CEDH, sect. 5, 21 décembre 2010, n° 29613-08
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Compagnie des gaz de pétrole Primagaz
Défendeur :
République française
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Lorenzen
Juges :
MM. Costa, Maruste, Mmes Jaeger, Berro-Lefèvre, Lazarova Trajkovska, Yudkivska
Avocat :
SCP Monod & Colin
LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME (cinquième section),
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 29613-08) dirigée contre la République française et dont la Compagnie des gaz de pétrole Primagaz (" la requérante ") a saisi la Cour le 28 mai 2008 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales (" la Convention ").
2. La requérante est représentée par la SCP Alain Monod et Bertrand Colin, avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Le Gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Se référant à l'arrêt Ravon et autres c. France, la requérante se plaint de n'avoir pas eu accès à un " tribunal " pour obtenir, à l'issue d'une procédure répondant aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, une décision sur sa " contestation " relative à la régularité et au bien-fondé des autorisations d'opérations de visite et de saisie effectuées dans ses locaux ; Elle dénonce également une violation de l'article 13 combiné avec l'article 8 de la Convention.
4. Le 21 septembre 2009, le président de la cinquième section a décidé de communiquer la requête au gouvernement. Comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
5. La requérante est une personne morale de droit français dont le siège social est à Paris. Elle a pour activité la mise en bouteilles de gaz à usage domestique et leur commercialisation.
6. Le 11 janvier 2005, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie demanda à ce qu'une enquête soit ouverte sur les pratiques relevées dans le secteur d'activité de la requérante, contrevenant, selon lui, aux articles L. 420-1 du Code de commerce et 81-1 du traité de Rome.
7. Le 12 mai 2005, soupçonnant la requérante de pratiques anticoncurrentielles, l'Administration de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes saisit le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Lille d'une requête tendant à la mise en œuvre de son droit de visite et de saisie prévu à l'article L. 450-4 du Code de commerce.
8. Par une ordonnance du 18 mai 2005, le juge autorisa l'Administration à procéder ou à faire procéder, dans les locaux des entreprises et organismes professionnels incluant la requérante sis à Paris, " aux visites et aux saisies de tous documents nécessaires à la recherche de la preuve des agissements qui entrent dans le champ des pratiques prohibées par [...] l'article L. 420-1 du Code de commerce et l'article 81-1 du traité de Rome relevés dans le secteur des bouteilles à gaz à usage domestique ainsi que toute manifestation de cette concertation prohibée ". Certaines de ces opérations devant avoir lieu en dehors du ressort territorial du Tribunal de grande instance de Lille, le juge délivra une commission rogatoire au juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Paris. Par une ordonnance du 7 juin 2005, celui-ci désigna un officier de police judiciaire pour assister aux opérations de visite et de saisie dans les locaux de la requérante.
9. Le 8 juin 2005, le juge du Tribunal de grande instance de Lille, statuant sur une requête complémentaire de l'Administration, prit une ordonnance modificative de l'ordonnance du 18 mai 2005, l'autorisant à procéder à la visite et saisie de documents dans les locaux de l'un des intervenants du secteur d'activité mis en cause.
10. La requérante se pourvut en cassation contre les ordonnances des 18 mai, 7 et 8 juin 2005, dénonçant la violation des articles 6 § 1, 8 et 13 de la Convention.
11. Le 14 juin 2005, l'Administration procéda à la visite des locaux de la requérante sur le fondement de ces ordonnances ; diverses pièces furent saisies.
12. Par deux arrêts du 28 novembre 2007, la Cour de cassation rejeta les pourvois. Dans l'un de ses arrêts, elle jugea notamment que les dispositions de l'article L. 450-4 du Code de commerce ne contreviennent ni à celles de l'article 6 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, dès lors que le droit à un procès équitable est garanti tant par l'intervention du juge, qui vérifie le bien-fondé de la requête de l'Administration, que par le contrôle exercé par la Cour de cassation, ni à celles de l'article 8 de la Convention, dès lors qu'elles assurent la conciliation du principe du respect de la liberté individuelle et des nécessités de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles.
