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Décisions

CA Douai, 2e ch. sect. 1, 10 février 2011, n° 08-08213

DOUAI

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Karade (SARL)

Défendeur :

Auchan France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

Mme Parenty

Conseillers :

M. Deleneuville, Mme Valay Brière

Avoués :

SCP Deleforge Franchi, SCP Carlier Regnier

Avocats :

Mes Martin, Guin

CA Douai n° 08-08213

10 février 2011

Vu le jugement contradictoire du 10 septembre 2008 du Tribunal de commerce de Roubaix-Tourcoing ayant débouté la société Karade de toutes ses demandes dirigées contre la société Auchan et l'ayant condamnée à lui payer 1 000 euro sur la base de l'article 700 du Code de procédure civile.

Vu l'appel interjeté le 31 octobre 2008 par la société Karade ;

Vu les conclusions déposées le 28 avril 2010 pour la société Karade ;

Vu les conclusions déposées le 17 juin 2010 pour la société Auchan ;

Vu l'ordonnance de clôture du 11 octobre 2010 ;

La société Karade a interjeté appel aux fins d'infirmation du jugement ; elle sollicite de voir dire et juger que la société Auchan s'est rendue coupable d'une rupture brutale et abusive de ses relations commerciales avec elle, l'octroi d'une somme de 422 775 euro de dommages et intérêts sur la base de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, subsidiairement de 223 383 euro au vu de l'affectation des dépenses qu'elle a engagées au prorata de son activité avec la société Auchan ; elle réclame en tout état de cause 10 000 euro sur la base de l'article 700 du Code de procédure civile.

L'intimée sollicite la confirmation, reconventionnellement la condamnation de la société Karade à lui payer 10 000 euro au titre de l'article 32-1 du Code de procédure civile ; elle réclame en outre 15 000 euro sur la base de l'article 700 du Code de procédure civile.

La société Karade a été constituée en 1996 et a pour objet le commerce en gros de matériels et accessoires de radio communication et télécommunication ; en avril 2001, elle est entrée en contact avec la société Auchan et les commandes ont débuté en octobre 2001.

Elle plaide que les commandes se sont poursuivies à un rythme croissant et régulier, que dès la fin de la première année, la société Auchan a décidé de la référencer en tant que fournisseur permanent pour les accessoires GSM, toutefois sans accepter de formaliser un contrat de référencement, que 2002 a été marqué par un courant d'affaires qui s'est intensifié au rythme d'une livraison tous les 15 jours, et par la participation à de nombreuses opérations promotionnelles. Elle précise avoir modifié son organisation pour l'adapter aux nouveaux besoins créés par cette collaboration qui a engendré un coût de 25 600 euro HT par la mise en place d'une équipe de 4 promoteurs sur 100 points de vente, un coût de 1 433,34 euro de location d'une machine à imprimer des blisters imposés par Auchan. Le chiffre d'affaires pour 2002 a été de 1 047,267 euro avec Auchan soit 20 % du chiffre d'affaires total.

Selon elle, les relations se sont poursuivies en 2003 et 2004, avec une sensible diminution, 2002 ayant été marqué par l'explosion de la téléphonie mobile et certaines politiques de gestion des stocks propres à Auchan ayant parfois diminué le flux des commandes malgré les réassurances contenues dans les discours de cette société (octobre 2003, janvier 2004) ; le chiffres d'affaires tombait à 408 614 euro en 2003 et à 99 559 euro en 2004 tandis que la société Karade avait maintenu ses dépenses liées au contrat passé pour assurer la promotion.

Malgré tout, la société Auchan lui promettait le maintien de son référencement comme fournisseur pour 2005 et 2006, lui remettait le 12 janvier 2005 un dossier de référencement comportant un projet d'accord de référencement et un projet de contrat d'approvisionnement et de prestations logistiques, perspectives confirmées lors d'un rendez-vous du 8 mars 2005. L'accord n'a pas abouti, la société Karade indiquant ne pas avoir accepté les exigences tarifaires d'Auchan, totalement dérogatoires à ses conditions générales.

La société Karade ajoute que le surlendemain, elle a reçu une lettre recommandée avec accusé de réception datée du 8 mars 2005 en provenance d'Auchan lui indiquant la dénonciation des relations commerciales par le déréférencement de tous ses produits pour le permanent à compter du 1er mai 2005, et le déréférencement de ses produits au titre du promotionnel (opérations sur catalogue), ainsi que la fin de toute relation commerciale à compter du 30 juin 2005, motivant cette rupture par des motifs que son interlocutrice considère comme fallacieux. Elle dénonçait cette décision par deux courriers recommandés du 17 et 30 mars 2005 et lui demandait de renoncer mais la société Auchan maintenait sa décision le 6 avril 2005, rompant en réalité, selon elle, immédiatement les relations, ce qui motivait de la part de la société Karade une nouvelle mise en demeure à laquelle Auchan répondait en soulignant la perte de compétitivité des produits.

