CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 17 décembre 2010, n° 09-01517
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Boucheron Holding (SA), YSL Beauté (SASU)
Défendeur :
Club Privé (SARL), Vicinanza Trading (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Girardet
Conseillers :
Mmes Darbois, Nerot
Avoués :
SCP Bernabe-Chardin-Cheviller, SCP Baufume-Galland-Vignes, SCP Monin-d'Auriac de Brons
Avocats :
Mes Demoly, Stambouli, Mateu
La société Boucheron Holding est titulaire de deux marques tridimensionnelles représentant un flacon d'eau de toilette, enregistrées sous les n° 033 244 972 et 1 660 217 pour désigner les produits de la parfumerie notamment. Elle fait en outre état de la marque dénominative Boucheron n° 1 445 488 renouvelée la dernière fois le 13 septembre 2007. Elle a donné ses marques en licence à la société YSL par contrat en date du 1er juillet 1999, faisant l'objet d'un avenant le 26 février 2003, publié au RNM le 28 mai 2008. La société YSL Beauté exploite ces marques au sein d'un réseau de distribution sélective.
Les sociétés Boucheron Holding et YSL Beauté ont découvert que sur le site Internet www.club-privé.fr de la société PMC Distribution devenue Club Privé, étaient offerts à la vente des parfums revêtus des marques précitées. Elle fit alors procéder le 5 juillet 2007 à un constat et le 24 juillet suivant à des opérations de saisie-contrefaçon dans les locaux de PMC distribution au cours desquelles le gérant de cette dernière déclara que son fournisseur était la société Vicinanza Trading. D'autres procès-verbaux furent dressés les 28 août et 3 septembre 2007 et le 10 juin 2008.
Les sociétés Boucheron Holding et YSL Beauté assignèrent alors la société PMC distribution devenue Club Privé et la société de droit espagnol Vicinanza Trading devant le Tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon et en concurrence déloyale.
Par jugement en date du 10 décembre 2008, le tribunal déclara la société Boucheron Holding irrecevable à agir pour la défense de la marque tridimensionnelle n° 1 660 217, et dit que la société YSL Beauté ne pouvait agir en sa qualité de licenciée que pour les faits survenus postérieurement à la date de publication de sa licence, mit hors de cause la société Vicinanza Trading faute pour la société Boucheron de démontrer que la mise sur le marché des produits authentiques avait été faite " par elle-même hors du marché communautaire ", dit qu'en offrant à la vente sur Internet des articles dont l'emballage était altéré, PMC avait commis des actes de contrefaçon, qu'elle avait en outre porté atteinte au réseau de distribution sélective et à la dénomination sociale de la société Boucheron et commis des actes de publicité trompeuse. Le tribunal condamna la société PMC à verser à la société Boucheron Holding les sommes de 30 000 euro en réparation des actes de contrefaçon, 5 000 euro en réparation de l'atteinte à la dénomination sociale et 10 000 euro à la société YSL Beauté en réparation de l'atteinte au réseau de distribution sélective. Il prononça des mesures complémentaires de publication et d'interdiction, le tout sous le bénéfice de l'exécution provisoire.
