratiques mises en œuvre sur le marché des palaces parisiens et aux pratiques constatées dans le secteur de la téléphonie mobile. À cet égard, il convient de souligner la précision et la régularité des échanges d'informations constatés dans le cadre de certains accords de management catégoriel entre fournisseurs et distributeurs. Selon les secteurs en cause, ceux-ci peuvent en outre concerner des marchés oligopolistiques caractérisés par un petit nombre d'opérateurs et de fortes barrières à l'entrée.
117. Sans préjuger de l'éventuelle qualification qui pourrait être formulée à l'égard de ces pratiques, il convient de relever plusieurs de leurs caractéristiques plus spécifiques, susceptibles d'influer sur l'analyse concurrentielle qui en est faite. Premièrement, sous réserve du respect des clauses de confidentialité, seul le " capitaine de catégorie " est informé des prix, volumes vendus et stocks conservés des produits de ses concurrents. Deuxièmement, le capitaine de catégorie ne dispose de ces données que pour les distributeurs dont il est le partenaire. À l'heure actuelle, de tels échanges ne porteraient donc, dans la plupart des situations de marché où ils ont été constatés, que sur une couverture plutôt restreinte du secteur, mais ils pourraient s'étendre à d'autres distributeurs et fournisseurs si la pratique du management catégoriel continue de se développer. Troisièmement, les données échangées ne portent pas sur les prix pratiqués par les fournisseurs à l'égard de leurs clients directs mais sur les conditions de revente des produits. Toutefois, il convient de rappeler qu'ont déjà été sanctionnés des échanges d'informations ne portant pas directement sur les prix mais sur des éléments déterminants de la fixation de ce prix. Par analogie, des statistiques permettant de vérifier non les prix pratiqués par les concurrents, mais un paramètre qui leur est étroitement lié, comme les prix de revente, pourraient également faciliter l'adoption tacite d'une ligne d'action commune ou la surveillance du suivi d'une ligne d'action commune. Enfin, les échanges d'informations dont il est question sont effectués à la demande d'un distributeur client des entreprises susceptibles de s'aligner sur une règle commune de comportement grâce auxdits échanges.
118. Compte tenu de ces caractéristiques, il apparaît donc que les échanges d'informations mis en place dans le cadre des relations de management catégoriel permettent effectivement aux capitaines de catégorie de surveiller les comportements de leurs concurrents. Pour prévenir ce risque, il est donc à nouveau recommandé aux distributeurs de ne transmettre à leurs fournisseurs partenaires que des informations ne permettant pas à ces derniers d'évaluer la politique commerciale de leurs concurrents, d'autant que ces informations ne paraissent pas nécessaires à la formulation de recommandations d'assortiment pertinentes (cf. supra).
119. Enfin, les collaborations de management catégoriel soulèvent également des préoccupations de concurrence lorsque le distributeur intervient non seulement au titre de son activité de commercialisation de produits mais également en tant que producteur, par le biais de la sous-traitance, des marques de distributeurs. Dans ce cas, en effet, les recommandations du fournisseur partenaire peuvent révéler, volontairement ou non, des informations quant à son comportement futur et faciliter ainsi une coordination avec le producteur de la marque de distributeur. Il en va de même si le distributeur révèle au capitaine de catégorie certaines de ses intentions en matière de politique commerciale concernant sa marque de distributeur. À nouveau, il apparaît donc essentiel que les échanges, tant écrits qu'oraux, entre le fournisseur et son distributeur ne puissent être qualifiés d'horizontaux et que les distributeurs comme les fournisseurs veillent à ce que les informations échangées ne permettent pas d'inférer leurs intentions futures concernant leur stratégie économique, aucun obstacle au flux d'informations entre les capitaines de catégorie et les salariés responsables chez le distributeur de l'approvisionnement en marques de distributeurs ne paraissant suffisamment crédible pour prévenir une éventuelle coordination tacite sur la base des informations divulguées par l'un ou par l'autre des partenaires.
