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Décisions

CA Versailles, 6e ch., 18 janvier 2011, n° 09-01072

VERSAILLES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Kassis (Epoux)

Défendeur :

Pétroles Shell (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dauge

Conseillers :

Mmes Fournier, Luxardo

Avocats :

Me Jourdan, SCP Fourgoux, Associés

Cons. prud'h. Créteil, sect. com., du 21…

21 octobre 2004

Faits et procédure

Par jugement rendu en départage le 21 octobre 2004, le Conseil de prud'hommes de Créteil a :

- ordonné la jonction des affaires enrôlées sous les numéros 03-2241 et 03-2242

- débouté Monsieur et Madame Kassis de leurs prétentions (au titre du bénéfice de l'article L. 781-1, paragraphe 2, du Code du travail)

- condamné ces derniers aux dépens ;

Par arrêt du 28 novembre 2006, la Cour d'appel de Paris a :

- infirmé le jugement déféré

- dit que le litige ne relève pas de la compétence prud'homale

- renvoyé l'affaire devant le Tribunal de commerce de Paris

- laissé les dépens à la charge de Monsieur et de Madame Kassis

- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par arrêt du 25 février 2009, la Cour de cassation a :

- cassé et annulé, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 28 novembre 2006, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris et remis, en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les a renvoyées devant la Cour d'appel de Versailles

- condamné la société des pétroles Shell aux dépens, ainsi qu'à payer aux époux Kassis la somme de 2 500 euro au visa de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Les époux Kassis ont régulièrement saisi la cour de céans le 10 mars 2009, et l'affaire a été fixée à l'audience du 1er décembre 2009, date à laquelle elle a été débattue et mise en délibéré ;

Par arrêt du 19 janvier 2010, la cour a :

Ordonné la réouverture des débats

Invité les parties à conclure sur l'application des dispositions de l'article L. 781-1 recodifié sous les numéros L. 7321-1 à L. 7321-5 du Code du travail aux époux Kassis et sur les conséquences financières susceptibles d'en résulter selon le calendrier de procédure suivant :

Avant le 15 mai 2010 pour les époux Kassis

Avant le 15 septembre 2010 pour la société des pétroles Shell

Renvoyé les parties à l'audience 16 novembre 2010

Dit que la notification de l'arrêt aux parties vaudra convocation à l'audience de renvoi

Réservé les prétentions et dépens ;

Le contexte du litige doit être rappelé :

- Par acte sous seing privé du 2 mai 2001, la société des pétroles Shell a confié à la société AFI, représentée par ses cogérants Monsieur Kassis et Madame Imaam épouse Kassis, l'exploitation d'une station-service située au Kremlin-Bicêtre pour une durée expirant le 1er mai 2004 ;

- Cette exploitation s'est déroulée suivant un mandat pour la distribution de carburant et une location-gérance pour les prestations de services (notamment lavages) et ventes de marchandises et produits divers ;

- Par acte du 13 août 2003 avec effet au 30 septembre 2003, les parties ont mis fin à leurs relations contractuelles d'un commun accord ;

- Avant cette échéance, les époux Kassis ont revendiqué le bénéfice de l'article L. 781-1 du Code du travail et saisi la juridiction prud'homale aux fins de se voir allouer un rappel de salaire et d'heures supplémentaires, des dommages-intérêts pour non-respect des congés annuels et hebdomadaires, et une participation aux fruits de l'expansion, sous réserve de toutes autres sommes dues ;

La société Shell emploie plus de onze salariés et est dotée d'institutions représentatives du personnel ; la convention collective dont l'application est revendiquée est celle de l'industrie du pétrole ;

A la suite de la réouverture des débats, les époux Kassis, par conclusions visées par le greffier et soutenues oralement, demandent à la cour de :

Dire qu'ils remplissent à l'égard de la société Shell les conditions prévues à l'article L. 781-1 du Code du travail (ancien) leur assurant la protection dudit Code, nonobstant l'absence de toute convention avec la société Shell

En conséquence,

Dire qu'ils doivent bénéficier des dispositions de la convention nationale de l'industrie du pétrole et doivent être classés au coefficient 230 de cette convention

Condamner la société Shell à payer, en heures normales, supplémentaires et congés payés à :

* Monsieur Kassis : 185 393,74 euro

* Madame Kassis : 140 833,23 euro

Condamner la société Shell au titre des repos compensateurs à payer à :