13. Le gouvernement indique que le dossier fait actuellement l'objet d'une procédure en cours devant l'Autorité de la concurrence et que le 17 juillet 2009, une notification des griefs (document adressé par le rapporteur général marquant le début de la procédure devant l'Autorité chargée de statuer sur les pratiques dont elle a été saisie et d'infliger, le cas échéant, des sanctions pécuniaires et/ou d'adresser des injonctions) fut adressée à la requérante.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
14. Pour les indications sur le droit interne pertinent, il est renvoyé aux paragraphes 20 à 25 de l'arrêt Société Canal Plus et autres c. France du 21 décembre 2010.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L'ARTICLE 13 COMBINE AVEC L'ARTICLE 8
15. S'appuyant sur l'arrêt Ravon et autres c. France (n° 18497-03, 21 février 2008), la requérante se plaint de ne pas avoir eu accès à un tribunal pour obtenir, à l'issue d'une procédure répondant aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, une décision sur sa " contestation " relative à la régularité et au bien-fondé des autorisations d'opérations de visite et de saisie effectuées dans ses locaux. Elle dénonce également le fait de n'avoir pas disposé d'un recours effectif devant une instance nationale disposant de la pleine juridiction pour faire constater le caractère injustifié de l'ingérence dans son droit au respect de son domicile. La requérante invoque l'article 6 § 1 de la Convention et l'article 13 combiné avec l'article 8, dont les dispositions pertinentes sont libellées comme suit :
Article 6 § 1
" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) "
Article 8
" 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. "
Article 13
" Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. "
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
16. S'appuyant sur la jurisprudence de la Cour, le gouvernement estime que la requérante n'a pas épuisé les voies de recours internes. Il explique que depuis l'adoption de l'ordonnance du 13 novembre 2008, les décisions autorisant les visites et saisies peuvent faire l'objet d'un appel. S'agissant des opérations ayant eu lieu avant l'adoption de ce nouveau régime, et lorsque notamment une telle ordonnance a fait l'objet d'un pourvoi en cassation qui a été rejeté - comme c'est le cas en l'espèce -, les entreprises concernées peuvent, à l'occasion d'un recours formé devant la Cour d'appel de Paris contre la décision de l'Autorité de la concurrence statuant sur les pratiques anticoncurrentielles reprochées, saisir cette juridiction d'une contestation de l'ordonnance. La requérante, qui fait l'objet d'une procédure devant cette autorité et qui a reçu une notification des griefs pourrait donc bénéficier d'un contrôle juridictionnel effectif de la régularité de l'ordonnance prescrivant la visite.
17. La requérante conteste la thèse du gouvernement. Elle fait valoir notamment que les nouvelles voies de recours internes ne sont pas adéquates et n'apportent pas de réponse satisfaisante à la méconnaissance du droit à un recours effectif dont elle se plaint. La requérante soutient que le contrôle de l'autorisation prévu par les dispositions transitoires de l'ordonnance interviendra plusieurs années après les visites et que cette voie de recours n'offre pas une garantie équivalente à celle qui aurait permis l'accès concret et effectif à un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction pour contrôler la régularité et le bien-fondé de l'autorisation dès que cette autorisation a été notifiée à l'occasion de l'exécution des visites. Elle ajoute que cette voie de recours se heurte à l'exigence d'un délai raisonnable exigé à l'article 6 § 1 et que le contrôle juridictionnel n'est pas indépendant des poursuites exercées à l'encontre de l'intéressé. Selon la requérante, l'égalité des armes ne sera pas respectée si la Cour d'appel de Paris est amenée à contrôler l'autorisation des visites et saisies à l'occasion d'un recours au fond contre une décision de l'Autorité de la concurrence qui lui serait défavorable. La requérante met également en cause l'impartialité des juges qui seront conduits, au cours de la même instance, à apprécier successivement si les seuls éléments soumis au juge en 2005 suffisaient à justifier l'autorisation de visite et de saisie, puis si l'ensemble des éléments recueillis par l'Autorité de la concurrence sur le fondement de cette autorisation justifiait la sanction qui pourrait être prononcée.
