Livv
Décisions

CA Rennes, 1re ch. A, 25 janvier 2011, n° 10-04473

RENNES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Loisirs et Culture (Sté)

Défendeur :

Laboratoires Servier (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Beuzit

Conseillers :

Mmes Teze, Mallet

Avoués :

SCP Bourges, SCP Castres, Colleu, Perot & Le Couls-Bouvet

Avocats :

Mes Honnorat, Carrère

CA Rennes n° 10-04473

25 janvier 2011

Exposé des faits et de la procédure

Au cours du 2e trimestre 2010, la société Loisirs et Culture a édité un ouvrage rédigé par Madame Irène Frachon, médecin des hôpitaux, spécialisée en pneumologie au CHU de Brest, devant être distribué en librairie le 2 juin 2010 sous le double titre "Médiator 150 mg combien de morts ?".

Les Laboratoires Servier sont titulaires depuis 1976 de l'autorisation de mise sur la marché (AMM) du médicament Mediator R 150 mg qui en 1990 a été validé en diabétologie comme "adjuvant du régime adapté chez les diabétiques avec surcharge pondérale."

Le Mediator R 150 mg, médicament à base de benfluorex, amphétaminique dérivé de la Fenfluramine a fait l'objet à compter du 30 novembre 2009 d'une décision de suspension de diffusion par l'association française de sécurité sanitaire des produits de santé (l'Afssaps) qui a considéré qu'il présentait un rapport "bénéfice-risque" défavorable, compte tenu du risque avéré de valvulopathie associé à la prise de ce médicament et de son efficacité modérée dans l'indication qui lui avait été octroyée par l'AMM.

Par ordonnance de référé du 7 juin 2010 rendue sur autorisation d'assigner d'heure à heure délivrée par la SAS Les Laboratoires Servier contre la société Loisirs et Culture, le Président du Tribunal de grande instance de Brest a:

- dit que la mention libellée "combien de morts ?" portée sur l'ouvrage édité par la SAS Loisirs et Culture consacré au médicament Médiator 150 mg est constitutive d'un dommage imminent pour la SAS Les Laboratoires Servier;

En conséquence,

ordonné la suppression immédiate par tous moyens de cette mention sur tout exemplaire de l'ouvrage précité, ce sous astreinte de 50 euro courant à compter de l'exécution de la présente décision par exemplaire distribué, offert à la vente, ou vendu qui continuerait à la porter passé ladite exécution;

Vu l'urgence,

- ordonné que l'exécution de la décision pourra avoir lieu au seul vu de la minute;

- dit n'y avoir lieu à statuer sur la demande subsidiaire;

- condamné la SAS Loisirs et Culture à payer à la SAS Les Laboratoires Servier la somme de 2 000 euro pour ses frais de défense;

- condamné la SAS Loisirs et Culture aux dépens.

La SAS Loisirs et Culture a interjeté appel contre cette décision.

Dans ses dernières conclusions déposées le 9 août 2010, auxquelles il convient de se référer pour l'exposé des moyens, la SAS Loisirs et Culture demande à la cour de:

- infirmer l'ordonnance;

- constater l'absence de dommage imminent ou de trouble manifestement illicite sur le fondement d'un dénigrement commercial éventuel;

- dire n'y avoir lieu à la suppression du libellé "combien de morts ?" sur l'ouvrage de librairie édité par la société Loisirs et Culture et consacré au médicament Mediator 150 mg;

- rejeter tout demande, fin ou conclusion des Laboratoires Servier;

- condamner Les Laboratoires Servier à payer à la société Loisirs et Culture la somme de 15 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile;

- condamner Les Laboratoires Servier aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code procédure civile.

Dans ses dernières écritures du 5 novembre 2010, auxquelles il convient de se référer pour l'exposé des moyens, la société Les Laboratoires Servier demande à la cour de:

Confirmer l'ordonnance;

Y ajoutant

Condamner la société Loisirs et Culture au paiement de la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

Motifs de la décision

Considérant que si l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme reconnaît à toute personne le droit à la liberté d'expression qui comprend celle de communiquer des informations, l'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi qui constituent des mesures nécessaires notamment à la protection de la réputation ou des droits d'autrui;

Considérant que le juge des référés du tribunal de grande instance peut exercer ses pouvoirs qu'il tient de l'article 809 du Code de procédure civile, sous la forme de mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite;

Considérant que le fait de dénigrer un produit par publication d'un titre sur l'ouvrage mis en vente peut constituer un trouble manifestement illicite ou un dommage imminent que le juge des référés a le pouvoir de faire cesser en ordonnant le retrait de ce titre;

Considérant que pour examiner si la mention "combien de morts ?" génère un trouble manifestement illicite ou dommage imminent, la cour doit rechercher, si, au moment où le premier juge a statué, cette mention dénigrait le produit au nom duquel ce titre était associé;

