CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 23 mars 2011, n° 09-17150
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Heurgon et Huguenin (SA)
Défendeur :
Audemars Piguet France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Le Fèvre
Conseillers :
MM. Roche, Vert
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Hardouin
Avocats :
Mes Lisimachio, Degroote
LA COUR,
Vu le jugement du 29 juin 2009 par lequel le Tribunal de commerce de Paris a débouté la société Heurgon et Huguenin de l'ensemble de ses demandes dirigées à l'encontre de la société Audemars Piguet France et l'a condamnée à payer à cette dernière, dont les prestations indemnitaires reconventionnelles étaient par ailleurs rejetées, la somme de 5 000 euro au titre des frais hors dépens;
Vu l'appel interjeté par la société Heurgon et Huguenin et ses conclusions du 7 décembre 2010 tendant à faire:
- infirmer le jugement,
et statuant à nouveau
- condamner la société Audemars Piguet France à lui payer la somme de 167872,90 euro au titre du préjudice subi du fait de son exclusion de réseau de distribution ainsi que celle de 111 915,27 euro au titre du préjudice né de la rupture brutale des relations commerciales liant les parties, outre 3 000 euro du fait du préjudice d'image également subi,
- condamner enfin l'intimée à lui verser la somme de 3 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile;
Vu les conclusions de la société Audemars Piguet France du 24 janvier 2011 tendant à la confirmation du jugement et à la condamnation reconventionnelle de l'appelante à lui payer les sommes de 35 000 euro au titre de son préjudice financier et 10 000 euro au titre de son préjudice d'image, outre 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que les sociétés Heurgon et Huguenin, Sagil et Alain Michal faisaient partie du réseau de distribution sélective de montres de luxe de la société Audemars Piguet France (ci-après désignée Audemars Piguet); que cette dernière a mis fin par courrier du 12 septembre 2006 avec effet au 31 décembre suivant aux contrats de détaillants agréés dont étaient titulaires les sociétés intéressées au motif que la limitation de ses capacités de production ne lui permettait pas de les maintenir dans un réseau restructuré; que celles-ci, estimant discriminatoire leur éviction du réseau considéré et brutale la cessation des relations commerciales entretenues jusqu'alors avec la société Audemars Piguet, ont, par actes du 28 février 2007, assigné cette dernière devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins de réparation de leur préjudice; qu'après avoir prononcé la disjonction des actions engagées par les trois sociétés susmentionnées par un jugement du 14 mai 2008, la juridiction saisie a rendu la décision présentement entreprise dans l'instance opposant la société Heurgon et Huguenin à la société Audemars Piguet;
Considérant que la société Heurgon et Huguenin, laquelle exerce l'activité de vente au détail de produits de bijouterie, joaillerie et horlogerie, prétend, en premier lieu, que la société Audemars Piguet l'aurait exclue de son réseau de façon discriminatoire et excipe à cet effet des articles L. 420-1 et L. 442-6-I-1° du Code de commerce;
Considérant qu'il sera, toutefois et tout d'abord, relevé que l'appelante ne saurait utilement invoquer ledit article L. 442-6-I-1°, lequel sanctionnait la faute civile de discrimination, dès lors que cette disposition a été abrogée par la loi dite de modernisation de l'économie du 4 août 2008 et ne peut désormais recevoir application et ce, que les faits en cause soient antérieurs ou postérieurs à son abrogation;
Considérant, par ailleurs, que pour être considérées comme illicites au regard de l'article L. 420-1 également invoqué par la société Heurgon et Huguenin les pratiques mises en œuvre au sein d'un réseau se doivent d'avoir un effet anticoncurrentiel sensible sur le marché pertinent considéré, celui-ci étant entendu comme le lieu où les produits en concurrence sont considérés par les acheteurs potentiels comme substituables les uns par rapport aux autres; qu'en l'occurrence la société Audemars Piguet occupe une place inférieure à 5 % sur le marché pertinent constitué par le segment haut-de-gamme du marché de l'horlogerie de luxe; qu'ainsi, à supposer même que l'exclusion litigieuse fût considérée comme une pratique discriminatoire mise en œuvre au sein dudit réseau, elle ne saurait avoir eu un éventuel effet sur la concurrence et revêtir de ce fait un quelconque caractère illicite au sens de l'article susmentionné;
Considérant, en revanche et indépendamment des dispositions législatives dont excipe la société Heurgon et Huguenin, que s'il appartient, en stricte application du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, à tout fournisseur d'organiser le mode de distribution de ses produits et de procéder aux modifications et rationalisations jugées nécessaires sans que ses cocontractants ne bénéficient d'un droit acquis à y demeurer, le titulaire du réseau se doit, néanmoins, de sélectionner ses distributeurs sur le fondement de critères définis et objectivement fixés et d'appliquer ceux-ci de manière non-discriminatoire;