18. En réplique, le gouvernement fait valoir que les dispositions transitoires de l'ordonnance du 13 novembre 2008 avaient précisément pour objet de tirer les conséquences, en droit de la concurrence et avec effet rétroactif, de la violation de l'article 6 § 1 constatée par la Cour dans l'arrêt Ravon et autres, et ce conformément au principe de subsidiarité. Il explique que si de telles mesures ne devaient pas avoir d'effet sur les requêtes en cours à la date à laquelle elles sont mises en œuvre, il ne voit pas comment pourrait être rempli l'objectif consistant, pour la Cour, à éviter de " réitérer son constat de violation dans une longue série d'affaires comparables ". Le gouvernement ajoute que lorsque la Cour, dans l'arrêt Ravon et autres, évoque un contrôle " indépendant ", il s'agit d'une indépendance vis-à-vis du juge qui a délivré l'autorisation, et non vis-à-vis de la juridiction chargée de statuer in fine sur les pratiques reprochées. Le gouvernement rappelle également l'indépendance des juges judiciaires par rapport à l'autorité dont la décision est critiquée et la position de la Cour à cet égard. S'agissant de l'argument selon lequel la Cour d'appel de Paris hésiterait à mettre en cause l'ensemble d'une procédure menée par l'Autorité de la concurrence, le gouvernement expose que cette allégation repose sur un procès d'intention et cite à cet égard de la jurisprudence interne.
2. Appréciation de la Cour
19. La Cour estime que les arguments avancés par le gouvernement sont étroitement liés à la substance du grief énoncé par la requérante, de sorte qu'il y a lieu de joindre l'exception au fond (voir, par exemple, société IFB c. France, n° 2058-04, § 23, 20 novembre 2008).
20. Ceci étant, estimant par ailleurs que cette partie de la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
21. Se référant à l'arrêt Ravon et autres (précité), la requérante fait valoir que les mêmes griefs peuvent être dirigés contre les autorisations de visite et saisie délivrées à son encontre. La seule voie de contestation ouverte à l'encontre des ordonnances d'autorisation était celle d'un pourvoi en cassation dépourvu de caractère suspensif, ce qui ne lui permettait pas d'obtenir un examen des éléments de fait fondant ces autorisations. Elle ajoute que l'intervention de l'ordonnance du 13 novembre 2008 ne devrait pas avoir d'incidence sur l'appréciation des violations et que la voie de recours prévue au dernier alinéa de l'article L. 450-4 du Code de commerce ne permettait de faire contrôler que le déroulement des opérations de visite et non la régularité et le bien-fondé de l'ordonnance les ayant autorisées. A cet égard, elle cite de la jurisprudence interne. La requérante ajoute qu'il s'agit d'un contrôle du suivi d'une mesure de visite et saisie et non d'un " recours " porté devant un juge indépendant de l'autorité ayant ordonné la mesure litigieuse.
