Livv
Décisions

CA Colmar, 1re ch. civ. A, 1 juin 2010, n° 07-05106

COLMAR

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Brasseries Kronenbourg (SAS)

Défendeur :

Marette

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Hoffbeck

Conseillers :

MM. Cuenot, Allard

Avocats :

Me Boisrame, SCP Cahn, Associés

TGI Strasbourg, ch. com., du 15 nov. 200…

15 novembre 2007

Le 27 septembre 1999, la société Brasserie Kronenbourg a conclu avec M. Marette, qui exploite un café à Moëlan-sur-Mer, un contrat de fourniture de bière pour une durée de sept années à compter du 7 septembre 1999. Ce contrat a été modifié par un avenant daté du 18 novembre 1999.

Reprochant à son cliente de ne plus s'approvisionner auprès de l'entrepositaire désigné, la société Brasserie Kronenbourg a, selon assignation du 24 août 2005, attrait M. Marette devant le Tribunal de grande instance de Strasbourg pour obtenir la résiliation de la convention aux torts de ce dernier ainsi que le paiement de diverses sommes au titre de l'indemnité de rupture et des restitutions.

M. Marette s'est opposé aux prétentions du brasseur en arguant de la nullité de la convention litigieuse et de ses avenants par application de l'article 81-2 du traité de Rome et du règlement 2790-99. Très subsidiairement, il a conclu à la réduction de la clause pénale.

Par jugement du 15 novembre 2007, le Tribunal de grande instance de Strasbourg a:

- prononcé la nullité de la convention du 27 septembre 1999 par application des articles 81-1 et 81-2 du traité CE,

- débouté la société Brasserie Kronenbourg de l'ensemble de ses prétentions,

- condamné la société Brasserie Kronenbourg aux dépens ainsi qu'au paiement de 1 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Les premiers juges ont principalement retenu:

- que la convention de bière litigieuse et les accords du même type étaient susceptibles d'affecter de façon sensible le commerce entre Etats membres et avaient pour effet de restreindre le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun;

- que M. Marette était fondé à opposer au brasseur les dispositions de l'article 81-1 du traité instituant la Communauté européenne;

- que la société Brasserie Kronenbourg, qui ne peut sérieusement contester disposer plus de 30 % de parts de marché sur la bière vendue dans les CHD, ne pouvait pas se prévaloir du règlement d'exemption 2790-99;

- que la société Brasserie Kronenbourg n'était pas en mesure de bénéficier de l'exemption de l'article 81-3 du traité CE dès lors que l'exclusivité concernait également la bière en bouteille.

Par déclaration reçue le 11 décembre 2007, M. Marette a interjeté appel de cette décision.

Aux termes de ses conclusions récapitulatives déposées le 22 janvier 2010, la société Brasserie Kronenbourg demande à la cour de:

- déclarer son appel recevable;

- prononcer la résiliation de la convention aux torts exclusifs de M. Marette;

- condamner M. Marette à lui payer:

* la somme de 28 473,13 euro avec les intérêts légaux à compter de la mise en demeure,

* celle de 4 599,12 euro avec les intérêts légaux à compter de la mise en demeure;

- à titre subsidiaire, condamner M. Marette à lui restituer le matériel mis à sa disposition selon avenant, sous astreinte de 100 euro par jour de retard à compter du prononcé de la décision à intervenir, et à payer la valeur d'usage, soit 4 599,12 euro TTC, celui-ci ayant été conservé depuis plus de 10 ans, ainsi qu'à verser la somme de 14 269,23 euro au titre des prestations financières, augmentée des intérêts au taux légal depuis 1999;

- condamner l'intimé à lui payer la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile

- ordonner la capitalisation des intérêts en application de l'article 1154 du Code civil;

- condamner M. Marette aux dépens de première instance et d'appel.

