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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 13 janvier 2011, n° 2010-04297

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cemex Bétons Sud-Est (SAS), Cemex France Gestion (SAS), Unibéton (SAS)

Défendeur :

Ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi, Président de l'Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Fossier

Conseillers :

Mmes Tardif, Hornecker

Avoués :

Me Teyaud, SCP Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Mes Gaffurie, Donnedieu de Vabre-Tranie, Lazarus

CA Paris n° 2010-04297

13 janvier 2011

Le produit et les entreprises en présence

Le béton prêt-à-l'emploi est fabriqué dans des centrales fixes ou mobiles à partir de ciment, de granulats, de sable et, éventuellement, d'autres adjuvants.

Le plus coûteux de ces matériaux étant le ciment, les principaux producteurs de ciment sont présents dans le secteur de la production du béton prêt-à-l'emploi, qui constitue pour eux un débouché essentiel, et ce, tant au plan national que dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (ci-après Paca), concernée par la présente affaire. Ainsi, au moment des faits, opéraient la société Lafarge Ciments, au travers de sa filiale Lafarge Béton Granulats, la société Calcia, au travers de sa filiale Unibéton (anciennement Unimix), et la société Vicat au travers de sa filiale Béton Travaux, ainsi qu'un autre producteur d'importance nationale, la société Béton de France, filiale de la société Ready Mix Concrete (RMC) basée au Royaume-Uni.

Les granulats représentant, en valeur, le second constituant du béton prêt-à-l'emploi, des producteurs de granulats sont également actifs dans l'industrie du béton, ainsi, dans la zone géographique concernée, le groupe Garrassin, qui avait pris des participations dans le capital de sociétés productrices de béton prêt-à-l'emploi exploitées par des filiales de groupe d'importance nationale, et la société Redland, filiale du groupe du même nom basé au Royaume-Uni, fortement implanté dans le secteur des granulats, qui intervenait dans la région Paca par l'intermédiaire de sa filiale Redland Granulats Sud.

Ces groupes se trouvent par ailleurs concurrencés par des entreprises locales à capitaux familiaux, à l'instar de la Société nouvelle des bétons techniques (ci-après la SNBT) qui exploitait une centrale à béton à La Ciotat et une autre à Ollioules, et de la société Bonifay, négociant en matériaux, dans la région de Toulouse.

En outre, l'activité du béton prêt-à-l'emploi se caractérise par sa forte dépendance aux variations de l'activité du BTP.

La plainte et la procédure

Le 5 juillet 1993, M. Mas, actionnaire pour moitié de la SNBT et ancien directeur commercial pour la Paca de la société Unimix, s'est présenté à la brigade interrégionale d'enquête de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (ci-après la DGCCRF), à Marseille, pour y dénoncer une entente entre producteurs de béton prêt-à-l'emploi en Paca et se plaindre de pratiques mises en œuvre par ces producteurs en vue d'évincer la SNBT, récemment entrée sur le marché à Ollioules.

Une enquête de la DGCCRF a débuté en septembre 1993. Le 28 janvier 1994, une autorisation de visite a été sollicitée du TGI de Marseille (pourvoi rejeté le 3 octobre 1995) ; et la visite a eu lieu le 7 février 1994. Il a notamment pu être démontré que des représentants des sociétés Redland, Superbéton, Unimix, Béton de France ont réservé des salles de réunion dans les départements du Var, du Vaucluse, et des Bouches-du-Rhône, aux dates que M. Mas, susnommé, avait indiquées. Le ministre de l'Economie et des Finances a, par lettre du 5 juillet 1994, saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre dans le secteur du béton prêt-à-l'emploi dans la région Paca. Le ministre a notamment dénoncé des ententes de répartition de marchés et une entente visant à l'exclusion du marché de la société SNBT.

Le ministre a demandé le prononcé de mesures conservatoires. Par décision n° 94-MC-10, en date du 14 septembre 1994, le Conseil de la concurrence a enjoint, à titre de mesures conservatoires, à quatre sociétés parmi lesquelles la société Béton de France, de cesser de vendre directement ou indirectement, dans un rayon de 25 km de la ville de Toulon, du béton prêt-à-l'emploi à un prix unitaire inférieur au coût moyen variable de production tel qu'il résultait de leur comptabilité analytique établie mensuellement pour leurs centrales respectives.