Vu les dernières écritures en date du 4 novembre 2010 des sociétés Boucheron et YSL Beauté qui demandent à la cour de dire que les sociétés PMC et Vicinanza Trading, en important, en offrant à la vente et en vendant les produits litigieux revêtus des signes "Boucheron", ont commis des actes de contrefaçon, porté atteinte à leur réseau de distribution sélective, à la dénomination sociale Boucheron, et commis des actes de publicité trompeuse ; elles demandent que les condamnations pécuniaires soient portées aux sommes de :
- 225 000 euro à la société Boucheron et 50 000 euro à la société YSL Beauté en réparation des actes de contrefaçon,
- 225 000 euro à la société Boucheron au titre de l'atteinte à sa dénomination sociale,
- 225 000 euro à la société YSL Beauté au titre de la violation du réseau de distribution sélective outre 50 000 euro en réparation des actes de publicité trompeuse;
Elles sollicitent enfin une extension de la mesure de publication ordonnée ;
Vu les dernières écritures en date du 16 septembre 2010 de la société Club Privé anciennement dénommée PMC Distribution, qui demande à la cour de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté les demandes de la société Boucheron au titre de la marque n° 1 660 217, en ce qu'il a déclaré la société YSL Beauté dépourvue d'intérêt à agir en l'absence de publication de la licence, et annulé les constats en date des 5 juillet 2007, 28 août 2007 et 10 juin 2008; formant appel incident, elle conclut au rejet des prétentions des appelantes et, subsidiairement, à la condamnation de son fournisseur la société Vicinanza Trading à la garantir;
Vu les dernières écritures en date du 29 octobre 2010 de la société Vicinanza qui sollicite la confirmation de la décision entreprise et souligne que la demande de garantie formée par la société Club Privé à son encontre est irrecevable au motif qu'elle n'avait pas été présentée aux premiers juges ;
Sur ce,
Sur la recevabilité de la société Boucheron à se prévaloir de la marque n° 1 660 217 et la recevabilité de la société YSL Beauté:
Considérant qu'en cause d'appel la société Boucheron Holding justifie de la publication au RNM de la cession à son profit de la marque représentant le flacon Boucheron Homme n° 1 660 217 (pièce 33) et des autres marques sur lesquelles elle fonde son action en contrefaçon ;
Qu'elle est dès lors recevable à s'en prévaloir et à agir en contrefaçon y compris pour des faits commis avant la publication de la cession;
Considérant que s'il est vrai que la publication de la licence de marques consentie par Boucheron Holding à YSL Beauté n'est intervenue que le 7 juillet 2008 et que ce n'est donc qu'à compter de cette date que la licence est opposable aux tiers, il reste que la société YSL dont il n'est pas contesté qu'elle exploite les marques dans le cadre de son réseau de distribution sélective depuis le 1er janvier 2007, est recevable à solliciter la réparation du préjudice propre que lui ont causé les actes d'exploitation dénoncés ;
Que la décision déférée sera infirmée de ces chefs;
Sur la recevabilité de la demande de condamnation de la société Vicinanza Trading à garantir la société Club Privé :
Considérant qu'il est constant que cette demande est nouvelle, la société Club Privé ne l'ayant pas présentée aux premiers juges ;
Qu'une telle demande ne tend pas aux mêmes fins que l'action en contrefaçon et en concurrence déloyale dont la cour a à connaître, car elle suppose l'examen des relations contractuelles nouées par ces deux sociétés et celui de la responsabilité éventuelle de l'une envers l'autre;
Considérant qu'il convient en conséquence et par application des articles 564 et 565 du Code de procédure civile de la déclarer irrecevable;
Sur la validité des procès-verbaux de constat et de saisie-contrefaçon :
- le constat du 5 juillet 2007:
Considérant que l'huissier instrumentaire en dissimulant son identité, a procédé à des investigations destinées à mettre à jour les modalités de commande, puisqu'il s'est introduit sur la partie réservée aux utilisateurs sans préciser son mode d'accès, pour effectuer des commandes d'articles en empruntant le nom du conseil des appelantes;
Considérant que l'huissier indique seulement : " je tape une adresse e-mail et un mot de passe dans les onglets prévus à cet effet, et valide ";
Que cette indétermination des conditions d'accès implique non pas d'annuler ce procès-verbal dont les constatations ne sont pas autrement contestées, mais de dire qu'il est dépourvu de force probante;
- les constats consécutifs au constat du 5 juillet 2007:
Considérant que, par voie de conséquence, le procès-verbal de constat du 28 août 2007, de réception des articles commandés est également dépourvu de force probante, comme l'est celui du 10 juin 2008 relatif à l'ouverture des scellés des produits commandés le 5 juillet 2007 ;
- le constat du 3 septembre 2007:
Considérant que par ce constat, l'huissier décrit ses opérations réalisées au siège de la société YSL Beauté, au cours desquelles il a procédé à l'ouverture d'un paquet colissimo présenté par une salariée de la société YSL avant d'examiner le code barre des produits;
Considérant que ce constat est, comme les précédents, dépourvu de force probatoire car l'huissier ne mentionne pas les conditions dans lesquelles ces articles de parfumerie ont été commandés et livrés à la société intimée ;
Que seul figure un bon de commande, joint en annexe, au nom de "Frédéric Bille" qui aurait été salarié de l'intimée;
- sur les opérations de saisie-contrefaçon:
Considérant que le 25 juillet 2007, la société Boucheron Holding a fait réaliser des opérations de saisie-contrefaçon dans les locaux de la société PMC Distribution à Auterive (31190) qui permirent de saisir deux flacons dans leur conditionnement, " Boucheron eau de parfum " et " Boucheron pour homme, eau de parfum ", de recueillir les observations du gérant de la société PMC et d'annexer au procès-verbal des captures d'écran du site de la société ;
Que ces opérations ne sont pas contestées ;
Considérant qu'il suit que la décision déférée sera infirmée en ce qu'elle a annulé les constats des 5 juillet 2007, 28 août 2007 et 10 juin 2008;
Qu'en revanche, ces constats ainsi que celui du 3 septembre 2007 seront déclarés dépourvus de force probante;
Sur la licéité du réseau de distribution sélective :
Considérant que la société Club Privé soutient en substance après avoir rappelé en détails les conditions auxquelles doivent satisfaire les réseaux de distribution sélective au regard notamment de l'article L. 420-1 du Code de commerce et des décisions jurisprudentielles qui se sont prononcées sur la licéité des réseaux de distribution sélective mis en place par les parfumeurs, que la société YSL Beauté impose des restrictions injustifiées et discriminatoires à la commercialisation de ses produits sur Internet et que l'exigence d'un lien entre un site Internet et un point physique de vente est fictif pour en déduire que " la validité du prétendu réseau de distribution sélective est en réalité très loin d'être aussi évidente que voudraient le faire croire les appelantes ";
Considérant ceci rappelé, que l'appréciation de la licéité de ce réseau a déjà été soumise à l'examen du Conseil de la concurrence, puis de cette cour qui, par arrêt du 10 novembre 2009, a rejeté le moyen tenant notamment à la violation de l'article L. 420-1 du Code de commerce;
Considérant que pas plus ne peut-il être utilement soutenu que le réseau des appelantes contiendrait une interdiction de vente sur le réseau puisque la vente sur Internet est organisée et réservée aux distributeurs qui disposent d'un point de vente physique;
Que cette réserve ne constitue pas une restriction caractérisée ;
Sur la contrefaçon :
Considérant que la société Club Privé propose sur son site Internet non seulement accessible en France mais en plus orienté vers le public français, (les textes étant en français et le prix étant stipulés en euro) divers articles de parfumerie présentés et désignés sous leurs marques;
Que le procès-verbal de saisie du 25 juillet 2007 établit l'offre à la vente des flacons Boucheron, Homme, et Femme, dans le cadre d'une opération qualifiée d'exceptionnelle par Monsieur Desimone, gérant de la société Club Privé ; que les factures établissent en outre que la société Vicinanza Trading dont le siège est à Barcelone était le fournisseur de ces articles étant observé que la société Vicinanza Trading n'est pas démentie lorsqu'elle précise que la vente était réalisée sous l'incoterm EXW Barcelone ce qui signifie que la livraison avait lieu en Espagne;
Considérant qu'il n'est pas sérieusement contesté que les produits en cause sont des produits authentiques ;
Qu'il incombe à la société Club Privé qui prétend que les droits de la société Boucheron Holding seraient épuisés, de démontrer, en application de l'article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle, que leur première mise dans le commerce dans l'Espace économique européen a été faite avec le consentement de la société Boucheron Holding;
Que ce n'est que s'il existe un risque de cloisonnement du marché de la part du titulaire de droits en mettant à la charge du distributeur la preuve de la détermination de la première mise dans le commerce dans l'Espace économique européen, que peut alors être imposée au titulaire de droits la charge de démontrer que les produits litigieux ont été mis dans le commerce en dehors de cet espace et que ses droits ne sont donc pas épuisés ;
Considérant qu'en l'espèce, la seule existence d'un réseau de distribution sélective ne saurait d'évidence faire présumer un risque de cloisonnement des marchés, d'autant que rien ne vient démontrer que les appelantes pratiqueraient une disparité tarifaire ;