* Monsieur Kassis :

- 68 419,60 euro au titre du repos compensateur

- 6 841,96 euro au titre des congés payés afférents

* Madame Kassis :

- 41 197,33 euro au titre du repos compensateur

- 4 119,73 euro au titre des congés payés afférents

Dire que la société Shell n'a pas respecté ses obligations en matière de licenciement et la condamner en conséquence à payer à :

* Monsieur Kassis :

- " non-respect de la procédure : 6 583,40 euro "

- préavis et congés payés sur préavis : 13 166,80 euro

- indemnité de licenciement : 4 682,43 euro

- indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse : 39 500,40 euro

* Madame Kassis :

- " non-respect de la procédure : 4 941,62 euro "

- préavis et congés payés sur préavis : 9 883,24 euro

- indemnité de licenciement : 3 200,52 euro

- indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse : 29 649,72 euro

Dire que la société Shell devra les immatriculer au régime général de Sécurité sociale ainsi qu'à tous les autres régimes sociaux bénéficiant au personnel du coefficient 230 et payer les cotisations correspondantes

Dire qu'ils sont fondés à bénéficier des articles L. 442-1 et suivants du Code du travail (articles L. 3322-1 et suivants nouveaux) sur la participation

Dire la société Shell responsable du non-respect du temps de congés annuels, de congés hebdomadaires, des jours fériés et du temps de travail autorisé par semaine

La condamner en conséquence sur le fondement de l'article 1382 du Code civil à payer à :

* Monsieur Kassis :

- non-respect des congés annuels : 12 050 euro

- non-respect des congés hebdomadaires : 8 820 euro

- non-respect des jours fériés : 1 890 euro

- non-respect du temps de travail autorisé par semaine : 202 860 euro

* Madame Kassis :

- non-respect des congés annuels : 12 050 euro

- non-respect des congés hebdomadaires : 8 820 euro

- non-respect des jours fériés : 1 890 euro

- non-respect du temps de travail autorisé par semaine : 114 660 euro

Dire la société Shell responsable de leur exposition à des substances dangereuses sans protection et sans visite médicale

Condamner la société Shell à payer à ce titre à :

* Monsieur Kassis : 44 100 euro

* Madame Kassis : 44 100 euro

Dire la société Shell responsable du non-paiement à bonne date des rémunérations qui auraient dû leur être versées mensuellement

Dire en conséquence qu'elle devra les intérêts sur les sommes dues à compter de chaque échéance mensuelle et ce jusqu'à complet paiement effectif, subsidiairement à compter de l'introduction de la demande (12 septembre 2003)

Condamner la société Shell à compenser le préjudice fiscal résultant du paiement en bloc de sommes qui auraient dû être payées mensuellement

Désigner Expert aux frais avancés de la Shell sur les demandes sur lesquelles ils ne disposent d'aucune information (participation aux fruits de l'expansion) et en tant que de besoin pour vérifier les calculs présentés

Vu l'article 700 du Code de procédure civile,

Compenser le préjudice à eux causé à ce titre en condamnant la société Shell à leur payer une somme de 10 000 euro chacun au titre des frais irrépétibles qu'ils ont dû assumer

Condamner la société Shell en tous les dépens ;

A l'audience, par leur conseil, ils précisent que les prétentions au titre d'indemnités pour non-respect de la procédure ne sont formulées qu'à titre subsidiaire ;

De son côté, la société Shell, par conclusions visées par le greffier et soutenues oralement, demande à la cour de :

Débouter les époux Kassis de leur demande sur l'application des dispositions de l'article L. 7321-1 et suivants du Code du travail

Subsidiairement, si la cour devait retenir l'application desdites dispositions, débouter les époux Kassis de leurs demandes sur ses fautes prétendues et de celles fondées sur les rémunérations complémentaires

Plus subsidiairement, désigner tel expert-comptable avec pour mission de déterminer le nombre d'heure de travail effectivement réalisé sur la période contractuelle par les époux Kassis

Condamner Monsieur et Madame Kassis à lui payer la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;

Pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties la cour, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile, renvoie aux conclusions déposées et soutenues à l'audience du 16 novembre 2010, ainsi qu'aux prétentions orales complémentaires actées par le greffier à cette date ;