La décision et les recours

Le 17 juin 1997, le Conseil de la concurrence, statuant au fond, a rendu une décision n° 97-D-39 par laquelle:

1 - il sanctionnait, 13 entreprises parmi lesquelles la SA Unibéton (40 MF), la SA Béton de France, aux droits de laquelle est venue la SAS RMC France puis dernièrement la SAS Cemex France Gestion (30 MF), la SARL Brignolaise de béton et d'agglomérés, aux droits de laquelle est venue la SAS Cemex bétons Sud-Est (300 000 F) pour des pratiques :

- d'ententes par fixations concertées de prix et de quotas sur six marchés géographiques locaux,

- d'ententes visant à la répartition des marchés à l'échelle régionale,

- de pratiques collectives de prix prédateurs visant à l'éviction d'une entreprise concurrente.

2 - il ordonnait la publication d'une partie de la décision dans les quotidiens "La Tribune" et "Les Echos", aux frais des entreprises sanctionnées.

Par un arrêt du 20 octobre 1998, rectifié le 24 novembre 1998, la Cour d'appel de Paris, a rejeté les recours formés contre cette décision par dix des entreprises sanctionnées, parmi lesquelles SA Unibéton, SAS Cemex France Gestion et la SAS Cemex bétons Sud-Est.

Le 9 octobre 2001, sur les pourvois de ces trois entreprises, la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a cassé cet arrêt en toutes ses dispositions, pour violation de l'article 6, paragraphe 1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, ensemble l'article L. 464-1 du Code de commerce, en ce que la cour avait refusé de retenir le manquement au principe d'impartialité résultant du fait que la décision du Conseil avait été rendue par une formation comportant des membres qui avaient statué sur la demande de mesures conservatoires.

L'affaire a été renvoyée devant la même cour, autrement composée.

Par arrêt du 22 juin 2004, saisie par ces trois mêmes entreprises, la Cour d'appel de Paris a annulé la décision n° 97-D-39 du Conseil de la concurrence et renvoyé l'affaire devant le Conseil de la concurrence pour qu'il soit à nouveau statué.

Cet arrêt a été cassé, le 27 septembre 2005, par la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, pour violation des articles L. 464-8 du Code de commerce, 561 et 562 du (nouveau) Code de procédure civile au motif que, saisie de recours en annulation ou en réformation d'une décision du Conseil de la concurrence, la cour d'appel était tenue de statuer en fait et en droit sur les demandes des parties tendant à l'annulation de l'enquête et de l'instruction ayant conduit à la décision qu'elle annulait, et, le cas échéant, sur les griefs notifiés, peu important que le ministre de l'Economie, n'ayant pas formé un recours à l'encontre de la décision, ne fût pas partie à l'instance.

L'affaire a été renvoyée devant la même cour autrement composée.

Dans un arrêt du 25 mars 2008 et à la demande des sociétés Cemex Bétons Sud-Est Cemex France Gestion et Unibéton, la Cour d'appel de Paris a :

- déclaré irrecevables les moyens nouveaux présentés par les parties (relatifs à la présence du rapporteur au délibéré et à la partialité du rapporteur),

- annulé la décision du Conseil, au motif pris de la participation de membres du Conseil au délibéré sur la demande de mesures conservatoires, et

- statuant en fait et en droit sur les demandes des parties, écarté l'ensemble des moyens soulevés, relatifs à l'irrégularité prétendue de l'enquête administrative, confirmé que les pratiques d'entente étaient établies à l'encontre des requérantes et prononcé des sanctions pécuniaires identiques à celle prononcées par le Conseil en 1997.