IV. Conclusion
120. Le présent avis intervient relativement tôt dans le développement du management catégoriel en France : en effet, si l'apparition de ce mode d'organisation remonte au début des années 2000, son essor véritable pourrait n'avoir débuté qu'à partir de 2007-2008, et la plupart des acteurs interrogés s'accordent sur le fait que ce n'est qu'à moyen ou long terme que cette pratique pourrait concrètement faire sentir ses effets.
121. Par ailleurs, et sans doute en partie pour la raison qui vient d'être exposée, aucune plainte de la part d'un acteur du secteur n'a jusqu'ici été formellement présentée devant l'Autorité de la concurrence, qui n'a donc pu fonder le présent avis que sur les données et documents transmis par les opérateurs et sur les déclarations recueillies lors de l'instruction et de la séance devant le collège. Certaines conclusions peuvent néanmoins être tirées.
122. Tel que mis en œuvre dans le secteur français de la grande distribution à dominante alimentaire, le management catégoriel consiste en une collaboration plus ou moins étroite entre un fournisseur, fréquemment, mais pas systématiquement, choisi parmi les leaders de sa catégorie de produits, et un distributeur. L'objectif de telles collaborations serait de permettre aux distributeurs de mieux s'adapter aux évolutions de la demande (variabilité saisonnière, émergence de nouveaux besoins, etc.) et de l'offre (apparition de nouveaux produits) et d'encourager ainsi la croissance de l'ensemble de la catégorie de produits.
123. Selon les opérateurs auditionnés et les documents transmis lors de l'instruction, le fournisseur partenaire ne pourrait émettre que des recommandations au distributeur, relatives à l'assortiment, l'agencement des rayons et la politique promotionnelle de l'ensemble de la catégorie de produits sur laquelle porte la collaboration. Si dans certains cas, tous les fournisseurs d'une catégorie ont le loisir de formuler des recommandations de ce type, dans d'autres cas en revanche, une collaboration privilégiée peut s'instaurer, le plus souvent à la demande du distributeur, avec un fournisseur, qui assiste alors à des réunions, suit l'évolution de la catégorie de façon plus régulière et plus détaillée, notamment grâce à certains transferts de données, et bénéficierait d'une plus grande attention de la part du distributeur partenaire.
124. Selon toute vraisemblance, le fournisseur partenaire ne détiendrait formellement aucun pouvoir de décision, bien qu'il puisse, dans certains cas et selon certains opérateurs, bénéficier d'un accès facilité aux linéaires de ses distributeurs partenaires et qu'il lui serait alors possible de modifier, au moins à la marge, l'assortiment et l'agencement d'un rayon à son avantage. Dans d'autres cas, des échanges spécifiques de données détaillées peuvent également être effectués, permettant au fournisseur de suivre l'évolution de l'ensemble de la catégorie en revente chez le distributeur.
125. La fréquence de tels partenariats est difficile à appréhender de façon statistique dans la mesure où il n'existe pas de contrats permettant formellement d'identifier l'existence de tels partenariats. Plusieurs fournisseurs importants ont toutefois indiqué être impliqués dans des partenariats de management catégoriel, parfois avec plusieurs distributeurs de façon simultanée. En outre, des partenariats relativement formalisés, impliquant un échange de données spécifiques et la tenue de réunions très régulières, ont été conclus relativement récemment. La sophistication croissante des données et la relance de la concurrence en prix dans le secteur de la grande distribution pourraient également favoriser un déploiement accru de telles collaborations.
126. Du point de vue de l'analyse concurrentielle, l'absence de transfert du pouvoir de décision des distributeurs aux fournisseurs atténue l'effet négatif que de telles pratiques pourraient entraîner pour le jeu concurrentiel. Dans ce cas, en effet, il est plus difficile pour un fournisseur de mettre en œuvre une entente entre plusieurs distributeurs ou d'évincer des produits concurrents de sa catégorie : chaque distributeur restant décisionnaire de sa politique commerciale, il peut toujours souhaiter dévier de la ligne d'action que lui recommande son partenaire.
