CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 20 janvier 2011, n° 09-19277
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Fred Paris (SA)
Défendeur :
Berro
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mmes Touzery-Champion, Pomonti
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Menard-Scelle-Millet
Avocats :
Mes Jourde, Blistene
Faits constants et procédure
Monsieur Marcial Berro est créateur de bijoux et d'horlogerie de luxe. Il a apporté son concours à la société Fred Paris, l'un des joaillers et bijoutiers de luxe parisiens, par huit contrats successifs sans discontinuité de mai 1996 à fin 2006.
Ces contrats contiennent tous une clause d'intuitu personae concernant Marcial Berro.
En outre, certains de ces contrats dont ceux du 9 décembre 2003, du 7 novembre 2004 et du 24 novembre 2005, prévoient une collaboration de Monsieur Berro avec Madame Watine-Arnault, PDG de la SA Fred Paris.
Suite au décès de Madame Watine-Arnault le 1er mars 2006, la SA Fred Paris n'a pas poursuivi sa collaboration avec Monsieur Berro à l'issue du huitième contrat qui expirait le 31 décembre 2006.
Cependant, en mars 2007, un nouveau contrat a été proposé à Monsieur Berro qui a refusé de le signer, la rémunération proposée étant considérablement réduite.
Considérant que la proposition faite constituait une rupture abusive des relations commerciales, Monsieur Berro a, par acte du 6 novembre 2007, assigné la SA Fred Paris devant le Tribunal de commerce de Paris afin de la voir condamnée à lui payer des dommages et intérêts à hauteur de 105 000 euro.
Par jugement du 22 juillet 2009, le tribunal a condamné la société Fred Paris à payer à Monsieur Berro les sommes de 70 875 euro à titre de dommages et intérêts et de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
LA COUR :
Vu l'appel de ce jugement interjeté par la SA Fred Paris le 10 septembre 2009.
Dans ses dernières conclusions du 30 septembre 2010, la SA Fred Paris demande à la cour :
- d'infirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions,
- subsidiairement, de dire et juger que la cessation des relations commerciales entre la société Fred et Monsieur Berro est justifiée et dénuée de brutalité,
- en toute hypothèse, de débouter Monsieur Berro de l'ensemble de ses demandes et le condamner à payer à la société Fred la somme de 1 500 euro pour procédure abusive et 4 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
La société Fred Paris invoque une précarité des relations contractuelles la liant avec Monsieur Berro, ainsi qu'une absence d'abus dans l'exercice de son droit de ne pas contracter pour dire qu'il n'y a pas lieu à application des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce. Elle estime, en tout état de cause, que la rupture des relations commerciales n'a été, ni abusive, ni brutale, compte tenu du caractère intuitu personnae du contrat et des modalités de la cessation des relations contractuelles.
Monsieur Marcial Berro, dans ses dernières conclusions du 14 octobre 2010, demande à la cour de :
- confirmer le jugement entrepris,
- dire et juger que la société Fred a rompu abusivement et brutalement ses relations contractuelles avec Monsieur Berro,
- la condamner à lui payer la somme de 105 000 euro à titre de dommages et intérêts, toutes causes confondues,
- la condamner en outre à lui payer la somme de 3 000 euro à titre de procédure abusive et celle de 8 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Il réplique que le caractère intuitu personae du contrat est exclusivement attaché à sa personne, en sa qualité de créateur, et non au rôle de Madame Watine-Arnault qui était purement organisationnel. Il estime que la rupture a été soudaine et brutale dès lors qu'il n'a jamais été averti, même verbalement, de la modification substantielle et unilatérale des relations contractuelles alors que la SA Fred Paris ne pouvait ignorer qu'il ne pourrait accepter une telle réduction de ses revenus.
Motifs
Il n'est pas contesté que Monsieur Marcial Berro a apporté, de façon continue pendant plus de dix ans, sa collaboration à la SA Fred Paris.
Le fait que les huit contrats successifs aient été à durée déterminée, ne contenant ni clause de renouvellement tacite, ni engagement de négocier un éventuel renouvellement, n'implique pas, comme le voudrait la SA Fred Paris, qu'il n'y aurait pas de relation commerciale établie entre les parties.
Le renouvellement systématique d'un contrat de collaboration entre les parties, qui a été réitéré sans discontinuité pendant plus de dix ans, est au contraire caractéristique d'une relation commerciale établie soumise aux dispositions de l'article L. 442-6 I 5°, de sorte que la SA Fred Paris ne pouvait y mettre fin brutalement sans commettre une faute.
Dans les derniers contrats, la clause d'intuitu personae était rédigée de la manière suivante :
" Le présent contrat est conclu en considération de la personne de Monsieur Berro. Celui-ci s'engage à fournir personnellement les prestations de conseil faisant l'objet du présent protocole et s'interdit de sous-traiter ou de céder tout ou partie de ses droits et obligations.