Cet arrêt de la Cour d'appel de Paris a été cassé et annulé en toutes ses dispositions par un arrêt de la Cour de cassation du 3 mars 2009 en ce qu'il avait déclaré irrecevables les moyens nouveaux soulevés par les requérantes, la cour d'appel ayant méconnu les dispositions des textes susvisés alors que la procédure de renvoi après cassation est régie par le titre XVI du livre premier du Code de procédure civile et non par celles du titre VI, de son livre II. La Chambre commerciale énonce " que les dispositions du Code de procédure civile ne cèdent que devant les dispositions expressément contraires du Code de commerce ou aménageant des modalités propres aux recours contre les décisions du Conseil de la concurrence ; qu'aux termes du deuxième de ces textes, il n'est expressément dérogé qu'au titre VI du livre II du Code de procédure civile (...) ; que (la cour d'appel ne pouvait) déclarer irrecevables les demandes nouvelles des sociétés Cemex France, Cemex Béton Sud-Est et Unibéton, (en retenant) que parmi les dispositions du (nouveau) Code de procédure civile, seules sont applicables en la cause celles auxquelles il n'est pas expressément dérogé par des textes spéciaux et qui sont compatibles avec celles aménageant des modalités propres à l'exercice des recours contre les décisions du Conseil de la concurrence; (et en énonçant ensuite) que la procédure suivie devant la cour d'appel sur les recours contre les décisions du Conseil de la concurrence est gouvernée par la règle essentielle, prévue par l'article R. 464-1 du Code de commerce, selon laquelle les parties requérantes doivent déposer l'exposé des moyens qu'elles invoquent dans le délai de deux mois à compter de la notification de la décision et en conclut que les moyens invoqués après ce délai sont irrecevables, à moins qu'ils ne soient relatifs à des éléments révélés postérieurement ou qu'ils ne répondent à des moyens invoqués devant la cour ".

En outre, la Cour de cassation a renvoyé à la cour d'appel l'examen du recours en contestation de l'autorisation de visite et saisie (à la suite de l'ordonnance prise par le Président du Tribunal de grande instance de Marseille le 28 janvier 1994) ayant autorisé les visites domiciliaires et les saisies que les sociétés Cemex France Gestion et Cemex Bétons Sud-Est et Unibéton avaient indiqué entendre former. Sur ce point, la Cour de cassation énonce dans son arrêt les motivations suivantes : "(que) lorsqu'est pendant devant la Cour de cassation un pourvoi formé contre un arrêt de la Cour d'appel de Paris statuant dans le cadre de l'article L. 464-8 du Code de commerce, les parties ont la faculté de demander le renvoi à la Cour d'appel de Paris pour l'examen d'un recours en contestation de l'autorisation de visite et saisie délivrée par le juge des libertés et de la détention; Attendu que par des observations déposées le 23 décembre 2008, les sociétés Cemex France et Cemex Béton Sud-Est ont, en application de cette disposition, demandé le renvoi devant la cour d'appel afin qu'il soit statué sur la contestation qu'elles entendent former contre l'ordonnance rendue par le Président du tribunal de grande instance, alors compétent, le 28 janvier 1994 et autorisant les visite et saisie ".

Sur quoi

LA COUR

Considérant que les sociétés Cemex avancent notamment dans leurs écritures que les actes accomplis, notamment les visites domiciliaires et les saisies, sont irréguliers comme procédant d'une ordonnance les autorisant entachée de nullité; qu'en effet, les entreprises n'ont pas disposé au moment où l'ordonnance d'autorisation a été rendue d'un recours effectif au sens de l'article 6 § 1 de la CESDH et que la voie de recours nouvelle ouverte par l'article 5 IV al. 2 de l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 ne permet pas de satisfaire non plus à cette exigence ;

Que la société Cemex France Gestion comme la société Unibéton soutiennent que:

(1) L'article 5 IV alinéa 2 de l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence ne satisfait pas aux exigences de l'article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales, à savoir un recours effectif au moment de l'autorisation de visites et saisies et devant un juge impartial :

a) La non-conformité du texte de l'article L. 450-4 du Code de commerce, dans sa version antérieure à celle de l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008, aux exigences de l'article 6 § 1 de la CESDH ;

b) La non-conformité de l'article 5 IV alinéa 2 de l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence aux exigences de l'article 6 § 1 de la CESDH ;

2) L'Administration a fait preuve de déloyauté en présentant au juge, à l'appui de sa demande d'autorisation de visites et saisies, des documents tronqués, des pièces " reconstituées " et un dossier incomplet :

a) L'Administration a fait preuve de déloyauté en présentant au juge, à l'appui de sa demande d'autorisation de visites et saisies du 27 janvier 1994 (Annexe 4 à la requête de l'Administration) une version tronquée du procès-verbal de déclaration et d'inventaire de documents communiqués de MM. Mas et Engel en date du 5 juillet 1993 qui a été établi en deux versions différentes;

b) L'Administration a fait preuve de déloyauté en présentant au juge, à l'appui de sa demande d'autorisation de visites et saisies du 27 janvier 1994, un document présenté comme original intitulé " réunions de tables Paca " annexé au procès-verbal de déclaration et d'inventaire de documents communiqués de MM. Mas et Engel en date du 5 juillet 1993 (feuillets 1, 2 et 3), et que Monsieur Mas a reconnu le 10 octobre 1996 avoir " reconstitué " ;

c) L'Administration a fait preuve de déloyauté en dissimulant au juge une grande partie de l'enquête préliminaire qu'elle avait réalisé, ce qui a eu pour effet de tromper le Président du tribunal;