Motifs de la décision

Sur l'application aux rapports des parties des articles L. 7321 et suivants du Code du travail

Selon le premier alinéa de l'article L. 781-1 ancien du Code du travail, en vigueur au moment de l'introduction de l'instance par les époux Kassis, toutefois devenu articles L. 7321 et suivants du Code du travail, les dispositions de ce Code, qui visent les apprentis, ouvriers, employés, travailleurs, sont applicables, en particulier, aux personnes dont la profession consiste essentiellement, soit à vendre des marchandises ou denrée de toute nature, des titres, des volumes, publications, billets de toute sorte qui leur sont fournis exclusivement ou presque exclusivement par une seule entreprise industrielle ou commerciale, soit à recueillir les commandes ou à recevoir des objets à traiter, manutentionner ou transporter, pour le compte d'une seule entreprise industrielle ou commerciale, lorsque ces personnes exercent leur profession dans un local fourni ou agréé par cette entreprise et aux conditions et prix imposés par elle ;

Si le bénéfice des dispositions désormais des articles L. 7321 et suivants du Code du travail, qui ne s'appliquent pas à une personne morale, ne peut être en principe étendu aux gérants d'une société commerciale, il en va autrement lorsque l'activité professionnelle est en fait exercée personnellement par ce ou ces gérants ;

Il importe, en conséquence, de déterminer si l'activité professionnelle résultant de l'exploitation du fonds de commerce de station-service situé au Kremlin-Bicêtre, résultant du contrat du 2 mai 2001, qui a pris fin de façon anticipée le 30 septembre 2003, conclu entre la société Shell et la société AFI, était ou non exercée en fait par les gérants de cette dernière, Monsieur et Madame Kassis ;

Ils revendiquent le statut conféré par les dispositions sus rappelées sur toute la période susvisée d'exécution du contrat et doivent en outre établir leur lien exclusif ou quasi exclusif avec la société Shell, résultant de l'exercice par eux à titre principal de l'activité de vente de ses produits, dans un local fourni ou agréé par elle, et à ses conditions et prix imposés ; ces conditions doivent être cumulativement remplies ;

Il résulte de l'article 1er du contrat d'exploitation du 2 mai 2001, que la gérance du fonds de commerce de station-service a été confiée à l'" exploitant ", la SARL AFI, qui n'a pourtant été immatriculée au registre du commerce que le 16 juillet suivant ; selon les stipulations expresses de l'article 3, dénommé " Caractère personnel ", la convention n'a été signée par la société Shell qu'en considération de la personne des gérants de la SARL et de leur engagement de diriger et d'exploiter personnellement le fonds de commerce, à peine de fin immédiate et de plein droit du contrat ; diverses autres stipulations (notamment articles 11.3.3 à 11.3.5, article 11.4.2, article 13) emportent obligation d'engagement personnel des dites personnes physiques ;

La société Shell ne conteste pas que cet engagement ait été respecté par Monsieur et Madame Kassis ; l'article 19 du contrat stipule une clause de non-concurrence à charge des gérants ; dès lors, le contrat conclu entre la société Shell et la SARL AFI ne saurait les priver de leurs droits individuels et ils peuvent revendiquer à titre individuel le principe du bénéfice du Code du travail en application des dispositions précitées ;

Aux termes du contrat d'exploitation, la distribution au détail, dans le cadre du mandat ducroire, porte sur des carburants fournis exclusivement par la société Shell, aux prix et conditions imposés par le pétrolier (article 11.1) ; la location-gérance pour les autres activités comprend encore la revente de lubrifiants fournis exclusivement par la société Shell, outre la fourniture de services imposés dans leur nature (annexe 1) ;

La liberté de choix des fournisseurs, mentionnée à l'article 9 du contrat, n'est autorisée qu'en dehors de la distribution des produits pétroliers et des lubrifiants, fournis exclusivement par la société Shell suivant les modalités et aux prix indiqués par celle-ci, et limitée par un engagement de " s'efforcer de commercialiser dans la station-service les produits et services distribués directement ou indirectement par Shell ", qui communique un référencement de fournisseurs et prestataires de service consentant des avantages privilégiés aux membres du réseau, " moyens que l'exploitant doit utiliser au mieux " (article 5) ; des cartes de paiement et des cartes de fidélité et services " Club " doivent être acceptées par l'exploitant, y compris pour les services, la société encaissant alors pour son compte (" préambule ", articles 11.4.4 à 11.4.6, et Adhésion au programme " Fidélisation client ") ;

