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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch., 2 mars 2011, n° 09-23234

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Cabinet Espargillière (SAS)

Défendeur :

Foncia CGI (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Simon

Conseillers :

MM. Fohlen, Jacquot

Avoués :

SCP Sider, SCP Ermeneux-Champly-Levaique

Avocats :

Mes Masquelier, Corne

T. com. Antibes, du 4 déc. 2009

4 décembre 2009

Monsieur Eric Barrière est entré au service de la société Cabinet Labau, exerçant une activité de gestion immobilière principalement de syndic de copropriétés, le 1er janvier 1988 en qualité de cadre. La SAS Foncia CGI a acquis le fonds de commerce du Cabinet Labau, et a " succédé " à son vendeur, le 1er décembre 2008. Monsieur Eric Barrière qui exerçait en dernier lieu une fonction d'adjoint de direction et n'était pas lié par une clause de non-concurrence, a donné sa démission, le 29 novembre 2008, son préavis de démission expirant le 1er mars 2008, et a quitté la SAS Foncia CGI, le 13 février 2009, pour entrer, le 3 mars 2009, au service de la SAS Cabinet Espargillière, exerçant la même activité que la SAS Foncia CGI, en qualité " d'adjoint au chef de service ".

Par jugement contradictoire en date du 4 décembre 2009, le Tribunal de commerce d'Antibes a condamné la SAS Cabinet Espargillière à payer à la SAS Foncia CGI la somme de 90 270 euro à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale, outre la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, a interdit à la SAS Cabinet Espargillière de poursuivre tout agissement anticoncurrentiel à l'égard de la SAS Foncia CGI et " à démarcher et à proposer son mandat " dans les cinq années à venir à compter du jugement et a ordonné la publication du jugement par voie de presse, le jugement étant assorti de l'exécution provisoire pour l'ensemble de ses dispositions. Un arrêt rectificatif a ajouté la mention d'une condamnation omise : celle de l'affichage du jugement " dans les copropriétés détournées ".

La SAS Cabinet Espargillière a régulièrement fait appel de cette décision dans les formes et délai légaux.

Vu les dispositions des articles 455 et 954 du Code de procédure civile, dans leur rédaction issue du décret n° 98-1231 du 28 décembre 1998.

Vu les prétentions et moyens de la SAS Cabinet Espargillière dans ses conclusions en date du 16 décembre 2010 tendant à faire juger :

Qu'il convient d'annuler le jugement qui n'est qu'un " copier-coller " grossier d'une autre décision intéressant un autre salarié de la SAS Foncia CGI qui avait démissionné et créé sa propre structure,

Au fond qu'aucun agissement déloyal et directement imputable à la SAS Cabinet Espargillière ne peut être reproché à cette dernière, la simple migration de clients (copropriétés) étant insuffisante à caractériser une faute objective et personnelle,

Que les conditions d'embauche de Monsieur Eric Barrière, comme les propos qu'il a tenus dans la quotidien Nice Matin ne sont pas critiquables,

Que l'utilisation du fichier client de la SAS Foncia CGI par Monsieur Eric Barrière n'est pas démontrée, une simple présomption étant inopérante,

Qu'il n'est pas plus démontré que Monsieur Eric Barrière a fait un démarchage abusif et systématique des clients (copropriétés) de son ancien employeur, les syndicats de copropriétaires ou les conseils syndicaux prenant, seuls, l'initiative de provoquer la désignation d'un nouveau syndic, aucun lien direct n'étant établi entre " l'arrivée " de Monsieur Eric Barrière au sein de la SAS Cabinet Espargillière et la migration de clients explicable par la gestion nouvelle et mal adaptée de la SAS Foncia CGI et le " professionnalisme " de Monsieur Eric Barrière,

Que la preuve de pratiques tarifaires anticoncurrentielles (offre systématiquement inférieure au tarif pratiqué par la SAS Foncia CGI) n'est pas faite, outre que le syndic postulant a toujours connaissance des tarifs pratiqués par le syndic en place,

Subsidiairement, que l'appréciation faite par les premiers juges de l'étendue du préjudice est erronée, le lien de causalité entre la perte de mandats et des actes de concurrence déloyale n'étant pas rapportée dans tous les cas ;

Vu les prétentions et moyens de la SAS Foncia CGI dans ses conclusions récapitulatives en date du 19 janvier 2011 tendant à faire juger :

Que la motivation du jugement attaquée est spécifique à la situation de fait du présent dossier qui présente effectivement de nombreuses similitudes avec un autre dossier,