3) L'ordonnance d'autorisation de visites et saisies en date du 28 janvier 1994 s'appuie sur des actes irréguliers;

Considérant que délibéré pendant, la Cour européenne des Droits de l'Homme, modifiant ou précisant sa jurisprudence, a statué comme suit (CEDH, 21 décembre 2010, requête n° 29613-08, Compagnie des gaz de pétrole Primagaz - http://url.legalnews.fr/4g3 - CEDH, 21 décembre 2010, requête n° 29408-08, société Canal Plus, groupe Canal Plus et Sport Plus - http://url.legalnews.fr/4g2) sous la plus expresse réserve d'une lecture plus appropriée que feraient les parties de cet arrêt:

Des sociétés ont dénoncé une atteinte à leur droit à un procès équitable et à un recours effectif, relevant qu'elles n'ont pas eu accès à un tribunal pour obtenir, à l'issue d'une procédure répondant aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, une décision sur sa "contestation" relative à la régularité et au bien-fondé des autorisations d'opérations de visite et de saisie effectuées dans leurs locaux.

Dans deux arrêts du 21 décembre 2010, la Cour européenne des Droits de l'Homme estime que n'ayant disposé que d'un pourvoi en cassation, les sociétés requérantes n'ont pas bénéficié d'un contrôle juridictionnel effectif pour contester la régularité et le bien-fondé de l'ordonnance du juge des libertés et de la détention ayant autorisé les visites et saisies et, partant, que l'exception d'irrecevabilité jointe au fond doit être rejetée.

La cour estime que le recours en contestation prévu par l'ordonnance du 13 novembre 2008 ne répond pas aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention, car cette action ne pourra être exercée que si un recours au fond est formé contre la décision de l'Autorité de la concurrence, ce qui rend nécessairement l'accessibilité de cette voie de recours incertaine. Or, la cour rappelle qu'en plus d'un contrôle en fait et en droit de la régularité et du bien-fondé de la décision ayant prescrit la visite, le recours doit également fournir un redressement approprié, ce qui implique nécessairement la certitude, en pratique, d'obtenir un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse et ce, dans un délai raisonnable.

Par ailleurs, la cour constate que la voie de recours prévue à l'alinéa 12 de l'article L. 450-4 du Code de commerce, alors applicable, qui permettait à la requérante de faire contrôler la régularité du déroulement des opérations de visite et de saisie par le juge qui les avait lui-même autorisées, ne garantissait pas à la requérante un contrôle juridictionnel effectif répondant aux exigences d'indépendance d'un tribunal posées par l'article 6 § 1 de la Convention. En effet, un contrôle des opérations effectué par le juge ayant autorisé les visites et saisies ne permettait pas un contrôle indépendant de la régularité de l'autorisation elle-même.

Considérant que l'Autorité de la concurrence, partie défenderesse devant la cour et disposant de tous les droits inhérents à cette qualité, doit pouvoir conclure sur la portée de cet arrêt dans l'espèce, sans préjudice des conclusions des autres parties, ainsi que du Ministère public et de la ministre chargée de l'Economie;

Par ces motifs, Joint les procédures enregistrées sous les numéros 2010-04297 et 2009-12950 ; Ordonne la réouverture des débats à l'audience du jeudi 20 janvier 2011 à dix heures, salle 2 (escalier Z - 4e étage, les parties étant libres de s'y rendre ou de s'y faire représenter ; Autorise les parties, le Ministère public et la ministre à produire des écritures avant le lundi 17 janvier 2011 à 15 heures, après quoi elles seront déclarées irrecevables; Dit que les parties pourrons répliquer jusqu'au 19 janvier 2011 à 15 heures, après quoi elles seront déclarées irrecevables; Réserve tous moyens et les dépens.