Il résulte encore du contrat d'exploitation que la société Shell est propriétaire des locaux dans lesquels s'exerçait l'activité de la station-service, du mobilier et des matériels, y compris " matériel boutique " (inventaire contradictoire) ; tous travaux sur le site sont interdits (article 4), ainsi que la modification ou le remplacement du mobilier (article 10) ;

L'exploitant ne peut exercer d'autres activités que celles listées au contrat sans l'autorisation écrite préalable de la société, qui peut de son côté modifier, sans restriction, celles contractuellement prévues (article 5), c'est sous réserve (article 8) notamment, de ne pas modifier la destination du fonds de commerce et de ne pas altérer l'image de marque de la société Shell, dont le nom commercial, les emblèmes et les couleurs ornent seuls les lieux (article 4) ; les locaux sont équipés par elle d'un système de gestion électronique de flottes de véhicules et de dispositifs informatisés en station-service " permettant l'allégement des tâches administratives ", dont l'exploitant doit faire usage (" préambule ") ;

Enfin Monsieur et Madame Kassis font valoir, sans être utilement démentis, qu'ils consacraient en moyenne 66 heures 50 par semaine à la seule activité de distribution de carburant, même en libre-service, système qui ne dispense en rien d'une présence à la caisse ; cette durée ne comprenait pas celle des autres activités impératives liées à tous les contrôles personnels précédemment citées (dont articles 11.3.3 à 11.3.5) ; il ne leur restait que peu de temps pour se consacrer aux autres activités commerciales prévues au contrat ; il en résultait nécessairement une grande disproportion entre le chiffre d'affaires produit par la vente de produits pétroliers qui représentait l'essentiel de leur temps, et celui résultant des autres activités de la station-service, peu important qu'il s'agisse de simple distribution de carburant et qu'elle génère à elle seule 75 % de taxes ;

Seule la comparaison entre le chiffre d'affaires produit par la vente de carburants et celui résultant des autres activités de la station-service permet d'apprécier l'activité réelle, consacrée pour l'essentiel aux dites ventes pétrolières (données des exercices 2001-2002 et 2002-2003 présentées précisément par les appelants dans leurs écritures et non contestées en leur quantum, faisant ressortir un chiffre d'affaires "autres activités" plus de dix fois inférieur au chiffre d'affaires "ventes pétrolières") ;

Au surplus, la société AFI connaissait au 30 avril 2003, un grave déficit d'exploitation, malgré deux soutiens financiers de la société Shell au cours des deux derniers exercices, ce dont il résulte que ses activités annexes ne pouvaient la faire prospérer quand l'activité liée aux ventes pétrolières, rémunérée par voie de commissions, ne suffisait pas à lui assurer un équilibre ;

Enfin, il importe peu que deux salariés aient également participé à l'activité, seule celle des demandeurs étant en cause au titre du bénéfice des dispositions des articles L. 7321 et suivants du Code du travail ;

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que Monsieur et Madame Kassis ont exercé au bénéfice exclusif de la société Shell et dans toutes les conditions prévues par ces textes ; ils ont été placés en situation de dépendance équivalente à une situation de salariés ;

Sur la convention collective

Dès lors que l'article L. 7321-2 du Code du travail est applicable, les époux Kassis, qui exécutaient personnellement le contrat d'exploitation de la station-service conclu avec la société Shell, sont bien fondés à demander le bénéfice de la convention collective des industries du pétrole du 3 septembre 1985 étendue, à laquelle se trouve soumise cette société, notamment en ce qui concerne la détermination de leur rémunération au titre du fonds de commerce lui appartenant ; il appartient à la cour de déterminer le coefficient et la classification applicable à chacun d'eux ;

Selon les dispositions III A 5 de cette convention collective, l'agent chargé de prendre des commandes suivant les instructions reçues fait l'objet d'un classement en agent de vente confirmé 2e degré selon le coefficient de rémunération K 230 selon le degré d'initiative et d'autonomie laissé à l'intéressé ;