Elle plaide la relation commerciale établie, constituée par un échange permanent et une succession de contrats sur 4 ans, relation qu'Auchan reconnaît dans ses courriers de mars et mai 2005, laquelle ne nécessite pas l'existence d'un contrat signé entre les parties, qui s'est exprimée par son maintien à un niveau significatif, même s'il a été affecté d'une diminution en 2003, ce qui est sans conséquence sur l'appréciation de son caractère continu et significatif, le tribunal ayant ajouté une circonstance à l'article concerné en exigeant un volume constant de chiffre d'affaires, alors que la jurisprudence elle-même n'exige par un échange permanent ; elle ajoute que l'ancienneté est de 4 ans et trois mois comme reconnu par les deux parties, qu'elle est même de 15 mois entre octobre 2001 et janvier 2003, ce qui est suffisant.

Elle fait valoir que la rupture a été brutale, par le faux espoir entretenu sur la poursuite et le développement de la relation en 2005, par son absence de faute susceptible de justifier la rupture puisque Auchan reconnaît le 8 mars 2005 que les objectifs ont été atteints et ne fait état que de deux griefs fantaisistes sur des faits anciens, par l'absence d'un préavis raisonnable et exécuté de bonne foi (3 mois et 21 jours et non respecté).

Elle évalue son préjudice à la perte de la marge brute sur 6 mois, qui correspond au délai de préavis raisonnable, calculée sur la base du chiffre d'affaires mensuel moyen réalisé sur la période de 30 mois précédant la rupture, augmentée des investissements imposés par l'importance des commandes passées par Auchan et le coût supporté pour maintenir la force de vente, au moins subsidiairement au prorata de l'activité avec elle. Elle y ajoute le préjudice commercial de 2005 représenté par la perte de marge et l'atteinte à son image de marque.

Elle qualifie le déréférencement d'abusif, motivé en fait par les exigences tarifaires d'Auchan insatisfaites, cette société ayant tenté d'obtenir des avantages dérogatoires sous la menace d'une rupture, comme le décrit l'alinéa 4 de l'article concerné, et réclame 50 000 euro de ce chef, soit un total de 422 775 euro toutes causes de préjudice confondues.

La société Auchan lui réplique que les relations ont été très éphémères, caractérisées par leur diminution continue quasi-immédiate avant leur cessation définitive, que pour qu'elles soient établies, elles doivent être continues et laissaient augurer de leur progression, qu'au cas d'espèce après leur amorce, le chiffre d'affaires a constamment chuté, qu'elle n'a pris aucun engagement ou promesse de développement du chiffre d'affaires, dont la société Karade qui l'affirme n'apporte aucune preuve, qu'elle a notifié un préavis de trois mois qu'elle a parfaitement respecté puisque le chiffre d'affaires réalisé durant le prévis a été de 53 952 euro, comme le prouvent les pièces que la société Karade a été contrainte de produire, que le grief de déréférencement abusif ne peut être retenu en l'absence de toute menace, la société Karade faisant état elle-même de son étonnement à réception du courrier recommandé de déréférencement, qu'il en va de même du grief de rupture abusive, la lettre de rupture ne devant pas nécessairement contenir les motifs.

Elle conteste chaque poste de préjudice, plaide la mauvaise foi de l'appelante et sa nécessaire condamnation de ce chef.

Sur ce

Sur la relation commerciale établie

Il n'est pas contesté par les parties que la relation commerciale entre elles a débuté en octobre 2001, s'est poursuivie les années suivantes pour atteindre un pic en 2002 qui n'a pas été égalé en 2003, ni les années suivantes ; pour autant les relations se sont poursuivies même si le rythme a été moins soutenu durant l'année 2003 puis 2004. Les pièces versées aux débats indiquent suffisamment que la société Karade a été le fournisseur de la société Auchan pour les produits et accessoires de téléphone dans le cadre d'opérations promotionnelles mais aussi pour sa gamme permanente, que les commandes ont été régulières et récurrentes, constituant un courant d'affaires. A juste titre, la société Karade fait remarquer que la notion de relation commerciale établie n'implique pas nécessairement la signature d'un contrat non plus qu'un échange permanent et continu comme cela est consacré par la jurisprudence (Cass. com., 15/09/09). La société Auchan ne nie pas cet état de fait puisque dans sa lettre de dénonciation du 8 mars 2005, elle fait allusion à la continuité de ces relations, à leur ancienneté et qu'elle reconnaît dans son courrier de confirmation se placer dans le cadre des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce pour fixer les modalités de la rupture.