127. Des risques concurrentiels demeurent néanmoins liés à ces collaborations, qu'il s'agisse de l'éviction de concurrents des linéaires du distributeur partenaire ou de la facilitation d'une pratique concertée, notamment entre distributeurs. À ce stade de déploiement des activités de management catégoriel et au vu des éléments qui ont pu être rassemblés quant à leurs effets, l'Autorité de la concurrence estime que la seule application des dispositions du Code de commerce sur les abus de position dominante et les ententes horizontales et verticales suffit à prévenir les risques concurrentiels identifiés. À cet égard, les grilles d'analyse présentées dans cet avis devraient permettre aux opérateurs de vérifier la conformité de leurs pratiques avec le droit de la concurrence. Elles peuvent également aider à la réalisation d'un Code de bonnes pratiques en matière de management catégoriel.
128. Néanmoins, au terme de cet avis, trois points méritent d'être soulignés. Premièrement, l'efficacité du droit de la concurrence dépend étroitement de la veille concurrentielle que peuvent mener les opérateurs susceptibles d'être lésés par certaines pratiques. Dans le cas du management catégoriel, l'opacité à l'égard des tiers des relations entre les distributeurs et leurs fournisseurs partenaires est patente. L'Autorité de la concurrence ne peut donc que regretter que la désignation d'un capitaine de catégorie soit rarement rendue publique, par exemple par le biais d'un appel à candidatures décrivant les moyens mis en œuvre, et qu'il soit dès lors difficile pour ses concurrents d'apprécier les effets de cette désignation sur leur présence dans les linéaires du distributeur partenaire.
129. Deuxièmement, une large part des interrogations suscitées par le management catégoriel provient de l'étendue variable des domaines d'intervention du fournisseur partenaire. L'absence de contrat ou de convention précisant les tâches relevant effectivement du capitaine de catégorie et celles relevant exclusivement du distributeur partenaire, qui entraîne également l'absence de rémunération des prestations de management catégoriel, n'est pas étrangère aux suspicions qui pèsent sur cette pratique.
130. Troisièmement, les effets de certaines des pratiques mises en œuvre dans le cadre de partenariats de management catégoriel dépendent étroitement de la part de marché couverte par le partenariat. Une attention particulière doit donc être portée aux développements futurs des pratiques de management catégoriel, afin d'analyser dans quelle mesure des recommandations plus strictes, voire des dispositions législatives, devraient éventuellement être énoncées pour atténuer les risques d'effets anticoncurrentiels de ces collaborations si celles-ci venaient à couvrir des parts de marché importantes dans un nombre élevé de catégories de produits. À cet égard, l'Autorité de la concurrence estime que la Commission d'examen des pratiques commerciales pourrait jouer un rôle très utile dans la formulation de bonnes pratiques et dans l'exercice d'une certaine vigilance au moment où se développent ces collaborations entre distributeurs et fournisseurs, dans un cadre encore très flou et relativement opaque.
Délibéré sur le rapport oral de Mlle Hélène Boisson et l'intervention de M. Etienne Pfister, rapporteur général adjoint, par Mme Anne Perrot, présidente de séance, Mme Reine-Claude Mader-Saussaye et M. Yves Brissy, membres.
Notes :
1 Cf., notamment, Report on the Federal Trade Commission Workshop on Slotting Allowances and Other Marketing Practices in the Grocery Industry, Federal Trade Commission, 2001. Antitrust and Category Captains Roundtable Discussion, American Antitrust Institute, 2003.