Au soutien de son appel, elle fait valoir en substance:

- que M. Marette a persisté dans la violation de ses obligations malgré l'envoi d'une mise en demeure;

- qu'en 2000, la société Brasseries Kronenbourg contrôlait par l'intermédiaire de son réseau de distributeurs 26 % du marché CHR (cafetier, hôtelier, restaurateur), c'est-à-dire une part de marché inférieure au seuil fixé par le règlement d'exemption;

- que la seule circonstance que l'appelante puisse détenir une part supérieure à 30 % sur le marché de l'approvisionnement en bière des CHR n'implique pas que ses accords de distribution soient automatiquement prohibés par l'article 81 § 1;

- que l'appelante, qui se fonde sur des constats désormais caducs, ne démontre pas que les contrats de distribution souscrits par la concluante affectent le commerce intra-communautaire, ses parts de marché étant en déclin constant depuis 1996;

- que les contrats de fourniture de bière n'entrainent ni effet cumulatif, ni effet de verrouillage sur le marché français;

- qu'en tout état de cause, les contrats remplissent les conditions d'application de l'article 81 § 3 du traité puisqu'ils contribuent à améliorer la distribution de la bière en fût, que les consommateurs bénéficient de meilleures conditions de consommation dans les débits de boissons, qu'ils sont indispensables à l'amélioration de la distribution de la bière et qu'ils ne contribuent pas à éliminer la concurrence;

- qu'il n'est pas possible d'annuler un contrat qui a été exécuté pendant cinq ans et demi.

Selon conclusions récapitulatives remises le 10 novembre 2009, M. Marette, qui fait sienne l'argumentation des premiers juges et reproche au brasseur de développer des contre-vérités, précise:

- que l'appelante, qui dispose d'une part de marché CHD de plus de 30 %, ne peut pas bénéficier du règlement d'exemption 2790-99;

- que le contrat litigieux n'est pas conforme à la réglementation européenne et est nul en application de l'article 81-2 du traité de Rome;

- que M. Marette a été abusé lorsqu'il a signé un contrat d'adhésion prévoyant la vente de volumes de bière irréalistes;

- que la société Brasserie Kronenbourg ne démontre pas que le contrat de bière contribuerait au progrès économique;

- que l'effet cumulatif des contrats de bière conduit à un verrouillage du marché.

En conséquence, il prie la cour de:

- confirmer le jugement entrepris;

- à titre subsidiaire, avant dire droit, solliciter l'avis de la Commission européenne voire du Conseil français de la concurrence;

- à titre très subsidiaire, dire que le calcul d'éventuels dommages et intérêts en faveur du brasseur ne pourrait se fonder que sur des volumes réalisables, soit 3,25 hl par mois.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 19 mars 2010.

Sur ce, LA COUR

Vu les pièces et les écrits des parties auxquels il est renvoyé pour l'exposé du détail de leur argumentation,

Attendu que la recevabilité de l'appel en la forme n'est pas discutée;

Attendu qu'il n'est pas contesté que la convention de fourniture de bière signée le 27 septembre 1999, prorogée jusqu'au 28 août 2007 par l'avenant du 18 novembre 1999, ne violait pas le droit européen applicable à la date de sa conclusion dès lors qu'elle remplissait les conditions d'exemption prévues par le règlement CEE n° 1984-83, mais que, ses effets s'étant poursuivis sous l'empire du règlement (CE) n° 2790-1999 de la Commission du 22 décembre 1999, il convient de rechercher si elle est tombée sous le coup de l'interdiction des ententes posée par l'article 81 §1 du traité CE depuis le 1er janvier 2002;

Attendu que l'article 81 paragraphe 1 du traité CE interdit tous accords entre entreprises susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et ayant pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence;

Attendu qu'en dépit des dénégations de l'appelante qui affirme avoir détenu une part inférieure à 30 % sur le marché pertinent, c'est-à-dire en l'espèce sur le marché national de la bière destinée aux cafés, hôtels et restaurants indépendants (CHR ou encore établissements Horeca), en proposant notamment une lecture très personnelle de l'avis n° 04-A-08 du 18 mai 2004 du Conseil de la concurrence, sa part de marché était encore supérieure au moins à 30 % en 2000;