Que la SAS Cabinet Espargillière a commis des actes positifs de concurrence déloyale par le biais de Monsieur Eric Barrière même si ce dernier n'était pas tenu par une obligation de non-concurrence,

Que Monsieur Eric Barrière parlant en qualité de salarié de la SAS Cabinet Espargillière a dénigré son ancien employeur au cours d'un entretien donné, le 9 mars 2009, au quotidien régional Nice Matin, en tenant des propos faussement naïfs,

Que la SAS Cabinet Espargillière a désorganisé la SAS Foncia CGI en utilisant aussitôt après l'arrivée de Monsieur Eric Barrière en son sein le fichier clientèle et en obtenant très rapidement 9 mandats de copropriétés confiés auparavant à la SAS Foncia CGI, puis 16 mandats, tous issus du portefeuille du Cabinet Labau, sur 17 candidatures concernant des mandats exercés par la SAS Foncia CGI,

Que la SAS Cabinet Espargillière a pratiqué une politique tarifaire anticoncurrentielle en proposant des prix systématiquement inférieurs à ceux facturés par la SAS Foncia CGI,

Que le montant des dommages et intérêts doit correspondre à la perte des honoraires pour une année relativement aux 16 mandats enlevés, soit 90 270 euro ;

L'ordonnance de clôture de l'instruction de l'affaire a été rendue le 21 janvier 2011.

Attendu que le jugement attaqué a été motivé de manière suffisamment spécifique en référence aux faits de l'espèce qui ont été précisément exposés et analysés par les premiers juges pour en déduire l'existence d'actes de concurrence déloyale ; qu'il ne peut être fait grief aux premiers juges pour énoncer les principes généraux du droit applicables à la concurrence déloyale, d'avoir utilisé des formulations types (telle celle-ci : " il est également établi que le démarchage de la clientèle d'un concurrent, même de la part d'un ancien salarié, ne constitue pas en lui-même un acte de concurrence déloyale "), qu'ils avaient déjà insérées dans une autre décision en matière de concurrence déloyale opposant la SAS Foncia CGI et à un autre de ses salariés, démissionnaire (Monsieur Robaldo) pour créer une régie d'immeubles concurrente ; que l'énoncé de ces " formulations types " précède un examen de faits auxquels les principes de droit qui on été rappelés, sont appliqués ; que, de même, il ne peut être fait grief aux premiers juges d'avoir repris une formulation identique ou quasi-identique pour écarter ou admettre des moyens similaires développés dans les deux affaires intéressant la même société, la SAS Foncia CGI; qu'ainsi les premiers juges pour retenir un moyen proposé dans les deux affaires et tenant à la politique tarifaire de la SAS Cabinet Espargillière dans le second dossier et à celle de Monsieur Robaldo dans le premier, peuvent, sans encourir de critiques, utiliser la même formulation, puisqu'il s'agit de décrire, pour eux le même comportement fautif des deux anciens salariés de la SAS Foncia CGI, chacun gestionnaire d'un certain nombre de mandats au sein de la SAS Foncia CGI, qu'ils ont entendu détourner ; que la SAS Cabinet Espargillière fait une mauvaise querelle aux premiers juges qui n'ont pas pratiqué, loin s'en faut, un " copier-coller ", mais ont caractérisé spécialement et de manière circonstanciée dans des développements factuels distincts (dates, nombre de mandats, le dénigrement n'étant retenu qu'à l'encontre de Monsieur Eric Barrière) le comportement des deux salariés ; qu'il convient d'écarter le moyen de nullité du jugement, fondé sur le fait non avéré que la motivation du jugement attaqué est la reproduction en tous points d'une motivation précédemment employée dans un autre jugement, ce qui pourrait faire peser un doute sur l'impartialité des premiers juges ;