2 Cf., à titre d'illustration, Desrochers D., Gundlach G. et A. Foer (2003), " Analysis of antitrust challenges to category captain arrangements ": "A particular form of CM involves "category captain" arrangements, in which a supplier, often the category leader, takes on a significant role in the retail management of the category, including the brands of competing suppliers." (Journal of Public Policy and Marketing, vol. 22 (2), p. 201). Cf., également, Report on the Federal Trade Commission Workshop on Slotting Allowances and Other Marketing Practices in the Grocery Industry, op. cit.
3 Plusieurs explications sont offertes pour justifier de cette différence entre le marché français et les marchés anglo-saxons, telles que le contexte français conflictuel des négociations entre fournisseurs et distributeurs, le rôle important des marges arrière dans la rentabilité des distributeurs, et le relatif retard des opérateurs français en matière d'utilisation des données marketing.
4 Les fournisseurs participent notamment aux opérations d'implantation en magasin, consistant, une à deux fois par an, à mettre en place les rayons sur la base d'un planogramme préétabli. Selon certains acteurs, ce planogramme théorique serait généralement respecté, avec une marge de " 10 % ". Les écarts constatés par rapport au planogramme théorique résulteraient principalement d'une incompatibilité des locaux (colonnes en milieu de rayons, par exemple), de spécificités régionales (avec un sur ou sous-référencement de certains produits) ou encore de l'action des différents fournisseurs présents dans les rayons lors de cette opération. Les forces de vente des fournisseurs sont également chargées de suivre la mise en œuvre du planogramme décidé par la centrale et notamment de vérifier la présence de leurs produits en rayon. Enfin, selon certains distributeurs, des fournisseurs particuliers (et pas nécessairement des capitaines de catégories) peuvent être amenés à prendre en charge la mise en rayon des produits, sous la responsabilité néanmoins des responsables de points de vente.
5 Un fournisseur définit ainsi le rôle d'un " capitaine " de catégorie : " Il s'agit d'un fournisseur avec lequel les distributeurs établissent des échanges plus approfondis et aux propositions duquel ils accordent davantage d'attention. Ce sont aussi des distributeurs avec lesquels [le fournisseur] va au bout de la démarche de management catégoriel, c'est-à-dire qui travaille et effectue des propositions sur les trois piliers (marchandisage, assortiment, logistique). [Le fournisseur] estime qu'être partenaire implique une responsabilité du fournisseur envers le distributeur et réciproquement, la relation exigeant des bilans réguliers qui n'existent pas autrement. Sur environ 169 couples catégorie/client, [le fournisseur] est fournisseur partenaire de 30 " (cote 18625). De même, un autre fournisseur indique " la [relation avec un capitaine de catégorie] se définit comme une relation plus avancée entre un distributeur et un fournisseur particulier, avec des échanges plus réguliers et des ressources engagées dans la relation, des mises à disposition de données cette relation plus poussée donne au final lieu à des recommandations faites par le fournisseur au distributeur, qui sont acceptées et mises en œuvre ou pas par le distributeur ".
6 Une analyse économique des pratiques consistant, pour un capitaine de catégorie, à tenter d'évincer les produits concurrents des linéaires est présentée par Dhar, S., J. Raju, U. Subramanian & Y. Wang (à paraître), " The competitive consequences of using a category captain ", Management Science. L'intuition de leur analyse est de démontrer que ces pratiques d'éviction conduisent les fabricants concurrents à diminuer le prix de leurs produits, atténuant ainsi l'ampleur du dénigrement. Cette contribution met également en relief le rôle préventif d'une concurrence entre capitaines de catégorie, qui empêcherait le fournisseur partenaire choisi de préconiser des recommandations trop biaisées en sa faveur.
7 Conwood Co. v. U.S. Tobacco Co., 290 F.3d 768 (6th Cir. 2002), 123 S. Ct. 876 (2003).
8 Rapport annuel de l'Autorité de la concurrence, 2009.
9 Cf., à titre d'illustrations, les décisions 07-D-33 (France Télécom), 07-MC-06 (Arrow Génériques), 08-D-21 (France Télécom), 09-D-14 (fourniture d'électricité), 09-D-28, 10-D-16.