22. Renvoyant à la jurisprudence de la Cour, le gouvernement fait valoir que la Cour ne s'est pas fondée sur la seule absence d'appel contre les ordonnances d'autorisation pour conclure ipso facto à la violation de l'article 6 § 1 de la Convention ; elle s'est également appuyée sur l'absence de contrôle a posteriori de la régularité des perquisitions fiscales lorsque ces dernières n'étaient suivies d'aucun redressement ni poursuite pénale. Dans le cas contraire, les personnes concernées devraient être considérées comme ayant pu bénéficier devant les juridictions internes d'une voie de droit leur permettant d'obtenir le redressement de la violation. Le gouvernement précise qu'en matière de concurrence, l'article L. 450-4 du Code de commerce, dans sa rédaction applicable en 2005, prévoyait non seulement la possibilité de saisir le juge au cours de la visite en vue d'en obtenir l'arrêt ou la suspension, mais également la saisine de ce juge, a posteriori, en vue du contrôle de la régularité des opérations et donc de leur annulation totale ou partielle. Selon lui, il n'était donc pas besoin d'attendre que le Conseil de la concurrence se soit prononcé sur les pratiques anticoncurrentielles reprochées à la requérante. Il ajoute que si l'ordonnance du 13 novembre 2008 a transféré le contrôle du déroulement des opérations au premier président de la cour d'appel - pour assurer la cohérence avec la création d'un appel contre l'ordonnance d'autorisation en confiant l'ensemble du contentieux à un même juge -, la nature du contrôle reste exactement le même. Lorsqu'il juge du bien-fondé d'une requête en annulation et restitution le juge des libertés et de la détention mérite l'appellation de " tribunal " selon les critères rappelés dans Ravon et autres. Selon le gouvernement, la requérante a donc été mise à même de bénéficier d'un contrôle juridictionnel effectif de la régularité des visites et saisies et a choisi de ne pas faire usage de cette possibilité.
2. Appréciation de la Cour
23. En ce qui concerne le grief tiré de l'article 13 combiné avec l'article 8 de la Convention, la Cour rappelle que lorsque, comme en l'espèce, l'article 6 § 1 s'applique, il constitue une lex specialis par rapport à l'article 13 : ses exigences, qui impliquent toute la panoplie des garanties propres aux procédures judiciaires, sont plus strictes que celles de l'article 13, qui se trouvent absorbées par elles (voir, par exemple, Kudla c. Pologne [GC], n° 30210-96, § 146, CEDH 2000-XI). Il y a lieu en conséquence d'examiner le grief sur le terrain de l'article 6 § 1 uniquement, et donc de vérifier si la requérante avait accès à un " tribunal " pour obtenir, à l'issue d'une procédure répondant aux exigences de cette disposition, une décision sur sa " contestation " (Ravon et autres, précité, § 27, et Société IFB, précité, § 25).
24. Dans l'arrêt Ravon et autres et les arrêts subséquents (Ravon et autres, précité, §§ 28-35, Société IFB, précité, § 26, Maschino c. France, n° 10447-03, § 22, 16 octobre 2008, et Kandler et autres c. France, n° 18659-05, § 26, 18 septembre 2008), la Cour a jugé qu'en matière de visite domiciliaire, les personnes concernées doivent pouvoir obtenir un contrôle juridictionnel, en fait comme en droit, de la régularité de la décision prescrivant la visite ainsi que, le cas échéant, des mesures prises sur son fondement ; le ou les recours disponibles doivent permettre, en cas de constat d'irrégularité, soit de prévenir la survenance de l'opération, soit, dans l'hypothèse où une opération jugée irrégulière a déjà eu lieu, de fournir à l'intéressé un redressement approprié. Or, dans ces affaires, les requérants n'avaient disposé que d'un recours devant la Cour de cassation pour contester la régularité de la décision prescrivant la visite, ce qui ne leur avait pas permis d'obtenir un examen des éléments de fait fondant les autorisations de visite. La Cour en a conclu que le pourvoi en cassation contre l'ordonnance du juge autorisant les opérations de visite et saisie ne garantit pas un contrôle juridictionnel effectif au sens de l'article 6 § 1 de la Convention (Ravon et autres, précité, §§ 28-35).
25. En l'espèce, la Cour relève que, selon le régime prévu à l'article L. 450-4 du Code de commerce - quasiment identique à celui fixé à l'article L. 16 B du Livre des procédures fiscales -, la requérante n'a également disposé que d'un pourvoi en cassation pour contester la régularité et le bien-fondé des ordonnances de mai et juin 2005.