Considérant que le dénigrement d'un produit peut émaner d'une personne n'ayant pas un rapport de concurrence avec le fabricant du produit, dès lors qu'elle utilise des moyens lui permettant de critiquer l'usage de ce produit auprès du public, en l'espèce un médicament; que la diffusion d'un livre, jointe à une campagne de presse destinée à informer un plus large public, au-delà des seuls lecteurs du livre, constitue l'un de ces moyens;

Considérant que cependant le dénigrement ne peut être caractérisé que s'il est fondé sur des informations non fondées, non vérifiées, abusives et qu'il est ainsi de nature à porter de manière injustifiée à la réputation d'un produit qui s'agissant d'un médicament est normalement destiné à procurer des bénéfices aux patients auxquels il est prescrit;

Considérant que le juge des référés a considéré qu'il était prématuré et partant imprudent de la part de l'éditeur de l'ouvrage rédigé par Madame le Docteur Irène Frachon, d'évoquer une relation entre l'absorption du médicament Mediator et un nombre important de décès, induit par le libellé de la formule "combien de morts ?" et que cette relation faite en couverture de l'ouvrage risquait de porter un discrédit sur Les Laboratoires Servier, fabricant et distributeur du produit;

Qu'il en a déduit que l'éditeur, par la mention ainsi libellée, s'est quelque peu imprudemment avancé dans ses allégations à l'encontre du produit des Laboratoires Servier et que cette imprudence, par l'important discrédit qu'elle pourrait faire supporter au fabricant et les conséquences sur son image, dépassait à l'évidence la seule liberté d'expression en matière de presse;

Mais considérant qu'il convient de rappeler que le débat de santé publique en France sur la prescription des médicaments à base de benfluorex au premier rang desquels figure le Mediator s'est développé depuis plusieurs années pour s'intensifier ces derniers mois, en raison notamment d'actions de praticiens comme le Docteur Irène Frachon et de chercheurs ; que les autorités sanitaires nationales et européennes sont elles-mêmes intervenues;

Considérant qu'en France, l'Afssaps, à compter du 30 novembre 2009, a suspendu les AMM des spécialités contenant du benfluorex et ordonné leur retrait des pharmacies en raison d'une augmentation du risque de valvulopathie chez les patients traités par benfluorex; que cette décision était fondée sur trois études concordantes;

Que dans un communiqué paru le 2 juin 2010 dans le Quotidien du Médecin et le Quotidien du Pharmacien, Les Laboratoires Servier ont eux-mêmes rappelé que l'Afssaps avait décidé de suspendre l'AMM de Médiator en attendant les procédures d'évaluation du CHMP (Committee for medical products for human use) à l'EMA (agence européenne du médicament);

Que cependant, à cette date, ledit comité avait déjà rendu ses conclusions le 18 mars 2010, dans une procédure écrite lors de réunions plénières de décembre 2009 et mars 2010, aux termes desquelles il exprimait l'opinion que les médicaments à base de benfluorex étaient nocifs dans les conditions normales d'utilisation et que le rapport bénéfice/risque pour benfluorex n'était pas considéré comme favorable; que le même comité de l'agence européenne des médicaments considérait que le lien entre l'exposition au benfluorex et la survenue de la maladie des valves cardiaques était confirmé; que ce lien était notamment étayé par les résultats obtenus dans l'étude Regulate qui confirmait ce risque de valvulopathie avec le benfluorex et révélait l'apparition d'anomalies morphologiques et fonctionnelles de valves après seulement 328 jours d'exposition en moyenne;

Considérant que Les Laboratoires Servier ont eu à répondre à des questions posées par le Comité au cours de ses investigations en leur qualité de titulaire d'autorisation de mise sur le marché (TAMM);

Que malgré le manque de précision des informations relatives au diagnostic des maladies des valves cardiaques et le nombre limité de patients identifiés comme présentant une maladie des valves cardiaques et traités par le benfluorex (35 patients) souligné par le TAMM, le comité n'en a pas moins estimé, en se fondant sur les sources de données disponibles, que le nombre de rapports spontanés de valvulopathies cardiaques associées au benfluorex était considérablement sous-estimé en raison du volume limité de données recueillies à partir des rapports spontanés dans cette situation comme par exemple, le type d'effet du benfluorex (valvulopathies qui restent cliniquement asymptomatiques pendant une longue période) et le temps écoulé avant la survenue de l'événement (une très longue période d'exposition au benfluorex est nécessaire pour induire des modifications valvulaires);

Considérant que la Commission européenne a dans sa décision du 14 juin 2010, sur les conclusions scientifiques présentées par l'agence européenne des médicaments et adoptant des mesures conformes à l'avis du Comité permanent des médicaments à usage humain, demandé aux Etats membres concernés dont la France de retirer les autorisations nationales de mise sur le marché des médicaments parmi lesquels figure le Mediator;