De larges et nombreuses obligations incombaient à Monsieur et Madame Kassis, co-gérants, effectuant le même travail: gestion et animation de la station, surveillance et direction du personnel, étant précisé que la convention de commissionnement confie ces charges et obligations au deux époux sans distinction, et que dans la pratique de l'exécution effective du travail, les époux assumaient également les charges ; ils ont eu ensemble pour fonction d'assurer la vente, comme de passer les commandes, de carburant, et lubrifiants dans les conditions prévues par la société Shell et selon ses directives ; ils avaient une large autonomie concernant l'organisation du service entre les quelques salariés et eux-mêmes, tous concourant à l'activité de la station ; toutefois autonomie ne signifie pas indépendance puisqu'ils devaient assurer la gestion sans pouvoir se faire remplacer, ni la céder à une autre personne ; ces fonctions correspondent à celles d'agent de vente 2e degré selon le coefficient de rémunération K 230 ; en conséquence les époux Kassis, chacun pour sa part, sont en droit de prétendre au coefficient K 230, sans qu'il y ait matière à faire une distinction entre l'homme et la femme pour un travail dont rien ne permet de dire qu'il était exercé différemment par l'une ou l'autre ;

Ils sont bien fondés en leur demande de reconnaissance du coefficient 230 de la convention collective ;

Sur les heures supplémentaires et accessoires

Pour pouvoir prétendre au paiement d'heures supplémentaires et accessoires les époux Kassis doivent démontrer, par application de l'article L. 7321-3 du Code du travail, que leur est applicable l'ancien Livre II du Code du travail, devenu dispositions du Livre Ier de la troisième partie relatives à la durée du travail, aux repos et aux congés, et de la quatrième partie relatives à la santé et à la sécurité au travail ;

Ils ne sont donc en droit de revendiquer les dispositions sus visées relatives à la durée du travail, aux heures supplémentaires, aux repos hebdomadaires, et aux indemnités de congés payés, que s'ils établissent que les conditions d'hygiène et de sécurité du travail dans la station-service étaient fixées par la société Shell ;

Celle-ci imposait et décidait seule, en donnant ordre à ses transporteurs, des quantités de produits livrés, qui devaient être réceptionnés par les époux Kassis à n'importe quel moment (article 16.2), sauf procédure spécifique, à l'initiative de la société, de " livraison en absence " (article 11.3.3); la station devait être ouverte 365 jours par an, 7 jours sur 7, 14 h 30 par jour, selon les instructions de la société contenues dans les conventions (annexe 1) et non par décision propre aux gérants, contrairement aux dispositions de l'accord interprofessionnel du 12 janvier 1994 ;

Le respect des règlements en matière de sécurité, de prévention des incendies à raison de la nature inflammable des produits, et de pollution a conduit la société Shell à remettre aux époux Kassis un catalogue des mesures à prendre, dit " Règles Shell " (article 12.2 du contrat) ; elle imposait les entreprises pour tous travaux à réaliser (article 12.4), l'exploitant étant seulement chargé de l'entretien des locaux et matériels (article 12.3), exclusion faite de celui des appareils, confié à une société de services désignée par elle (article 11.3.4) ; plus généralement, elle effectuait annuellement des audits complets de la station en matière d'hygiène, de sûreté, de sécurité et d'environnement (" préambule ") ; elle conservait donc la maîtrise de l'infrastructure ;

Propriétaire des installations classées, la société Shell était responsable personnellement du respect des règlements, sauf délégation de pouvoir aux époux Kassis ; cette délégation ne peut se déduire de la seule conclusion d'une convention avec la société dont les époux Kassis étaient gérants, alors que l'objet de cette convention était d'obtenir d'eux qu'ils assurent personnellement leurs prestations ; la seule remise de la documentation nécessaire à la connaissance des obligations de sécurité, alors que la société Shell conservait un vaste pouvoir d'organisation et de contrôle de l'exploitation, ne caractérise pas une délégation de pouvoir investissant les époux Kassis de la compétence, de l'autorité et des moyens nécessaires pour veiller efficacement au respects de ces dispositions ayant une incidence directe sur la sécurité des travailleurs sur le site ;

Il s'ensuit que sont applicables aux époux Kassis les dispositions du Livre Ier de la 3e et celles de la 4e partie du Code du travail relatives aux heures supplémentaires et autres réglementations du temps de travail, de l'hygiène et de la sécurité ;