Attendu au fond qu'il appartient à la SAS Foncia CGI de démontrer l'existence d'un comportement objectif, personnel et fautif de la SAS Cabinet Espargillière, comportement contraire à la loyauté devant présider aux relations entre commerçants exerçant dans le même secteur d'activité ; que la preuve d'un tel comportement peut résulter d'indices, graves, précis et concordants ; que l'ensemble des circonstances de faits dans lesquelles s'insèrent les actes incriminés, doivent être prises en considération pour apprécier l'existence ou non de comportements constitutifs de concurrence déloyale ; qu'il résulte des pièces du dossier que suite à la démission de Monsieur Eric Barrière, donnée le 29 novembre 2008, pour entrer au service de la SAS Cabinet Espargillière, le 3 mars 2009, à l'issue de son préavis expirant, le 1er mars 2009 et exécuté jusqu'au 13 février 2009, la SAS Cabinet Espargillière s'est vue confier entre le mois de février 2009 et celui de juin 2009, 16 mandats de syndic d'immeuble qui étaient antérieurement confiés à la SAS Foncia CGI et affectés dans le portefeuille (en comptant 48) de Monsieur Eric Barrière ; qu'il convient d'observer que deux mandats ont été confiés à la SAS Cabinet Espargillière, les 25 et 27 février 2009, avant même l'embauche de Monsieur Eric Barrière par la SAS Cabinet Espargillière et que 9 demandes de désignation d'un nouveau syndic ont été formées par des conseils syndicaux entre le 4 et le 9 mars 2009 ; qu'il convient de rapprocher cette migration massive (un tiers des mandats gérés par Monsieur Eric Barrière) du nombre (quatre) de mandats repris par la SAS Cabinet Espargillière à la SAS Foncia CGI au cours des 7 années précédentes ; qu'il convient de noter la stabilité de la désignation de la SAS Foncia CGI en qualité de syndic de certaines copropriétés (cf attestations de copropriétaires produites par la SAS Cabinet Espargillière évoquant des mandats d'une durée de 10 ans, 20 ans, depuis " l'origine de la copropriété ") ; que toutes les copropriétés (17) qui ont entendu changer de syndic étaient dans le portefeuille géré par Monsieur Eric Barrière et, pendant la période considérée (1er semestre 2009), la SAS Cabinet Espargillière n'a pas présenté ses services dans d'autres copropriétés dont la gestion était confiée à la SAS Foncia CGI, mais qui était assurée par un autre salarié que Monsieur Eric Barrière ; qu'enfin, suite à l'assignation à jour fixe délivrée, le 26 juin 2009, par la SAS Foncia CGI tendant à la cessation des agissements de concurrence déloyale, la " migration " de mandats a cessé totalement ;

Attendu que si, du fait de l'ancienneté des mandats de syndic confiés à la SAS Foncia CGI et effectivement exercés par Monsieur Eric Barrière, un certain " intuitu personne " existe entre celui-ci et des conseils syndicaux ou des présidents de conseils syndicaux et pourrait expliquer une " déperdition " modeste de mandats au profit du nouvel employeur de Monsieur Eric Barrière, la précipitation avec laquelle ce mouvement très important s'est effectué, démontre qu'il résulte d'une action concertée et systématique visant à réaliser le transfert de clients comme conséquence de la démission de Monsieur Eric Barrière et de son embauche par la SAS Cabinet Espargillière ; que deux copropriétés ont changé de syndic au mois de février 2009 ; que les 9 demandes de conseils syndicaux datés entre le 4 mars et le 9 mars 2009, tendant à la révocation de la SAS Foncia CGI, leur syndic en place, sont nécessairement la résultante de démarches antérieures au 1er mars 2009 ; que l'aspect systématique, ciblé et massif du démarchage commercial de certaines copropriétés engagé avant même la fin du préavis de Monsieur Eric Barrière est avéré ; que le caractère fautif et systématique du démarchage résulte encore de la publicité rédactionnelle parue dans le quotidien Nice Matin, le 9 mars 2009 ; que la SAS Cabinet Espargillière a fait paraître un encart avec la photographie de Monsieur Eric Barrière et son interview dans laquelle il explique les raisons de son départ " d'un cabinet antibois " où il exerçait depuis 20 ans le métier de syndic et notamment dit que " la concentration récente et accélérée de la profession a fait naître dans l'esprit de nombreux copropriétaires un sentiment et une image anonyme et déshumanisée d'une activité qui reste un véritable métier " et " la structure que j'intègre permet justement de concilier le service de proximité qui offre aux copropriétaires l'ensemble et la qualité des services qu'ils sont en droit d'attendre " ; qu'un tel message très fortement individualisé (il ne comporte que l'interview de Monsieur Eric Barrière avec sa photographie accompagnée de la légende " Bienvenue Eric ") est à destination manifeste des conseils syndicaux de copropriétés (dont ceux qu'il gérait au sein de la SAS Foncia CGI) pour les inciter à rejoindre son nouvel employeur, l'ancien, à l'évidence, n'offrant plus les qualités requises de services et d'attention à la clientèle ; que la SAS Cabinet Espargillière (qui a intégré également un groupe important : " Square Habitat du Crédit Agricole") s'est livrée à un dénigrement même si la SAS Foncia CGI n'était pas mentionnée ; qu'il était très aisé pour des clients de la SAS Foncia CGI et même pour des membres de conseils syndicaux d'autres copropriétés d'une ville de taille modeste, d'identifier le cabinet antibois où Monsieur Eric Barrière avait travaillé pendant 20 années ; que de plus, la SAS Cabinet Espargillière a pratiqué une politique tarifaire d'honoraires systématiquement (sauf en une occurrence sur 17) inférieure à celle de la SAS Foncia CGI syndic en place ;

