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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 5 mai 2011, n° 2010-17460

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Razel (SAS), Sefi-Intrafor (SAS)

Défendeur :

Autorité de la concurrence, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Girardet

Conseillers :

Mmes Touzery-Champion, Tardif

Avoués :

SCP Ribaut, SCP Fanet-Serra

Avocats :

Mes Goossens, Renaudier

CA Paris n° 2010-17460

5 mai 2011

En 1994, l'épouse d'un ingénieur licencié par la société Bouygues (Mme Phan Van Quan) révéla à plusieurs autorités l'existence d'un logiciel "Drapo" (Détermination aléatoire du prix de l'offre), réécrit par son mari, et utilisé pour fournir des données chiffrées à des sociétés afin qu'elles puissent présenter des offres de couverture dans les marchés publics.

Le 6 décembre 1994, le Procureur de Paris fit procéder à une enquête préliminaire, puis se dessaisit en faveur du Procureur de Versailles qui ouvrit une information judiciaire le 30 juin 1995 du chef de pratiques anticoncurrentielles (articles devenus L. 420-1 et L. 420-6 du Code de commerce).

Le 13 mars 1997, le Conseil de la concurrence (le Conseil) se saisit d'office de la situation de la concurrence dans le secteur des travaux publics constatée à l'occasion de la passation de divers marchés publics dans la région Ile-de-France.

Le 2 mai 1997, le Conseil adressa au juge d'instruction de Versailles une demande de communication des procès-verbaux et rapports d'enquête ayant un lien direct avec les faits dont le Conseil s'était saisi (article L. 463-5 du Code de commerce).

Au vu des éléments ainsi rassemblés, les rapporteurs établirent successivement trois notifications de griefs adressées aux parties et au commissaire du Gouvernement l'une les 9 avril, 14 juin et 15 septembre 2000, les deux suivantes, dites complémentaires, les 9 novembre 2001 puis 29 août 2004.

Par décision n° 06-D-07 bis du 21 mars 2006, le Conseil dit que 34 entreprises de travaux publics avaient enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce et leur infligea des sanctions pécuniaires.

Par arrêt du 24 juin 2008, rectifié le 29 octobre 2008, la Cour d'appel de Paris:

- annula la décision du Conseil en ce qu'elle avait prononcé des sanctions pécuniaires à l'encontre de la société SAS Eiffage Construction et à l'encontre de la SA Guintoli devenue NGE;

- rejeta les recours formés par 13 entreprises (Botte Fondations, Vinci, Parenge, Bec Frères, Coccinelle, Les Paveurs de Montrouge, Demathieu et Bard, Montcocol, Sefi-Intrafor, Eiffage, Colas Ile-de-France-Normandie, Sacer Paris Nord-Est, Screg Ile-de-France Normandie);

- réformant la décision du Conseil:

* dit n'y avoir lieu à sanction à l'encontre des sociétés Valentin, SAS CSM Bessac et Sade;

* réduit les sanctions prononcées à l'encontre des sociétés Sogea TPI, Vinci Construction, Urbaine de travaux, Razel, France Travaux, Eiffage TP et Soletanche Bachy.

Douze pourvois (onze pourvois principaux et un pourvoi incident) furent formés contre cet arrêt par 17 entreprises.

Par arrêt en date du 13 octobre 2009 , la Cour de cassation cassa l'arrêt du 24 juin 2008 "en ses seules dispositions relatives à la SA Razel et aux sanctions prononcées contre la société Sefi Intrafor" aux motifs d'une part, "...que pour rejeter le recours formé par la société Razel, l'arrêt se prononce au visa du mémoire déposé par celle-ci le 9 juin 2006, sans viser le mémoire déposé par cette société le 19 septembre 2007 en réponse aux observations écrites formulées le 20 mars 2007 par le Conseil de la concurrence...", et d'autre part, que "pour apprécier le montant de la sanction pécuniaire infligée à la société Sefi, devenue Sefi Intrafor, l'arrêt relève que les griefs d'entente retenus à l'encontre de cette société concernent les marchés n° 30 et 42" alors que n'était retenu que le grief notifié au titre du marché n° 42.