Il résulte de l'article L. 3171-4 du Code du travail que le salarié doit fournir préalablement au juge les éléments de nature à étayer sa demande et que la preuve des heures de travail effectuées n'incombe spécialement à aucune des parties ; en conséquence le juge ne peut, pour rejeter une demande en paiement d'heures supplémentaires, se fonder sur l'insuffisance des preuves apportées par le salarié, et doit examiner les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié et que l'employeur est tenu de lui fournir ;

Les époux Kassis ont étayé leur demande par la démonstration de l'obligation d'ouverture 24 heures sur 24, sept jours sur sept, et la justification de la présence d'un unique caissier, étant précisé qu'ils n'invoquent pas avoir dû personnellement se charger des interventions techniques sur véhicules, qu'un mécanicien salarié pouvait assurer ; il appartient dès lors à la société Shell d'apporter des éléments, sans pouvoir se retrancher derrière l'ignorance alléguée de la réalité du statut des époux Kassis, et de fournir à la juridiction les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par les intéressés ;

Elle se borne à contester le bien-fondé des demandes quant à divers éléments du décompte ; le fait que les époux Kassis aient engagé du personnel n'exclut pas qu'ils aient eux-mêmes accompli un temps de travail supérieur à la durée légale hebdomadaire, alors que certaines tâches leur étaient personnellement imposées et qu'ils ne pouvaient se faire substituer dans la gestion et l'exploitation de la station-service ;

Toutefois les décomptes présentés par les époux Kassis font état d'un nombre d'heures supplémentaires très élevé alors que la société Shell en nie l'existence ; il convient en conséquence d'ordonner avant dire droit une expertise, dans les termes qui seront précisés dans le dispositif de la présente décision, avec mission de faire les recherches et calculs utiles, y compris par la prise en compte de la législation sur le repos compensateur applicable à compter de la 41e heure hebdomadaire de travail aux relations contractuelles, ainsi qu'aux congés payés afférents aux heures supplémentaires et repos compensateur éventuel ;

Sur la majoration des heures effectuées le dimanche, les indemnités de congés payés afférentes, les dommages-intérêts pour non-respect des dispositions d'ordre public sur les repos hebdomadaires, jours fériés, temps de travail autorisé par semaine et congés annuels

Aux termes de l'article 415 de la convention collective nationale de l'industrie du pétrole, l'ouvrier, employé, agent de maîtrise ou assimilé appelé à effectuer exceptionnellement des heures de travail la nuit, le dimanche, les jours fériés ou les jours de repos accordés, percevra, en dehors de majorations éventuellement dues au titre d'heures supplémentaires, une majoration dite d'incommodité, égale à 33 % de ses appointements ;

Toutefois, le contrat stipulant une ouverture de la station le dimanche, le travail ce jour-là n'était pas exceptionnel ; il n'y a pas lieu de prendre ce texte en compte ;

S'agissant des divers dommages-intérêts réclamés, à supposer qu'ils ne fassent pas double emploi, il convient en tout état de cause de connaître l'avis de l'expert sur le temps de travail total de chaque époux, pour mesurer l'incidence des irrégularités alléguées ; il y a lieu de surseoir à statuer sur ces demandes dans l'attente des conclusions de l'expert ;

Sur les indemnités de rupture du contrat de travail

Tout licenciement envisagé pour cause personnelle, en application des articles L. 1232-2 et L. 1232-6 du Code du travail, doit donner lieu à une convocation à un entretien préalable à licenciement, être notifié par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ; les motifs du licenciement doivent être énoncés dans la lettre de licenciement ;

La simple résiliation de la convention de commissionnement ne peut constituer un licenciement ; la rupture du contrat des époux Kassis leur ouvre droit, en l'absence de lettre de licenciement, à une indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse en application de l'article L. 1235-3 du Code du travail, compte tenu des effectifs de la société Shell et de leur ancienneté à son service, soit non inférieure à six mois de rémunération ; ils ont en outre nécessairement droit au paiement d'indemnités de rupture en matière de préavis et d'indemnité conventionnelle de licenciement ; ils ne pourront en revanche prétendre au paiement cumulatif d'une indemnité pour non-respect de la procédure ;

Toutefois, ces indemnités dues en leur principe ne peuvent être déterminées à ce stade, faute de connaissance du salaire mensuel moyen ; il y a donc lieu encore de surseoir à statuer, étant relevé qu'aucune demande de provision de ces chefs n'a été en l'état formée ;