Attendu que l'ensemble des manœuvres de la SAS Cabinet Espargillière par le biais de son nouveau salarié, Monsieur Eric Barrière, sont déloyales en ce qu'elles ont provoqué une migration de clients dans une proportion excédant celle pouvant résulter du départ d'un salarié-cadre ; que cette migration immédiate dès le rachat du cabinet Labau ne peut être mise sur le compte d'une baisse de la qualité du service offert par le repreneur, les copropriétés n'ayant pas eu le temps de l'éprouver ;

Attendu que le jugement mérite confirmation pour les motifs exposés ci-dessus et ceux non contraires des premiers juges ;

Attendu que le préjudice résultant des actes de concurrence déloyale est représenté par la perte des mandats et des honoraires afférents et la perte de chance de les voir renouveler, éventuellement pour certains sur de longues périodes ; qu'il convient de fixer le montant des dommages et intérêts réparant ce préjudice à 70 000 euro ;

Attendu qu'il ne peut être prononcé contre la SAS Cabinet Espargillière l'interdiction de la " poursuite de tout agissement anticoncurrentiel ", ces agissements étant par nature proscrits ; que les premiers juges ne pouvaient interdire à la SAS Cabinet Espargillière de " démarcher et de proposer son mandat de syndic pendant les 5 années à venir dans les copropriétés pour lesquelles la SAS Foncia CGI était mandatée au jour du départ de Monsieur Eric Barrière " ; que cela reviendrait à imposer à la SAS Cabinet Espargillière une interdiction de concurrence en ce qui concerne certains clients alors que la libre et saine concurrence est de mise, sauf pour la SAS Cabinet Espargillière à ne pas enfreindre les règles et usages commerciaux en matière de concurrence ;

Attendu que la publication et l'affichage de la décision s'imposaient, d'autant plus que la SAS Cabinet Espargillière avait utilisé des procédés déloyaux en recourant à la presse ; que cependant, ces mesures de publicité ne devront pas être réitérées, si elles ont été effectuées au titre de l'exécution provisoire ; qu'il suffit que la condamnation soit portée à une reprise à la connaissance du public ; que la SAS Cabinet Espargillière pourra procéder à la publication et à l'affichage à ses frais, conformément aux dispositions du jugement et dans un délai de trois mois à compter de la signification du présent arrêt s'il lui apparaît opportun de le faire, l'arrêt ayant réduit les condamnations prononcées à son encontre ;

Attendu que l'équité commande de faire application de l'article 700 du Code de procédure civile ; que la partie tenue aux dépens devra payer à la SAS Foncia CGI une somme de 3 500 euro au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, en cause d'appel ;

Par ces motifs, LA COUR, statuant par arrêt contradictoire, prononcé par sa mise à disposition au greffe de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence à la date indiquée à l'issue des débats, conformément à l'article 450 alinéa 2 du Code de procédure civile. Reçoit l'appel de la SAS Cabinet Espargillière comme régulier en la forme. Au fond, confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, sauf celles ayant condamné la SAS Cabinet Espargillière à payer à la SAS Foncia CGI la somme de 90 270 euro et ayant prononcé envers la SAS Cabinet Espargillière diverses interdictions. Statuant à nouveau partiellement, condamne la SAS Cabinet Espargillière à porter et payer à la SAS Foncia CGI la somme de 70 000 euro à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement frappé d'appel et celle de 3 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, en cause d'appel. Déboute la SAS Foncia CGI de ses demandes tendant à ce qu'il soit interdit à la SAS Cabinet Espargillière " de poursuivre tout agissement anticoncurrentiel à l'égard de la SAS Foncia CGI " et " de démarcher et de proposer son mandat de syndic dans les cinq années à venir à compter du présent jugement dans les copropriétés pour lesquelles la SAS Foncia CGI était mandatée au jour du départ de Monsieur Eric Barrière ". Dit que les mesures de publication et d'affichage du présent arrêt seront effectuées pour autant qu'elles ne l'ont pas déjà été au titre de l'exécution provisoire, sauf à la SAS Cabinet Espargillière à les exécuter spontanément. Condamne la SAS Cabinet Espargillière aux entiers dépens de l'instance, dont distraction au profit de la SCP d'avoués associés Agnès Ermeneux-Champly et Laurence Levaique, sur son affirmation de droit, en application de l'article 699 du Code de procédure civile.