Mais attendu que ce simple constat ne permet pas de présumer une entente interdite; que M. Marette, sur lequel la charge de la preuve d'une violation de l'article 81, paragraphe 1 repose en vertu de l'article 2 du règlement (CE) n° 1-2003 du Conseil du 16 décembre 2002, ne démontre pas que le contrat litigieux, compte tenu de ce qu'il portait sur la livraison de quantités réduites de bière et était destiné à arriver à expiration à moyen terme, a contribué de manière significative à l'effet de blocage produit par les contrats similaires de fourniture de bière; qu'il peut être observé que si le marché pertinent est oligopolistique puisqu'il est dominé par trois brasseurs, à savoir les groupes Kronenbourg, Heineken et Interbrew, la société Brasserie Kronenbourg doit faire face à un concurrent d'une taille équivalente voire supérieure à la sienne, le groupe Heineken, et que la concurrence y reste vive dans la mesure où le débitant lié par un contrat de fourniture de bière n'est le détaillant exclusif que d'un seul brasseur ; qu'à cet égard, la société Brasserie Kronenbourg soutient, sans être démentie par l'intimé, qu'elle a perdu des parts de marché depuis 1999 au profit du groupe Heineken;

Attendu, dans ces conditions, en l'absence de preuve du verrouillage du marché et de violation corrélative de l'article 81 § 1 susvisé, qu'il convient de rejeter l'exception de nullité soulevée par le débitant de boissons et d'infirmer le jugement entrepris;

Attendu que M. Marette n'ayant pas donné suite à l'injonction du brasseur de reprendre ses " approvisionnements ... exclusivement et auprès des Ets Ellidis Boissons Services " (lettre recommandée distribuée le 21 mai 2005), la société Brasserie Kronenbourg était fondée à poursuivre la résiliation du contrat aux torts de son client; que cette demande est toutefois devenue sans objet puisque le contrat est venu à échéance depuis l'introduction de l'instance ; que la société Brasserie Kronenbourg n'en demeure pas moins fondée à faire sanctionner les manquements de M. Marette;

Attendu que M. Marette, qui est tenu de " restituer à la brasserie l'ensemble des avantages consentis " (article 8), ne conteste pas la vocation de la société Brasserie Kronenbourg à obtenir le paiement d'une indemnité équivalente à la valeur des équipements (tirage pression, enseignes, store) mis à sa disposition selon avenant du 18 novembre 1999 ; qu'il sera condamné à payer une somme de 4 599,12 euro à ce titre;

Attendu que M. Marette avait partiellement exécuté son engagement à la date de l'interruption de l'approvisionnement puisqu'il avait débité 288,90 hl ; qu'il a déjà subi une première sanction puisqu'il doit restituer un montant équivalent à la valeur du matériel mis à sa disposition en contrepartie de son obligation d'exclusivité;

Attendu que la pénalité fixée de manière forfaitaire à " 20 % du prix des quantités de bières manquantes valorisées sur la base de la dernière facturation " (article 8 de la convention) apparaît manifestement excessive par rapport au préjudice réel de l'appelante et qu'elle n'est destinée qu'à assurer essentiellement une dissuasion punitive des cafetiers infidèles ; que la cour dispose d'éléments suffisants pour réduire à 12 000 euro le montant de la clause pénale;

Attendu qu'en conclusion, M. Marette sera condamné à payer la somme de 16 599,12 euro outre intérêts au taux légal à compter de l'assignation, les intérêts se capitalisant selon les modalités prévues par l'article 1154 du Code civil;

Attendu que M. Marette supportera les dépens de première instance et d'appel ; qu'il n'est pas inéquitable de laisser à la société Brasserie Kronenbourg la charge de ses frais irrépétibles;

Par ces motifs, LA COUR, Déclare la société Brasserie Kronenbourg recevable en son appel principal; Infirme le jugement entrepris; Statuant à nouveau, condamne M. Marette à payer à la société Brasserie Kronenbourg une somme de seize mille cinq cent quatre vingt dix neuf euro douze centimes (16 599,12 euro) avec intérêts au taux légal à compter du 24 août 2005; Ordonne la capitalisation des intérêts dans les conditions prévues par l'article 1154 du Code civil; Déboute la société Brasserie Kronenbourg de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile; Condamne M. Marette aux dépens de première instance et d'appel.