26. Néanmoins, à la suite des opérations de visite et de saisie, une procédure a été ouverte par l'Autorité de la concurrence et une notification des griefs a été adressée à la requérante en juillet 2009 (paragraphe 13 ci-dessus). Il faut également relever qu'après l'introduction de la requête, une réforme du système de contrôle des opérations de visite et de saisie prévu à l'article L. 450-4 du Code de commerce a été effectuée, afin d'offrir de nouvelles voies de recours (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour constate que les autorités, souhaitant tirer les conséquences de l'arrêt Ravon et autres dans le domaine du droit de la concurrence, ont modifié le droit interne par une ordonnance du 13 novembre 2008, afin de permettre aux personnes ayant fait l'objet de visite domiciliaire d'interjeter appel de l'ordonnance d'autorisation du juge des libertés et de la détention devant le premier président de la cour d'appel (ibidem).
27. Cette ordonnance contient également des dispositions transitoires rétroactives pour les opérations de visite et saisie effectuées avant son adoption. Son article 5, alinéa IV, prévoit notamment que si l'autorisation de visite et saisie a fait l'objet d'un pourvoi en cassation ayant donné lieu à un arrêt de rejet de la Cour de cassation, un recours en contestation de l'autorisation est ouvert devant la Cour d'appel de Paris saisie dans le cadre de l'article L. 464-8 du Code de commerce. La Cour relève que la requérante serait susceptible d'être concernée par ces dispositions transitoires, comme le soutient le gouvernement, puisqu'une procédure a été engagée par l'Autorité de la concurrence à la suite des opérations de visite et saisie (paragraphe 13 ci-dessus).
28. Cependant, elle constate que cette action ne pourra être exercée que si un recours au fond est formé contre la décision de l'Autorité de la concurrence, ce qui rend nécessairement l'accessibilité de cette voie de recours incertaine, compte tenu de l'exigence préalable à la fois d'une décision au fond et d'un recours contre celle-ci. Par ailleurs, la décision au fond de l'Autorité de la concurrence, qui n'est toujours pas rendue à ce jour, n'interviendra donc que plusieurs années après les décisions de 2005. Or, la Cour rappelle qu'en plus d'un contrôle en fait et en droit de la régularité et du bien-fondé de la décision ayant prescrit la visite, le recours doit également fournir un redressement approprié, ce qui implique nécessairement la certitude, en pratique, d'obtenir un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse et ce, dans un délai raisonnable.
29. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le recours en contestation prévu par l'ordonnance du 13 novembre 2008 ne répond pas aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention.
30. Par ailleurs, la Cour ne peut suivre de l'argument du gouvernement selon lequel la voie de recours prévue à l'alinéa 12 de l'article L. 450-4 du Code de commerce, dans sa rédaction applicable au moment des faits, garantissait déjà à la requérante un contrôle juridictionnel effectif au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Si cette voie de recours permettait à la requérante de faire contrôler la régularité du déroulement des opérations de visite et de saisie par le juge qui les avait lui-même autorisées, elle ne garantissait pas un contrôle juridictionnel effectif de la régularité et du bien-fondé de l'ordonnance d'autorisation répondant aux exigences d'indépendance d'un tribunal posées par l'article 6 § 1 de la Convention. A cet égard, la Cour rappelle qu'elle a jugé qu'un contrôle des opérations effectué par le juge ayant autorisé les visites et saisies ne permettait pas un contrôle indépendant de la régularité de l'autorisation elle-même (Ravon et autres, précité, § 31).
31. La Cour note au demeurant que l'ordonnance du 13 novembre 2008 a précisément modifié cette disposition, en permettant une action en contestation devant un juge différent de celui qui a autorisé les opérations de visite et de saisie, à savoir le premier président de la cour d'appel (paragraphe 14 ci-dessus).
32. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que n'ayant disposé, comme dans l'affaire Ravon et autres (précitée), que d'un pourvoi en cassation, la société requérante n'a pas bénéficié d'un contrôle juridictionnel effectif pour contester la régularité et le bien-fondé de l'ordonnance du juge des libertés et de la détention et, partant, que l'exception d'irrecevabilité jointe au fond doit être rejetée.