10 Dans leurs décisions passées, le Conseil et l'Autorité de la concurrence ont eu l'occasion d'établir ce lien à partir de la position d'opérateur historique de l'entreprise pratiquant le dénigrement allégué (décision 07-D-33 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l'accès à Internet à haut débit) ou de sa notoriété et de la relation de confiance qu'elle a su établir avec ses clients (décision 09-D-14 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la fourniture de l'électricité).
11 Rapport annuel de l'Autorité de la concurrence, 2009.
12 Décisions 09-D-24 relative à des pratiques mises en œuvre par France Télécom sur différents marchés de services de communications électroniques fixes dans les DOM et 07-D-33 relative à des pratiques mises en œuvre par la société France Télécom dans le secteur de l'accès à Internet à haut débit.
13 Décision 09-MC-01 relative à la demande de mesures conservatoires présentée par la société Solaire Direct.
14 Dans cette affaire, le Conseil de la concurrence a obtenu des parties des engagements structurels visant à assurer une séparation entre la régie et le bureau de la réglementation qui compile ces statistiques, afin que la régie ne puisse plus disposer d'informations privilégiées sur ses concurrents.
15 Un raisonnement identique peut être présenté concernant d'autres types de recommandations liées au management catégoriel, comme le positionnement des produits ou la stratégie promotionnelle de l'enseigne.
16 Cf. Rapport annuel de l'Autorité de la concurrence, 2009, p. 136.
17 L'Autorité de la concurrence se réfère à cet égard à deux décisions de nature similaire de l'Office of Fair Trading (OFT) britannique, confirmées par la cour d'appel britannique. Dans une première affaire, dite Replica Kit, sur le marché de la vente et de la revente des accessoires de football (maillots, shorts, etc.), un distributeur (JJB) a indiqué à un fournisseur qu'il respecterait des prix recommandés si un distributeur concurrent (Sport Soccer), traditionnellement plus agressif, faisait de même, en étant conscient que cette information serait passée à ce distributeur concurrent - ce qui fut effectivement le cas. Sports Soccer a ensuite accepté d'augmenter ses prix, et cette information fut à nouveau transmise à JJB. Une seconde affaire de nature similaire, dans le secteur des jouets, a fait l'objet d'une analyse identique à la fois par l'OFT et la cour d'appel britannique.
18 Cf. les cas T-202-98, T-204-98 et T-207-98 Tate & Lyle plc v Commission et le cas T-25/95 Cimenteries CBR SA v Commission [2000].
19 Décision de la Commission du 15 octobre 2008, COMP/39188, Bananes.
20 CJCE, 4 juin 2009, T-Mobile Netherlands e. a. C-8/08.
21 Ainsi, l'arrêt du Tribunal de Première Instance des Communautés Européennes (TPICE) dans l'affaire T-25-95 Cimenteries CBR SA v Commission [2000] précise que pour prouver l'existence d'une pratique concertée, il n'est pas nécessaire de démontrer " que les concurrents ont été de connivence sur leur conduite future sur le marché [ ]. Il suffit que, par sa déclaration d'intention, le concurrent ait éliminé ou tout au moins, substantiellement réduit l'incertitude quant à la conduite à attendre des autres sur le marché " (§ 1852).
22 Selon leur niveau de détail et leur degré d'actualisation, les données échangées au travers de cabinets de panélistes ou de systèmes de cartes de fidélité peuvent également susciter des préoccupations de concurrence, comme le soulignait déjà l'étude thématique sur les échanges d'informations publiée dans le Rapport annuel de l'Autorité de la concurrence de 2009 (p. 141). Celles-ci n'ont pas toutefois pas fait l'objet d'un examen détaillé pour cet avis.