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Décisions

CJUE, 1re ch., 19 mai 2011, n° C-452/09

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Iaia, Moggio, Vassalle

Défendeur :

Ministero dell'Istruzione, dell'Università e della Ricerca, Ministero dell'Economia e delle Finanze, Università degli studi di Pisa

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Tizzano

Avocat général :

Mme Kokott

Juges :

MM. Kasel, Borg Barthet, Levits, Safjan (rapporteur)

Avocats :

Mes Frati, Castagna, Varone

CJUE n° C-452/09

19 mai 2011

LA COUR (première chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation du droit communautaire relativement à la sauvegarde des droits conférés par une directive non transposée.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant Mme Iaia ainsi que MM. Moggio et Vassalle (ci-après les "requérants au principal") au Ministero dell'Istruzione, dell'Università e della Ricerca, au Ministero dell'Economia e delle Finanze (ci-après l'"État italien") et à l'Università degli studi di Pisa au sujet du paiement d'une "rémunération appropriée" prévue par la directive 82-76-CEE du Conseil, du 26 janvier 1982, modifiant la directive 75-362-CEE visant à la reconnaissance mutuelle des diplômes, certificats et autres titres de médecin et comportant des mesures destinées à faciliter l'exercice effectif du droit d'établissement et de libre prestation de services, ainsi que la directive 75-363-CEE visant à la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant les activités du médecin (JO L 43, p. 21).

Le cadre juridique et les antécédents du litige

3 La directive 82-76 a, notamment, par une annexe relative aux "Caractéristiques de la formation à temps plein et de la formation à temps partiel des médecins spécialistes" complétant la directive 75-363-CEE du Conseil, du 16 juin 1975, visant à la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant les activités du médecin (JO L 167, p. 14), disposé que la période de spécialisation des médecins, à temps plein et à temps partiel, devait faire l'objet "d'une rémunération appropriée" dans tous les États membres.

4 Par un arrêt du 7 juillet 1987, Commission/Italie (49-86, Rec. p. 2995), la Cour a constaté que la République italienne avait manqué à ses obligations communautaires, faute pour elle d'avoir transposé la directive 82-76 dans le délai prescrit.

5 À la suite de cette condamnation, la directive 82-76 a été transposée par le décret législatif n° 257-91, du 8 août 1991. Celui-ci précise, toutefois, à son article 8, paragraphe 2, que ses dispositions n'entrent en vigueur qu'à compter de l'année académique 1991/1992, à l'exclusion des médecins inscrits au cours de la période académique couvrant les années 1983 à 1991.

6 L'obligation de rémunération appropriée prévue par la directive 82-76 devant entrer en vigueur en 1983, l'adoption de ce décret a généré un important contentieux opposant les médecins admis en spécialisation au cours des années académiques 1983 à 1991 à l'État italien et à certaines universités italiennes.

7 Par les arrêts du 25 février 1999, Carbonari e.a. (C-131-97, Rec. p. I-1103, points 47 et 48), ainsi que du 3 octobre 2000, Gozza e.a. (C-371-97, Rec. p. I-7881, points 36 et 37), la Cour a jugé que l'obligation de rémunérer de manière appropriée les périodes de formation des médecins spécialistes ne permet pas, par elle-même, au juge national de déterminer l'identité du débiteur tenu au paiement de la rémunération appropriée ni le montant de celle-ci. Il appartient néanmoins audit juge national, chargé d'appliquer le droit national et, notamment, les dispositions d'une loi qui ont été spécialement introduites en vue d'assurer la transposition de la directive 82-76, d'interpréter ce droit national dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de cette directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci.

8 Au cas où le résultat prescrit par la directive 82-76 ne pourrait être atteint par voie d'interprétation conforme, la République italienne serait tenue de réparer les dommages causés aux particuliers par l'absence de transposition de cette directive dans les délais impartis. À cet égard, la Cour a précisé que l'application rétroactive et complète des mesures assurant la transposition correcte de la directive 82-76 suffirait, en principe, à remédier aux conséquences dommageables du retard pris dans cette transposition. Toutefois, si les bénéficiaires établissaient l'existence de pertes complémentaires qu'ils auraient subies du fait qu'ils n'auraient pu bénéficier en temps voulu des avantages pécuniaires garantis par cette directive, il conviendrait de les réparer également (voir arrêts précités Carbonari e.a., points 52 et 53, ainsi que Gozza e.a., points 38 et 39).

Le litige au principal et les questions préjudicielles

9 Le 23 novembre 2001, les requérants au principal, des médecins ayant suivi les cours de spécialisation avant l'année académique 1991/1992, ont introduit un recours contre l'État italien et l'Università degli studi di Pisa, afin d'obtenir le paiement de ce qui leur était dû en vertu de la directive 82-76 ou, à défaut, la réparation du préjudice causé par l'absence de transposition étatique correcte de cette directive dans les délais impartis.