Considérant qu'il ressort à l'examen des pièces du dossier que le choix de maintenir à compter de 2007 dans le réseau de la société intimée d'autres détaillants que la société Heurgon et Huguenin ne résulte nullement d'une appréciation subjective de la part du fournisseur mais de l'application d'une combinaison de critères objectivement appréhendables et tirés d'une optimisation du choix des zones de chalandise, de l'appréciation de la part des produits Audemars Piguet dans l'activité des détaillants et du prix moyen des articles ainsi commercialisés; que l'exclusion de la société appelante du réseau de distribution sélective de l'intimée ne présente de la sorte aucun caractère intrinsèquement discriminatoire mais n'est que la résultante de la réorganisation d'ensemble dudit réseau au travers de la réduction du nombre de ses détaillants et de la recherche d'une maximisation du chiffre d'affaires potentiel de chacun d'eux par une offre de produits et de services accrue; que les quantités particulièrement restreintes des modèles Audemars Piguet vendus annuellement par la société Heurgon et Huguenin de même que la très faible part de ces ventes au sein de son chiffre d'affaires global justifient de façon objective le choix de politique commerciale qu'a représenté le non-renouvellement, présentement contesté, de son contrat de distribution; que la responsabilité de l'intimée ne saurait, dès lors, être engagée de ce chef;
Considérant, en second lieu, que la société Heurgon et Huguenin, reproche également à la société Audemars Piguet une rupture brutale des relations entretenues jusqu'alors et se prévaut pour ce faire des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce;
Considérant, en l'espèce, que de 1996 à 2001, date de mise en place de son réseau de distribution sélective, la société Heurgon et Huguenin a commandé, de manière habituelle et régulière, des montres auprès de la société Audemars Piguet; qu'à compter de 2001 les relations furent formalisées au travers de la conclusion d'un contrat à durée déterminée renouvelé annuellement par tacite reconduction jusqu'à l'intervention de la rupture litigieuse; que, par suite, les relations entre les parties se sont inscrites dans la durée et s'il était toujours loisible à la société Audemars Piguet d'y mettre fin et de ne pas renouveler le contrat la liant à l'appelante, elle se devait cependant, sauf à méconnaître directement le principe de la loyauté contractuelle, de respecter un préavis suffisant au regard de l'ancienneté desdites relations, lesquelles ont perduré pendant 10 ans, les renouvellements tacites précédemment intervenus conduisant le concessionnaire à légitimement se croire fondé à anticiper la conclusion d'un nouvel engagement; que, par ailleurs, il convient de souligner que les produits Audemars Piguet bénéficient d'une grande notoriété et s'adressent à une clientèle extrêmement aisée, constituée de collectionneurs et d'amateurs et difficilement susceptible de modifier ses choix d'achat; que, par suite, seul un préavis d'une durée d'un an pouvait permettre au distributeur d'utilement réorienter son activité et de rechercher une nouvelle clientèle potentielle;
Considérant que si le préavis de 3,5 mois dont a bénéficié la société Heurgon et Huguenin a été effectivement exécuté, aucun déréférencement volontaire de cette dernière de la liste de ses distributeurs agréés ne pouvant être imputé à l'intimée et seules des raisons techniques, liées à des limitations structurelles de production et aux délais de livraison y afférents, ayant empêché d'honorer certaines des commandes passées pendant la période considérée, la non-observation des 8,5 mois de préavis supplémentaire dont l'intéressée a été irrégulièrement privée a généré pour celle-ci un préjudice constitué par la perte de la marge brute bénéficiaire qu'elle eût été en droit d'escompter; qu'au regard de la marge brute réalisée en 2005 sur les produits Audemars Piguet par la société Heurgon et Huguenin telle qu'elle résulté de l'attestation du commissaire aux comptes de cette dernière établie le 28 février 2007 et régulièrement versée aux débats la cour fixera la somme devant être allouée à ce titre à l'appelante à (111 915,27 x 8,5/12) 79 273,32 euro;
Considérant qu'il échet d'y ajouter la somme de 20 000 euro au titre du préjudice d'image occasionné par la perte de la distribution d'une marque de grande notoriété dans le domaine de l'horlogerie de luxe;
Considérant, enfin, que si la société Audemars Piguet sollicite reconventionnellement l'octroi de dommages et intérêts " au regard du caractère abusif de la présente instance ", il sera relevé que la société Heurgon et Huguenin, aux prétentions de laquelle le présent arrêt fait partiellement droit, s'est bornée à user de sa faculté d'ester en justice sans que nul abus ne puisse lui être reproché; qu'en effet l'exercice d'une action en justice constitue un droit, lequel ne dégénère en abus pouvant donner naissance à une dette de dommages-intérêts que dans le cas de malice, de mauvaise foi ou d'une grossière erreur équipollente au dol; que tel n'est pas le cas en l'espèce; que, dès lors, l'intimée ne peut qu'être déboutée de sa demande indemnitaire et ce sans qu'il soit besoin de rechercher la réalité du préjudice dont elle fait état de ce chef;
Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il y a lieu de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté la société Audemars Piguet de ses demandes reconventionnelles, de l'infirmer pour le surplus et, statuant à nouveau, de condamner cette dernière à payer à la société Heurgon et Huguenin les sommes de 79 273,32 euro et de 2 000 euro, le surplus des prétentions des parties étant rejeté;
Sur l'application de l'article 700 du Code de procédure civile
Considérant que l'équité commande, dans les circonstances de l'espèce, de condamner la société Audemars Piguet à verser à la société Heurgon et Huguenin la somme de 5 000 euro au titre des frais hors dépens;
Par ces motifs, LA COUR, - Confirme le jugement en ce qu'il a débouté la société Audemars Piguet de ses demandes reconventionnelles. - L'infirme pour le surplus ; et statuant à nouveau, - Condamne la société Audemars Piguet à verser à la société Heurgon et Huguenin les sommes de 79 273,32 euro et de 2 000 euro. - La condamne aux dépens de première instance et d'appel avec recouvrement conformément à l'article 699 du Code de procédure civile. - La condamne également à verser à la société Heurgon et Huguenin la somme de 5 000 euro sur le fondement l'article 700 du Code de procédure civile.