Vu les conclusions dites récapitulatives sur renvoi en date du 18 janvier 2011, de la société Razel qui demande à la cour de constater que l'article L. 462-7 du Code de commerce, tel que complété par l'ordonnance du 13 novembre 2008, qui prévoit que l'Autorité de la concurrence doit, en toute hypothèse, se prononcer dans les dix ans de la cessation des pratiques anticoncurrentielles, faute de quoi les faits sont prescrits, s'applique immédiatement aux affaires non définitivement jugées, quand bien même le point de départ de la prescription est-il antérieur à l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 13 novembre 2008 ; elle en déduit que les actes qui lui sont reprochés sont prescrits plus de dix ans s'étant écoulés entre les faits pour lesquels elle a été poursuivie (1995 date limite de la remise des offres du dernier marché pris en compte) et la décision litigieuse du Conseil de la concurrence intervenue le 21 mars 2006, et demande à la cour d'ordonner la restitution des 3 800 000 euro qu'elle a versés en exécution de la condamnation prononcée par la cour d'appel et de condamner Le Trésor Public à lui verser la somme de 50 000 euro au titre de l'article 700 du CPC;

Vu les écritures de la société Sefi-Intrafor déposées le 27 septembre 2010 qui soutient également que les faits qui lui sont reprochés sont désormais prescrits en application des dispositions nouvelles de l'article L. 462-7 du Code de commerce, pour conclure à l'infirmation des dispositions de la décision du Conseil de la concurrence du 21 mars 2006 qui la concernent; par ailleurs, compte tenu de la durée excessivement longue, selon elle, de la procédure et de sa mise en cause tardive (9 ans après les faits), elle demande à la cour de ne pas lui infliger de sanctions et, subsidiairement, de diminuer le montant de celle prononcée par le Conseil en retenant le chiffre d'affaires de 30,182 millions d'euro qu'elle a réalisé à l'époque des faits, et plus subsidiairement encore celui de 44,042 millions d'euro correspondant au dernier exercice clos avant la décision de Conseil; en toute hypothèse, elle demande à la cour de diviser par deux le montant de la sanction, puisqu'il est établi qu'elle n'a participé qu'au marché n° 42 et non pas aux marchés n° 30 et 42 retenus par erreur par la cour;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence en date du 29 novembre 2010, qui soutient que l'application immédiate des règles nouvelles relatives à la prescription ne concernent, aux termes de l'article L. 462-7 alinéa 3 du Code de commerce, que les décisions prises par l'Autorité de la concurrence et ne peuvent dès lors recevoir application en l'espèce, la décision querellée ayant été prise par le Conseil de la concurrence; elle ajoute que la durée de la procédure n'a pas été excessive et qu'en tout cas , elle ne peut constituer un motif de réduction de la sanction, avant de souligner que le chiffre d'affaires qu'elle a pris en compte est celui correspondant aux dernières données qui lui étaient connues lorsqu'elle a statué;

Vu les conclusions du Ministère public en date du 10 mars 2011 qui fait également valoir que les requérantes ne peuvent invoquer le bénéfice des dispositions nouvelles qui ne visent expressément que les décisions prises par l'Autorité de la concurrence plus de dix ans après la cessation des pratiques anticoncurrentielles et ne font pas état de celles prises par le Conseil de la concurrence ; s'agissant du montant des condamnations prononcées, il conclut au caractère inopérant des moyens opposés par la société Sefi-Intrafor;

Après avoir entendu, à l'audience publique du 17 mars 2011, les parties et la représentante de l'Autorité de la concurrence et du Ministère public, les parties requérantes ayant eu la possibilité de répliquer;

Sur ce,

Sur les dispositions nouvelles et leur application aux procédures en cours

Considérant que deux ordonnances ont, successivement, modifié et complété l'article L. 462-7 du Code de commerce relatif à la prescription des faits dont le Conseil de la concurrence, puis l'Autorité de la concurrence peuvent être saisis;

Qu'ainsi, l'ordonnance n° 2004-1173 du 4 novembre 2004 a porté de trois à cinq ans le délai de prescription des pratiques anticoncurrentielles poursuivies devant le Conseil de concurrence puis devant l'Autorité de la concurrence, et l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence, est venue ajouter un alinéa 3 à l'article L. 462-7, rédigé en ces termes :

"Toutefois, la prescription est acquise en toute hypothèse lorsqu'un délai de dix ans à compter de la cessation de la pratique anticoncurrentielle s'est écoulé sans que l'Autorité de la concurrence ait statué sur celle-ci ";

Considérant que les requérantes avancent, ensemble, que ces dispositions étant des règles de procédure, sont applicables immédiatement à des faits commis avant leur entrée en vigueur et soulignent que la jurisprudence de cette cour et, partant les décisions de l'Autorité de concurrence, ont fait une application immédiate des dispositions relatives à l'allongement de trois à cinq ans du délai de prescription en sorte qu'il devrait en être de même pour les dispositions nouvelles introduites par l'ordonnance du 13 novembre 2008;

Considérant ceci rappelé, que les lois qui organisent des prescriptions extinctives sont des lois de procédure ; que comme telles, elles ont vocation à s'appliquer immédiatement aux faits commis antérieurement à leur entrée en vigueur, ainsi que le rappelle, en matière pénale, l'article 112-2 du Code pénal;