Que la société Club Privé démontre seulement avoir acquis les articles en cause auprès de la société Vicinanza laquelle n'a jamais prétendu être un distributeur agréé et fait mystère de son propre fournisseur;
Considérant qu'il suit que la société Boucheron Holding dont les droits de marque ne sont nullement épuisés est bien fondée à soutenir que l'offre à la vente des flacons d'eaux de toilette sous les marques françaises dénominative et tridimensionnelles, constituent une contrefaçon par reproduction de celles-ci au sens de l'article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle ;
Considérant en revanche qu'aucun acte de contrefaçon ne peut-être retenu à l'encontre de la société Vicinanza qui n'est pas l'importatrice de ces produits et qui ne les pas a vendus en France à la société Club Privé;
Que la décision sera infirmée de ce double chef;
Sur l'atteinte à la dénomination sociale et sur l'atteinte au réseau de distribution sélective :
Considérant que les premiers juges ont relevé à bon droit, par des motifs que la cour fait siens, que la reproduction sur le site de la société Club Privé de la mention " Boucheron " portait atteinte à la dénomination sociale de Boucheron Holding;
Considérant par ailleurs que la mention figurant sur les produits en cause "ne peut être vendu que par des distributeurs agréés" est de nature à faire croire à l'acheteur que Club Privé est membre du réseau; qu'elle porte dès lors atteinte à l'unité et à l'intégrité du réseau et constitue en outre un acte de publicité trompeuse ;
Sur les mesures réparatrices :
Considérant qu'au regard du nombre limité des ventes de flacons dont fait état le procès-verbal de saisie-contrefaçon, et compte tenu de la présentation commerciale de ceux-ci sur le site de l'intimée, les montants des dommages et intérêts alloués à la société Boucheron Holding en réparation des actes de contrefaçon et de l'atteinte à sa dénomination sociale seront confirmés;
Considérant que la société YSL Beauté subit un préjudice né de l'atteinte à son réseau de distribution, de la publicité trompeuse ainsi que de la perte de chiffre d'affaires consécutive aux ventes réalisées par Club Privé;
Que ces dernières s'avérant très limitées, il convient de porter à 11 000 euro le montant des dommages et intérêts, les appelantes ne justifiant pas du montant des demandes de dédommagement qu'elles réclament;
Que les mesures de publication et d'interdiction seront également confirmées ;
Sur la demande reconventionnelle :
Considérant que les appelantes qui ont cherché à appréhender le rôle exact de la société Vicinanza Trading n'ont pas abusé de leurs droits en l'appelant en la cause;
Sur l'article 700 du Code de procédure civile:
Considérant qu'il n'est pas inéquitable de condamner la société Club Privé à verser aux appelantes la somme globale de 4 000 euro au titre de frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
Par ces motifs, LA COUR, Déclare irrecevable la demande de condamnation de la société Vicinanza Trading à garantir la société Club Privé, Infirme la décision déférée en ce qu'elle a déclaré la société Boucheron Holding irrecevable à agir sur le fondement de la marque n° 1 660 217, la société YSL Beauté recevable à agir pour les seuls faits commis postérieurement à la publication de sa licence, en ce qu'elle a annulé les constats d'huissiers des 5 juillet 2007, 28 août 2007 et 10 juin 2008 et en ce qui concerne les condamnations prononcées au titre des dommages et intérêts alloués à la société YSL Beauté, Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant, Déclare la société Boucheron Holding recevable à agir sur le fondement des trois marques qu'elle oppose, Déclare la société YSL Beauté recevable à agir en réparation du préjudice que lui causent les actes de commercialisation litigieux, Dit que les procès-verbaux des constats des 5 juillet 2007, 28 août 2007, 3 septembre 2007 et 10 juin 2008 sont dépourvus de force probante, Dit que les droits de la société Boucheron Holding sur ses marques ne sont pas épuisés, et dit qu'en reproduisant sur son site les marques n° 1 445 488, 033 244 972 et 1 660 217, en offrant à la vente, en important et en vendant les articles objets de la saisie-contrefaçon, la société Club Privé a commis des actes de contrefaçon au sens de l'article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, Dit que la société YSL Beauté a subi un préjudice propre né de la commercialisation de ces articles par la société Club Privé et porte à la somme de 11 000 euro le montant total des dommages et intérêts que la société Club Privé devra lui verser; Condamne la société Club Privé à verser aux appelantes la somme globale de 4 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et à supporter les entiers dépens qui seront recouvrés dans les formes de l'article 699 du même Code.