Ainsi c'est à tort que le tribunal a cru devoir écarter l'existence d'une relation commerciale continue, la circonstance selon laquelle les commandes passées auraient progressivement diminué étant indifférente au caractère établi des relations qui se sont en tous chiffre d'affaires maintenues, à un niveau significatif, même au début 2005.

Sur la rupture de la relation

Pour la société Karade, elle serait brutale pour trois motifs liés au faux espoir entretenu sur la poursuite et le développement de la relation, sur son absence de faute, sur l'absence d'un préavis raisonnable et exécuté de bonne foi.

Sur le premier point, il ne résulte pas des échanges figurant au dossier un engagement d'Auchan tel que décrit par son adversaire ; il est symptomatique d'observer que les pièces versées sont des courriels émanant de la société Karade elle-même faisant référence à des affirmations qui auraient été faites par son interlocutrice lors de rencontres mais ne sont pas représentées par des engagements pris directement par Auchan ; au contraire, la société Karade qui souhaite accompagner Auchan dans ses objectifs parait dans ses écrits ne pas considérer le développement des relations comme acquis, comme le fait justement remarquer son interlocutrice. Il est juste également de considérer que le fait qu'un courant d'affaires ne soit pas aux yeux d'un fournisseur aussi important que ce qu'il souhaiterait ne caractérise pas une faute du client. Par ailleurs, le projet d'un accord écrit n'est pas de nature à figer un quelconque engagement.

Deuxièmement, l'absence de faute ne fait pas échec au principe de la liberté de la concurrence selon lequel le commerçant peut faire le choix d'un partenaire qu'il estime mieux placé qu'un autre ; la lettre de rupture n'a pas à comporter de motifs car, contrairement au contrat de travail, la rupture d'une relation commerciale n'est pas soumise à l'indication de ses motifs à un fournisseur et à leur appréciation par le juge ; la rupture est justifiée dès lors qu'elle est dénoncée avec un préavis raisonnable, et respecté.

Ceci amène le troisième point : la société Auchan a notifié cette rupture avec un préavis de pratiquement 4 mois. Au regard des éléments fournis, de la relation ancienne mais variable entre les parties, de la diminution depuis 2002 de la part du chiffre d'affaires réalisé avec Auchan au regard du chiffre d'affaires global de la société Karade, la cour considère cette durée de préavis comme parfaitement raisonnable, ayant laissé à la société Karade du temps pour réorienter ses activités vers d'autres partenaires.

Sur son respect, il ressort des pièces versées que le chiffre d'affaires réalisé pour la période du 9 mars 2005 au 30 juin 2005 a été de 53 708 euro HT ; même à supposer qu'il faudrait en ôter une opération de promotion de fête des mères dont le fait générateur aurait été antérieur, il faut observer que cette soustraction ne représente qu'une faible partie du chiffre d'affaires considéré de sorte qu'on ne peut affirmer que la société Auchan n'a pas poursuivi ses relations commerciales durant le préavis.

Il s'en suit qu'il n'y a pas eu rupture brutale des relations commerciales.

En ce qui concerne le grief de déréférencement abusif de l'article L. 442-6, I, 4°, il a été à juste titre écarté par le tribunal qui a considéré qu'Auchan n'avait pas tenté d'obtenir des avantages dérogatoires sous la menace d'une rupture puisque cette société n'a pas sollicité sa co-contractante au préalable mais lui a notifié d'emblée la fin des relations en lui disant que son offre n'était pas bien placée : il n'y a eu aucun chantage préalable ni aucune menace, la société Karade ayant constaté avec surprise cette rupture, considérée par elle comme soudaine. La cour rejette le grief.

En l'absence d'une faute de la part de la société Auchan, la société Karade doit être déboutée de l'ensemble de ses demandes.

Sur la demande de dommages et intérêts de la société Auchan

Le recours à justice demeure un droit absolu, quelle que soit la valeur des arguments développés, à condition qu'il ne dégénère pas en un abus équipollent au dol ; la preuve d'un tel abus n'est pas rapportée. Il convient donc de confirmer le débouté de la société Auchan sur ce point.

Par contre, il est légitime de condamner la société Karade à payer à la société Auchan 6 000 euro sur la base de l'article 700 du Code de procédure civile. Succombant, elle sera déboutée de la demande qu'elle a formulée sur le même fondement.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe, Confirme le jugement en toutes ses dispositions ; Déboute la société Karade de l'ensemble de ses demandes ; Y ajoutant, Déboute la société Auchan de sa demande de dommages et intérêts ; Condamne la société Karade à payer à la société Auchan 6 000 euro sur la base de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Carlier Regnier, avoués associés, conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.