Sur la demande d'immatriculation au régime général de Sécurité sociale

Il résulte de l'article R. 312-3 du Code de la Sécurité sociale que l'immatriculation au régime général de la Sécurité sociale s'effectue à la diligence de l'employeur, dans le délai de huitaine qui suit l'embauchage de toute personne non encore immatriculée à ce régime et remplissant les conditions d'immatriculation; il s'ensuit que les gérants de stations-service doivent être obligatoirement affiliés au régime général de la Sécurité sociale dès lors que leur activité entre, comme en l'espèce, dans les prévisions des articles L. 7321-1 et suivants du Code du travail ;

Il incombait à la société Shell d'accomplir en mai 2001 les formalités obligatoires auprès de l'organisme de Sécurité sociale compétent ;

Toutefois, sa condamnation ne peut être prononcée en l'état, faute de connaissance des montants de cotisations qu'il lui incomberait de déclarer et acquitter ;

Au surplus, pour le cas où une régularisation rétroactive ne serait pas possible en tout ou partie, l'expertise peut permettre d'établir l'éventuel préjudice, l'expert ayant à rechercher les éléments constitutifs du préjudice subi par les époux Kassis au regard des divers risques assurer par le régime de Sécurité sociale, ainsi qu'au regard des régimes complémentaires et de prévoyances applicables dans la société Shell ;

Sur la participation aux fruits de l'expansion

Les travailleurs visés à l'article L. 7321-2 du Code du travail bénéficient en vertu de ce texte des avantages accordés par ce Code aux salariés, et notamment du droit de participer aux fruits de l'expansion de l'entreprise, codifié désormais au Livre III de la troisième partie de ce Code ;

Les époux Kassis sont en droit de participer aux fruits de l'expansion de la société Shell dont il n'est pas contesté qu'elle emploie plus de cinquante salariés ; elle ne critique d'ailleurs pas le principe de la demande ;

Des investigations ne relevant pas d'une simple vérification du juge s'avèrent nécessaires pour déterminer les droits des époux Kassis en matière de participation aux fruits de la croissance de la société Shell, compte tenu des dispositions légales et, le cas échéant, conventionnelles applicables ; il convient en conséquence d'étendre l'expertise à cette demande ;

Sur les dommages-intérêts pour exposition à des substances dangereuses

En opposant aux époux Kassis un statut commercial, la société Shell a éludé ses obligations en matière d'hygiène et sécurité, notamment les obligations des articles 330 et 601 de la convention collective applicable, qui organisent des dispositifs de prévention et de dépistage de maladie ou atteinte à la santé des travailleurs exposés à des produits nocifs et pétroliers ;

Toutefois, il est encore prématuré d'évaluer le préjudice né du risque, même sans preuve de développement d'une pathologie, en l'absence de connaissance précise des temps éventuels d'exposition à substances dangereuses, s'agissant spécialement en l'espèce de l'exploitation d'une station organisée en libre service ; les éléments sur le temps de travail, dont ses diverses composantes d'activité, ressortant du rapport d'expertise, seront susceptibles de permettre une appréciation ;

Sur la provision afférente à la mesure d'instruction et sur l'application de l'article 700 du Code de procédure civile