10 Le Tribunale di Firenze a rejeté leur requête en raison de l'expiration du délai de prescription de cinq ans, prévu à l'article 2948, paragraphe 4, du Code civil pour la demande principale en paiement et à l'article 2947 du même Code pour la demande subsidiaire de dommages-intérêts.

11 Selon la juridiction nationale, ce délai avait, en effet, commencé à courir à compter du jour où le droit avait pu être revendiqué, c'est-à-dire à partir de la date d'entrée en vigueur du décret législatif n° 257-91, soit quinze jours après sa publication effectuée le 16 août 1991. À partir de ce moment, les requérants au principal pouvaient savoir qui était tenu au paiement de la rémunération appropriée ainsi que le montant de celle-ci et faire valoir l'incompatibilité de ce décret avec le droit communautaire en ce qui concerne les médecins inscrits en cours de spécialisation dans les années 1983 à 1991.

12 Les requérants au principal ont interjeté appel de cette décision et demandé l'application de la solution dégagée dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt du 25 juillet 1991, Emmott (C-208-90, Rec. p. I-4269). La Corte d'appello di Firenze considère, néanmoins, que la jurisprudence ultérieure en a limité l'applicabilité à l'hypothèse où les délais de recours nationaux conduisent à priver totalement le demandeur de la possibilité de faire valoir ses droits découlant de la directive 82-76.

13 Nourrissant des doutes sur la portée de cette limitation, étant donné que la privation totale de la possibilité de faire valoir son droit constitue a priori la conséquence normale de l'écoulement des délais de prescription, la juridiction de renvoi se demande s'il faut y voir un véritable revirement qui aurait mis fin à l'interdiction d'exciper de la prescription ou si ladite limitation ne vise que les délais de forclusion qui empêcheraient définitivement de faire valoir son droit également pour le futur.

14 Étant donné que, en appel, le délai de prescription décennale ordinaire prévu à l'article 2946 du Code civil pour atteinte à un droit en l'absence de faute a également été envisagé, la Corte d'appello di Firenze a décidé, après avoir pris soin de préciser que la condition d'équivalence des délais de prescription avec ceux qui sont généralement prévus dans l'ordre juridique italien pour des demandes similaires fondées sur le droit interne est respectée en l'espèce, de renvoyer à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

"1) Est-il compatible avec le droit communautaire que l'État italien puisse légitimement exciper de la prescription quinquennale ou décennale ordinaire d'un droit découlant de la directive 82-76-CEE pour la période antérieure à la première loi de transposition italienne, sans empêcher ainsi définitivement l'exercice du droit en question, consistant dans le versement d'une rétribution, ou, à titre subsidiaire, dans une action en dommages-intérêts ?

2) Est-il, autrement, compatible avec le droit communautaire que toute exception de prescription soit exclue en ce qu'elle s'oppose définitivement à l'exercice du droit en question ?

3) Est-il compatible avec le droit communautaire que toute exception de prescription soit exclue jusqu'à la constatation, par la Cour de justice, de la violation du droit communautaire (en l'espèce, jusqu'en 1999) ?

4) Est-il compatible avec le droit communautaire que toute exception de prescription soit exclue, en tout état de cause, jusqu'à la transposition correcte et complète de la directive qui a reconnu le droit en cause dans la législation nationale (jamais intervenue, en l'espèce), comme le prévoit l'arrêt Emmott[, précité] ?"

Sur les questions préjudicielles

15 Par ses questions, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, à la Cour si le droit de l'Union permet à un État membre d'opposer une exception de prescription à l'exercice du droit découlant d'une directive ou à la mise en œuvre du droit à réparation du préjudice résultant du défaut de transposition correcte de celle-ci dans le délai prescrit et si, le cas échéant, une telle possibilité n'est ouverte qu'à compter de la constatation par la Cour de la violation du droit de l'Union.

16 Il est de jurisprudence constante que, en l'absence de réglementation de l'Union en la matière, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la pleine sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit de l'Union, pour autant que lesdites modalités ne soient pas moins favorables que celles régissant les recours similaires fondés sur le droit interne (principe de l'équivalence) et qu'elles ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union (principe d'effectivité) (voir arrêts du 17 juillet 1997, Texaco et Olieselskabet Danmark, C-114-95 et C-115-95, Rec. p. I-4263, point 41; du 11 juillet 2002, Marks & Spencer, C-62-00, Rec. p. I-6325, point 34, ainsi que du 24 mars 2009, Danske Slagterier, C-445-06, Rec. p. I-2119, point 31).