A l'inverse, il s'agit d'un contrat d'intuitu personae par lequel Monsieur Berro travaillera en collaboration avec Madame Watine-Arnault ".
A l'évidence, le caractère intuitu personae des huit contrats signés successivement était uniquement lié à la personnalité de Monsieur Marcial Berro qui devait exécuter personnellement ses prestations, s'agissant d'œuvres artistiques.
La clause ne peut être interprétée, comme le fait à tort la SA Fred Paris, comme " une relation binaire intuitu personae entre Monsieur Berro et Madame Watine-Arnault ", qui pouvait permettre à l'appelante de mettre immédiatement fin aux relations contractuelles suite au décès de cette dernière.
Il convient de rappeler que Monsieur Marcial Berro a commencé sa collaboration avec la SA Fred Paris bien avant l'arrivée de Madame Watine-Arnault au sein de la société, de sorte que sa collaboration n'était pas liée avec la présence de cette dernière comme présidente de la société.
En outre, comme l'ont justement relevé les premiers juges, Madame Watine-Arnault avait un rôle purement organisationnel et n'avait pas la qualité de créatrice.
D'ailleurs, le fait que les relations commerciales pouvaient perdurer indépendamment du décès de Madame Watine-Arnault est démontré par l'offre de renouvellement adressée par la SA Fred Paris à Monsieur Marcial Berro en mars 2007.
Cette offre de renouvellement ne pouvait, compte tenu de son caractère dérisoire, être acceptée par Monsieur Marcial Berro.
Il lui était en effet proposé la création d'une ligne de bijoux de 5 à 10 pièces pour un montant de 7 500 euro plus 7 500 euro au titre de ses droits de propriété intellectuelle en cas d'accord sur l'exploitation de la ligne.
Cela revenait à vider le contrat de sa substance alors que la rémunération des quatre contrats précédents était de 64 029 euro HT.
Par ailleurs, Monsieur Marcial Berro n'a jamais été averti de cette modification substantielle et unilatérale des relations contractuelles.
La SA Fred Paris ne justifie pas avoir adressé à Monsieur Marcial Berro, entre le décès de Madame Watine-Arnault en mars 2006 et la nouvelle offre en mars 2007, le moindre courrier l'informant d'une cessation ou à tout le moins d'une modification très importante des relations contractuelles.
L'attestation de Monsieur Pascal, président par intérim de la SA Fred Paris, qui n'est corroborée par aucun autre élément, ne saurait suffire à démontrer une information même verbale de la modification radicale des relations commerciales existant entre les parties.
Dès lors, il ya bien eu rupture brutale par la SA Fred Paris d'une relation commerciale établie.
La SA Fred Paris doit donc indemniser Monsieur Marcial Berro du préjudice qu'il a subi du fait de cette rupture sans respecter un préavis suffisant pour lui permettre de trouver de nouveaux partenaires.
Pour apprécier le montant de son préjudice, que Monsieur Marcial Berro estime à 105 000 euro représentant deux années de rémunération, il y a lieu de prendre en considération :
- la durée de la collaboration antérieure qui s'étend de façon continue du 5 avril 1996 au 31 décembre 2006,
- le fait que les contrats contenaient une clause d'exclusivité aux termes de laquelle Monsieur Berro s'engageait, pendant la durée de l'accord, à ne pas accepter de missions identiques ou similaires avec un tiers à l'exception de la société Swaroski,
- le secteur particulier d'intervention de Monsieur Berro dont le nombre d'acteurs internationaux est limité rendant plus difficile la recherche de nouveaux partenaires.
Ces éléments ainsi que le préjudice moral inévitablement ressenti par Monsieur Marcial Berro du fait de son éviction justifient l'allocation de la somme de 105 000 euro réclamée.
Le jugement dont appel doit donc être réformé sur le montant des dommages et intérêts alloués à Monsieur Marcial Berro.
Le simple fait de se méprendre sur l'étendue de ses droits ne constitue pas un abus de procédure, de sorte qu'il convient de rejeter la demande de Monsieur Marcial Berro en dommages et intérêts pour procédure abusive et ce d'autant plus qu'il ne justifie pas d'un préjudice distinct de celui indemnisé au titre des frais irrépétibles.
L'équité commande d'allouer à Monsieur Marcial Berro une indemnité de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Confirme le jugement déféré sauf sur le montant des dommages et intérêts, Statuant à nouveau sur ce point, Condamne la SA Fred Paris à payer à Monsieur Marcial Berro la somme de 105 000 euro à titre de dommages et intérêts, Déboute les parties de leurs plus amples demandes, Condamne la SA Fred Paris à payer à Monsieur Marcial Berro la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la SA Fred Paris aux dépens d'appel, Autorise la SCP Menard-Scelle-Millet, avoués, à recouvrer directement les dépens d'appel conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.