Que c'est par application de ce principe que les dispositions nouvelles de l'article L. 462-7 alinéa 1 précitées, portant de trois à cinq ans le délai de prescription, ont été appliquées aux faits pour lesquels l'ancienne prescription n'était pas acquise;

Qu'il en va nécessairement de même pour les dispositions nouvelles codifiées à l'alinéa 3 du même article, qui prévoient une prescription complémentaire de celle énoncée à l'alinéa 1, en disposant que lorsqu'un délai de dix ans s'est écoulé à compter de la cessation de la pratique anticoncurrentielle sans que l'Autorité de la concurrence n'ait statué, la prescription est "acquise en toute hypothèse";

Qu'il suit que la prescription décennale prévue par l'ordonnance du 13 novembre 2008 ratifiée par la loi du 12 mai 2008, a vocation à s'appliquer aux pratiques anticoncurrentielles litigieuses survenues antérieurement à l'adoption des dispositions nouvelles;

Considérant que l'Autorité de la concurrence qui ne disconvient pas que les dispositions de l'article L. 460-7 alinéa 3 soient d'application immédiate, fait cependant valoir qu'elles ne seraient pas applicables à la présente espèce car elles font référence à la seule Autorité de la concurrence, alors que la décision soumise à la cour a été prise par le Conseil de concurrence ;

Considérant toutefois, que l'article précité organise en ses alinéas 1 et 3 un régime de prescription spécifique qui s'applique d'une part, aux pratiques anticoncurrentielles dénoncées, (prescription quinquennale de l'alinéa 1) et d'autre part, à la réponse qui y a été apportée (prescription décennale de l'alinéa 3);

Que la prescription décennale instaurée par les dispositions nouvelles s'attache ainsi au délai dans lequel est intervenue (ou n'est pas intervenue) la sanction, indépendamment de l'autorité qui a pu la prononcer;

Considérant qu'il est dès lors indifférent que les sanctions litigieuses furent prononcées par le Conseil de la concurrence et non pas par l'Autorité de la concurrence, d'autant plus que l'article 4 de l'ordonnance précitée du 13 novembre 2008, énonce que "Dans toutes les dispositions législatives et réglementaires, la référence au Conseil de la Concurrence est remplacée par la référence à l'Autorité de la concurrence";

Sur la computation du délai de prescription

Considérant que, comme le rappelle l'article L. 462-7 du CPI, le point de départ du délai de prescription est la cessation de la pratique anticoncurrentielle, qui doit être fixée en l'espèce, à la date limite de remise des offres ;

À l'égard de Razel

Considérant que le Conseil de la concurrence a retenu la responsabilité de la société Razel pour avoir été partie prenante à une entente constatée sur les marchés n° 21, 30, 38 et 54;

Que les dates ultimes de remise des offres concernant les marché n° 21 (Meteor Ouvrage Deux Ecus : Quai greves), n° 30 (Bassin du Grand Stade), n° 38 (déviation de Soignolles) et n° 54 (doublement de l'ouvrage d'eaux pluviales sous la RD 124 à Vitry-sur-Seine) furent fixées, respectivement, au 23 février 1994, 6 juin 1995, 18 mars 1994 et 16 janvier 1995;

À l'égard de Sefi-Intrafor

Considérant que la responsabilité de la société Sefi-Intrafor a été retenue pour avoir été partie prenante à une entente constatée sur le marché n° 42 portant sur l'échangeur A 14-A 86;

Considérant que la date limite de remise des offres fut fixée au 5 décembre 1995;

Considérant que le Conseil de la concurrence a statué sur les pratiques anticoncurrentielles visant ces deux sociétés, par la décision du 21 mars 2006, objet du présent recours;

Considérant qu'il est donc constant et d'ailleurs non contesté, qu'un délai de plus de 10 ans à compter de la cessation des pratiques anticoncurrentielles s'était écoulé lorsque le Conseil de la concurrence prononça à l'encontre des sociétés Razel et Sefi Intrafor les sanctions contestées;

Considérant que la décision déférée sera en conséquence annulée en ce qu'elle a condamné les sociétés Razel et Sefi Intrafor;

Sur l'article 700 du CPC

Considérant que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du CPC.

Par ces motifs, Vu l'article L. 462-7 alinéa 3 du Code de commerce, Constate que le Conseil de la concurrence a statué sur les griefs formés à l'encontre des sociétés Razel et Sefi-Intrafor plus de dix ans après la cessation des pratiques anticoncurrentielles, Annule la décision déférée en ce qu'elle a condamné ces deux sociétés, Ordonne la restitution des sommes versées en exécution de la condamnation prononcée; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du CPC, Dit que les dépens des recours formés par les sociétés Razel et Sefi-Intrafor seront à la charge du Trésor, Dit que s'agissant, d'une matière où le ministère d'avocats et avoués n'est pas obligatoire, il n'y pas lieu à application de l'article 699 du CPC.