33. Il y a donc eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "
A. Dommage et frais et dépens
35. La requérante réclame 100 000 euro (EUR) au titre des préjudices matériel et moral, 12 000 EUR hors taxes (HT) pour les frais et dépens engagés devant la Cour de cassation et 7 000 EUR pour la procédure devant la Cour. A l'appui de la demande de frais et dépens, elle produit quatre notes d'honoraires : la première datée du 5 juillet 2005 d'un montant de 7 000 EUR correspondant à la constitution, en demande, aux noms de la requérante et d'autres sociétés (dont Primagaz Lavera) sur les pourvois formés contre l'ordonnance du juge des libertés et de la détention et à l'établissement de deux projets de mémoire ampliatif ; la seconde datée du 24 octobre 2006 d'un montant de 5 000 EUR correspondant au dépôt de deux mémoires ampliatifs et au suivi des procédures ; la troisième datée du 22 mai 2008 d'un montant de 5 000 EUR correspondant au dépôt de la requête devant la Cour ; et, la quatrième datée du 2 mars 2010 d'un montant de 2 000 EUR correspondant au dépôt d'observations devant la Cour.
36. S'agissant de la demande au titre des préjudices matériel et moraux, le gouvernement s'y oppose car elle n'est assortie d'aucune précision ni justification. Aucun préjudice matériel ou moral ne saurait donc être constitué. En toute hypothèse, le gouvernement estime que le seul constat de violation constituerait une réparation adéquate du préjudice éventuellement subi par la requérante. Concernant la demande au titre des frais et dépens, il expose que les factures des 5 juillet 2005 et 24 octobre 2006 ne concernent pas uniquement la requérante et qu'elle ne précise pas quelle proportion des honoraires facturés au titre des procédures internes concernerait le temps employé au développement de moyens correspondant en substance aux griefs soutenus devant la Cour. Le gouvernement ajoute que les montants réclamés paraissent disproportionnés et que la satisfaction équitable éventuellement allouée au titre des frais et dépens ne devra pas excéder 2 000 EUR.
37. En réplique, concernant les factures des 5 juillet 2005 et 24 octobre 2006, la requérante fait valoir qu'elle a bien déboursé les honoraires en cause et qu'il résulte des éléments de la procédure interne qu'il n'y avait pas deux séries d'intérêts juridiques distincts à protéger, les uns concernant la requérante, et les autres la société Primagaz Lavera. Elle explique que la personne suspectée de s'être livrée à des pratiques présumées frauduleuses était désignée sous la seule appellation "Primagaz" et qu'à l'adresse indiquée dans l'ordonnance d'autorisation de visites et saisies se trouvait le siège social des deux sociétés précitées. La requérante ajoute que les honoraires engagés l'ont été pour l'instruction des pourvois en cassation, pris dans leur globalité indivisible. Enfin, elle soutient qu'eu égard à la qualité de la requérante, à l'enjeu de la procédure, à la complexité du dossier et à la consistance des diligences entreprises, les honoraires engagés n'apparaissent pas excessifs.
38. La Cour constate que la demande formulée au titre du préjudice matériel n'est pas justifiée. Partant, elle sera rejetée. La Cour estime par ailleurs que le dommage moral se trouve suffisamment réparé par le constat de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention auquel elle parvient (Ravon et autres, précité, § 41, et Société IFB, précité, § 31).
39. S'agissant des frais et dépens, la Cour rappelle qu'un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, Bottazzi c. Italie [GC], n° 34884/97, § 30, CEDH 1999-V). Compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d'allouer 14 500 EUR à la requérante à ce titre.
B. Intérêts moratoires
40. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
Par ces motifs, LA COUR, à l'unanimité, 1. Joint au fond l'exception d'irrecevabilité, la rejette et déclare la requête recevable ; 2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ; 3. Dit qu'il n'y a pas lieu de rechercher s'il y a eu violation de l'article 13 de la Convention combiné avec l'article 8 de la Convention ; 4. Dit que le constat de la violation de l'article 6 § 1 de la Convention fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ; 5. Dit a) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 14 500 EUR (quatorze mille cinq cents euro) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par la requérante ; b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ; 6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus. Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 décembre 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.