Considérant que dès lors au moment où le premier juge a statué, Les Laboratoires Servier ne pouvaient ignorer les conclusions du Comité de l'agence européenne des médicaments rendues depuis le 18 mars 2010 et l'imminence d'une décision de la Commission, puisque dans leur publicité du 2 juin 2010 faite dans des revues professionnelles de praticiens, ils faisaient eux-mêmes état de cette procédure européenne;

Que la parution de l'ouvrage portant en couverture la mention "combien de morts ?" associée au Mediator ne constituait pas un trouble manifestement illicite puisque le fait de provoquer chez de multiples patients diabétiques un risque de valvulopathie, en raison d'absorptions prolongées de ce médicament depuis de très nombreuses années ne pouvait à son tour qu'entraîner, compte tenu de leur pathologie déjà lourde, des maladies valvulaires cardiaques générant, chez ces patients exposés dans un temps prolongé au benfluorex, un risque de décès supplémentaires;

Que Les Laboratoires Servier ne pouvaient davantage invoquer un dommage imminent par la parution de ce titre sur la couverture d'un ouvrage consacré par un praticien hospitalier au Mediator alors qu'ils étaient informés de l'appréciation négative faite par à la fois les autorités nationales de santé et les instances européennes sur leur produit en raison de la présence de benfluorex dans la base de sa composition;

Qu'ils n'ignoraient pas davantage au moment où ils ont assigné la société Loisirs et Culture en référé, la perception négative de ce type de produit dans les Etats membres et même son caractère nocif puisque seuls quatre Etats en avaient autorisé la mise sur le marché sous une formulation en comprimés et que leur produit n'était plus commercialisé que dans deux pays, la France et le Portugal jusqu'à ce qu'il soit retiré de toutes les pharmacies, à la vente, en novembre 2009 en application d'une procédure d'alerte déclenchée par la France;

Que la pertinence de la question posée dans le sous-titre de l'ouvrage a au demeurant été confirmée le 16 novembre 2010, par l'Afssaps qui a publié un communiqué fondé sur un rapport de la Caisse nationale de l'assurance maladie déposé le 28 septembre 2010 et une étude publiée en octobre 2010 dans Pharmacoepidemiolgy and drug safety donnant à la question suivante:

"Peut-on estimer le risque de décès secondaires aux valvulopathies attribuables à la prise de benfluorex depuis sa mise sur le marché en France en 1976 ?"

Cette réponse:

"Pour une exposition totale de 7 millions de personnes-années entre 1979 et 2009, les experts estiment à près de 500 le nombre de décès attribuables au benfluorex."

Qu'ainsi au jour où la cour statue il ne subsiste pas davantage de trouble manifestement illicite ou de dommage imminent puisque l'Afssaps elle-même a répondu à la question posée dans le titre litigieux en chiffrant un nombre de morts imputables à l'absorption prolongée de produits à base de benfluorex dont le Mediator;

Qu'ainsi non seulement, le titre dont le retrait a été ordonné ne constitue pas un trouble manifestement illicite ou de nature à causer un dommage imminent mais a contribué à faire avancer un légitime débat sur la nocivité d'un médicament antérieurement mis sur le marché;

Considérant enfin que Les Laboratoires Servier soutiennent eux-mêmes qu'ils ne mettent pas en cause la légitimité et l'intérêt du débat lancé par l'ouvrage du Docteur Frachon s'étant bornés à demander le retrait du titre imputant des morts en nombre à la prise de Mediator;

Que cependant ils ne peuvent, sans se contredire afficher cette intention alors que le livre du docteur Irène Frachon qui a été communiqué aux débats se termine de la manière suivante : "il me reste une question. "Combien de morts ?"

Considérant en conséquence que l'ordonnance de référé sera infirmée, l'association entre la prise de Mediator et un nombre de décès à quantifier, en raison de la forme interrogative, ne constituant pas un acte de dénigrement de ce produit;

Que le fait par l'éditeur d'avoir lui-même effectué cette relation, certes sans avoir attendu les décisions des autorités sanitaires compétentes, ne saurait être considéré comme de nature à porter un discrédit sur le produit dont le fabricant ne pouvait soutenir qu'il existe pour lui un dommage imminent;

Sur l'article 700 et les dépens

Considérant que Les Laboratoires Servier échouant en appel, seront condamnés à payer à la société Loisirs et Culture la somme de 3 000 euro pour ses frais en cause d'appel et ne pourront qu'être déboutés de leur propre demande; qu'ils supporteront également les entiers dépens de première instance et d'appel;

Par ces motifs, LA COUR, Infirme l'ordonnance du juge des référés du Tribunal de grande instance de Brest en date du 7 juin 2010; Dit n'y avoir lieu à la suppression du libellé "combien de morts ?" sur l'ouvrage de librairie édité par la société Loisirs et Culture consacré au Mediator R 150 mg; Condamne la société Les Laboratoires Servier à payer à la société Loisirs et Culture la somme de 3 000 euro en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile; Condamne la société Les Laboratoires Servier aux dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code procédure civile.