17 En ce qui concerne ce dernier principe, la Cour a reconnu la compatibilité avec le droit de l'Union de la fixation de délais raisonnables de recours à peine de forclusion dans l'intérêt de la sécurité juridique qui protège à la fois le contribuable et l'administration concernés. En effet, de tels délais ne sont pas de nature à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union, même si, par définition, l'écoulement de ces délais entraîne le rejet, total ou partiel, de l'action intentée (voir arrêts du 17 juillet 1997, Haahr Petroleum, C-90-94, Rec. p. I-4085, point 48; du 2 décembre 1997, Fantask e.a., C-188-95, Rec. p. I-6783, point 48; du 15 septembre 1998, Edis, C-231-96, Rec. p. I-4951, point 35, ainsi que Marks & Spencer, précité, point 35).

18 S'agissant du point de départ du délai de prescription, il est vrai que la Cour avait dit pour droit que, jusqu'au moment de la transposition correcte d'une directive, l'État membre défaillant ne peut pas exciper de la tardiveté d'une action judiciaire introduite à son encontre par un particulier en vue de la protection des droits que lui reconnaissent les dispositions de cette directive, le délai de recours de droit national ne pouvant commencer à courir qu'à partir de ce moment (arrêt Emmott, précité, point 23).

19 Toutefois, la Cour a, par la suite, admis que l'État membre défaillant puisse opposer la forclusion à des actions judiciaires, alors même qu'à la date d'introduction des demandes il n'avait pas encore correctement transposé la directive en cause, jugeant que la solution dégagée dans l'arrêt Emmott, précité, avait été justifiée par les circonstances propres à cette affaire, dans lesquelles la forclusion avait abouti à priver totalement la requérante au principal de la possibilité de faire valoir son droit en vertu d'une directive (voir arrêts du 27 octobre 1993, Steenhorst-Neerings, C-338-91, Rec. p. I-5475; du 6 décembre 1994, Johnson, C-410-92, Rec. p. I-5483; Fantask e.a., précité, points 50 à 52; du 17 juin 2004, Recheio - Cash & Carry, C-30-02, Rec. p. I-6051, ainsi que Danske Slagterier, précité, points 53 à 56).

20 Dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt Emmott, précité, le comportement des autorités nationales avait, en effet, empêché la demanderesse au principal de réclamer en justice le bénéfice des droits conférés par la directive en cause (points 10 à 14; voir également, en ce sens, arrêts précités Steenhorst-Neerings, point 20, et Johnson, point 27).

21 Il en résulte que le droit de l'Union ne s'oppose à ce qu'une autorité nationale excipe de l'écoulement d'un délai de prescription raisonnable que si, par son comportement, elle a été à l'origine de la tardiveté de la demande, privant ainsi le requérant au principal de la possibilité de faire valoir ses droits en vertu d'une directive de l'Union devant les juridictions nationales (voir, en ce sens, arrêts Edis, précité, point 48, et du 17 novembre 1998, Aprile, C-228-96, Rec. p. I-7141, point 43; voir aussi, par analogie, arrêts du 27 février 2003, Santex, C-327-00, Rec. p. I-1877, points 57 à 61, et du 15 avril 2010, Barth, C-542-08, non encore publié au Recueil, points 33 à 36).

22 Il importe également de préciser que, conformément à une jurisprudence constante, l'éventuelle constatation par la Cour de la violation du droit de l'Union est, en principe, sans incidence sur le point de départ du délai de prescription (voir, en ce sens, arrêts précités Edis, point 20; Recheio - Cash & Carry, point 23, ainsi que Danske Slagterier, points 36 à 39).

23 Il en est d'autant plus ainsi lorsque, comme dans l'affaire au principal, la violation du droit de l'Union ne faisait aucun doute. Dans une telle hypothèse en effet, la constatation juridictionnelle de cette violation n'est pas nécessaire pour mettre les bénéficiaires en mesure de connaître la plénitude de leurs droits. La fixation du point de départ du délai avant sa constatation juridictionnelle ne rend donc pas pratiquement impossible ou excessivement difficile la sauvegarde des droits tirés du droit de l'Union.

24 Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre aux questions posées que le droit de l'Union ne s'oppose pas à ce qu'un État membre excipe de l'écoulement d'un délai de prescription raisonnable à l'encontre d'une action en justice introduite par un particulier en vue de la sauvegarde des droits conférés par une directive, alors même qu'il ne l'aurait pas correctement transposée, pourvu que, par son comportement, il n'ait pas été à l'origine de la tardiveté du recours. La constatation par la Cour de la violation du droit de l'Union est sans incidence sur le point de départ du délai de prescription, dès lors que ladite violation ne fait aucun doute.

Sur les dépens

25 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:

Le droit de l'Union doit être interprété en ce sens qu'il ne s'oppose pas à ce qu'un État membre excipe de l'écoulement d'un délai de prescription raisonnable à l'encontre d'une action en justice introduite par un particulier en vue de la sauvegarde des droits conférés par une directive, alors même qu'il ne l'aurait pas correctement transposée, pourvu que, par son comportement, il n'ait pas été à l'origine de la tardiveté du recours. La constatation par la Cour de la violation du droit de l'Union est sans incidence sur le point de départ du délai de prescription, dès lors que ladite violation ne fait aucun doute.