Il y a lieu de mettre la provision dont s'agit à la charge de la société Shell, et de la condamner à ce stade à payer aux époux Kassis indivisément une indemnité de procédure de 4 000 euro au titre de l'instance d'appel telle qu'actuellement avancée, en la déboutant de sa demande du même chef ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant par arrêt contradictoire mis à disposition et en dernier ressort, Infirme le jugement du 21 octobre 2004 en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau, Dit que les dispositions des articles L. 7321 et suivants du Code du travail s'appliquent aux rapports des parties et bénéficient à Monsieur et Madame Kassis ; Dit en conséquence que les dispositions de la première partie, de la troisième partie en ses Livres Ier et III, et de la quatrième partie de ce Code leur sont notamment applicables ; Dit que la convention collective nationale de l'industrie du pétrole du 3 septembre 1985 étendue leur est applicable et qu'ils bénéficient du coefficient 230 de cette convention pour la détermination de leur salaire pendant toute la durée des relations contractuelles ; Sursoit à statuer sur toutes les demandes au fond formées par Monsieur et Madame Kassis, et en particulier sur toutes leurs demandes en paiement de sommes par la société Shell ; Avant dire droit sur les demandes relatives au paiement de salaires pour heures dites " normales ", heures supplémentaires, repos compensateur, congés payés, à l'exécution d'un travail certains dimanches et jours fériés, à l'absence de prise de congés annuels et à la participation aux fruits de l'expansion ; Ordonne une expertise ; Commet pour y procéder : Monsieur Vincent Baillot, expert inscrit sur la liste de la Cour d'appel de Versailles, demeurant <adresse> (tél [...]) Avec la mission suivante : - Prendre connaissance de tous documents utiles à la solution du litige, notamment des documents comptables de la société Shell et de la SARL AFI, ainsi que des procès-verbaux des séances du comité d'entreprise de la société Shell relatifs aux droits des salariés de cette société en matière de participation aux fruits de l'expansion de l'entreprise pour la période de 2001 à 2003 compris, définir et évaluer les bénéfices éventuels de la société Shell et le compte de leur distribution éventuelle aux époux Kassis pour la même période ; - Déterminer mathématiquement le montant des salaires auxquels chacun d'eux apparaît en droit de prétendre au titre des articles L. 7321 et suivants du Code du travail, selon le coefficient de rémunération 230 de la convention collective susvisée, sur la base d'un temps de travail légal de 35 heures hebdomadaires entre le 2 mai 2001 et le 30 septembre 2003 ; - Donner à la cour les éléments de nature à dénombrer et évaluer les heures supplémentaires effectuées par chacun des époux Kassis, chacun pour sa part, les chiffrer en fonction des taux de majoration applicables selon les dispositions du Code du travail, en faire le compte, en évaluer les incidences en matière d'indemnité de congés payés, de repos compensateur et congés payés sur repos compensateur ; - Tenir compte, pour ce faire, des besoins de personnel compte tenu des débits de carburant et des autres tâches (boutique, services), du temps de travail total réel effectif et du nombre de personnes employées, le cas échéant en équivalent temps plein, année après année, et des temps de repos et congés légaux et conventionnels qui auraient du être respectés ; - Déterminer le montant de la réserve de participation pour la période considérée ; - Apporter à la cour les éléments lui permettant de déterminer, au vu des dispositions légales et conventionnelles applicables, le montant des sommes pouvant revenir à Monsieur et Madame Kassis au titre de la participation aux fruits de l'expansion de la société Shell ; - Communiquer tous autres éléments techniques et matériels susceptibles d'être utiles aux comptes à faire entre les parties au regard des demandes telles qu'analysées dans l'arrêt : dommages-intérêts pour perte du bénéfice des jours fériés, privation du repos hebdomadaire, des congés annuels, dépassement du temps de travail hebdomadaire ; - Donner son avis sur l'incidence fiscale du versement en une seule fois de l'ensemble des sommes susceptibles de revenir à chacun des époux Kassis et qui auraient du être versées année après année d'exploitation et déclarés en conséquence ; - Rechercher d'une manière générale les éléments matériels et techniques permettant de fixer les préjudices allégués ; Dit que la société Shell devra consigner au greffe de la cour la somme de 10 000 euro (dix mille euro) à valoir sur la rémunération de l'expert, dans un délai de six semaines à compter du prononcé de la décision ; Dit que cette somme devra être versée au régisseur d'avances et de recettes de la Cour d'appel de Versailles - [...] ; Désigne Monsieur Dauge, Président, pour suivre la procédure de contrôle des opérations d'expertise ; Dit que l'expert devra adresser tous ses courriers au service du contrôle des expertises du greffe de la Cour d'appel de Versailles - [...] ; Dit que l'expert devra déposer son rapport à la cour au plus tard le 15 juillet 2011 en double exemplaire ; Dit que l'expert devra remettre à chaque partie un exemplaire de son rapport ; Dit que l'affaire sera remise au rôle de la cour en tout état de cause à l'audience du : mardi 29 novembre 2011 à 9 h 15, en formation collégiale salle d'audience n° 3. Dit que la notification de la présente décision vaut convocation à cette audience ; Condamne la société Shell à payer indivisément à Monsieur et Madame Kassis la somme de 4 000 euro (quatre mille euro) en application de l'article 700 du Code de procédure civile pour les frais en appel exposé à ce jour ; Condamne la société Shell aux dépens exposés à ce jour.