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Décisions

CA Nancy, 1re ch. civ., 25 février 2010, n° 08-00908

NANCY

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Jarnis (SARL)

Défendeur :

Chanel (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Dory

Conseillers :

M. Jamet, Mme Roubertou

Avoués :

SCP Leinster, Wisniewski & Mouton, SCP Millot-Logier & Fontaine

Avocats :

Mes Boneva-Desmicht, Outin Gaudin, Gasse

TGI Briey, du 28 févr. 2008

28 février 2008

Faits et procédure:

La société Jarnis a fait paraître un encart publicitaire dans le journal Le Républicain Lorrain du 7 février 2005, qui proposait la vente de parfums de grandes marques, dont Chanel à un prix réduit de 30 %.

Par acte délivré le 8 mars 2006, la SAS Chanel a assigné la SARL Jarnis devant le Tribunal de grande instance de Briey, aux fins de lui enjoindre, sous astreinte, la communication de documents, et de la condamner à lui payer des dommages et intérêts en réparation de son préjudice du fait de l'usage illicite de ses marques, et de ses agissements fautifs, parasitaires et déloyaux.

Par jugement du 28 février 2008, le Tribunal de grande instance de Briey a:

- condamné la SARL Jarnis à payer à la société Chanel la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l'usage illicite des marques dont Chanel est titulaire, sur le fondement des articles L. 713-3 et L. 716-9 du Code de la propriété intellectuelle, ainsi qu'en réparation du préjudice subi du fait des agissements fautifs, parasitaires et déloyaux de la SARL Jarnis, sur le fondement des articles L. 442-6 du Code de commerce et 1382 du Code civil,

- ordonné la publication d'un extrait de jugement, au choix de la société Chanel dans le journal Le Républicain Lorrain, aux frais de la SARL Jarnis, dans la limite de cinq cents euro,

- débouté la SARL Jarnis et la SAS Chanel de leurs autres prétentions,

- ordonné l'exécution provisoire,

- condamné la SARL Jarnis à payer 3 000 euro au titre des frais irrépétibles.

La SARL Jarnis a interjeté appel de la décision par déclaration du 7 avril 2008.

Dans ses dernières écritures déposées le 4 septembre 2009, auxquelles il convient de se référer, la SARL Jarnis conclut aux fins suivantes :

- infirmer le jugement,

- constater que la SAS Chanel a malicieusement méconnu ses obligations de reprise du stock mises à sa charge par le contrat de distribution sélective,

- constater que la société Jarnis a acquis de bonne foi les marchandises vendues avec l'autorisation du juge-commissaire, et n'a commis aucune faute,

- constater l'absence de préjudice, la vente n'ayant concerné que 39 produits Chanel,

- débouter la SAS Chanel de ses prétentions,

- condamner la SAS Chanel à lui payer 10 000 euro à titre de dommages et intérêts pour son action abusive et malicieuse, outre 5 000 euro au titre des frais irrépétibles.

La SARL Jarnis expose avoir acquis des produits de différentes marques, dont Chanel, de la société Futura Finances, qui les avait achetés dans le cadre de vente aux enchères publiques autorisée par ordonnance du juge-commissaire du Tribunal de commerce de Reims, du 7 novembre 2003, suite à la liquidation judiciaire des " Galeries rémoises". Elle reproche à la SAS Chanel, d'une part, de ne pas avoir repris le stock lors de la cessation du contrat de distribution sélective de son distributeur placée en liquidation judiciaire le 21 octobre 2003, et, d'autre part, de ne pas avoir formé de recours contre la décision de vente aux enchères. Elle soutient que "l'impérialisme du droit des procédures collectives emporte dérogation au droit des contrats", et que d'autres sociétés telles que Guerlain et Christian Dior ont cessé de faire obstacle à la commercialisation de leurs produits au vu du droit des procédures collectives. Elle précise n'avoir exposé à la vente que 39 flacons Chanel, ce qui n'a pu faire baisser le chiffre d'affaires des distributeurs agréés ou dévaloriser le prestige de la marque.

Par conclusions récapitulatives déposées le 21 janvier 2009, qui seront visées, la SAS Chanel demande à la cour de:

- confirmer le jugement sur le principe des condamnations et l'infirmer pour le surplus,

- juger que la SARL Jarnis a fait un usage illicite des marques dont elle est titulaire, et la condamner en conséquence à lui payer 20 000 euro à titre de dommages et intérêts sur le fondement des articles L. 713-4 et 716-9 du Code de la propriété intellectuelle,

- juger que la SARL Jarnis a mis en vente les produits Chanel, sans être soumise aux contraintes des distributeurs agréés, s'en servant comme "marques d'appel", et a porté atteinte à son image de marque et à sa réputation,

- juger que la SARL Jarnis a engagé sa responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du Code civil et a participé indirectement à l'interdiction de revente hors réseau en violation de l'article L. 442-6-I 6° du Code de commerce,

- condamner la SARL Jarnis à lui payer 20 000 euro à titre de dommages et intérêts sur le fondement de l'article 1382 du Code civil,

- interdire à la SARL Jarnis de détenir, acheter et vendre des produits Chanel sous astreinte de 200 euro par produit infractionnel à compter de la signification du jugement à intervenir,

- ordonner la publication du jugement dans trois journaux de son choix aux frais de la SARL Jarnis, dans la limite de 10 000 euro TVA en sus, compte tenu des tarifs en vigueur,

- condamner la SARL Jarnis à lui payer 795,73 euro TTC, correspondant au procès-verbal de constat de Maître Glabay, et la facture de la SCP Mallet-Tissot d'un montant de 322,92 euro,

- débouter la SARL Jarnis de ses prétentions, et la somme de 20 000 euro au titre des frais irrépétibles.

La SAS Chanel précise les conditions dans lesquelles elle a constaté la vente de ses produits par l'intermédiaire de la SARL Jarnis, dans une "solderie" dans un hangar en tôle, en février 2005. Elle rappelle la licéité de son réseau de distribution sélective de cosmétique de luxe, tant au niveau du droit communautaire que du droit de la concurrence, et souligne que son réseau est "étanche" et est un motif légitime pour s'opposer à l'usage de sa marque. Elle mentionne les marques déposées dont elle est titulaire et fait valoir qu'elle a le droit de s'opposer à la vente de ses produits par tout commerçant non agréé.

La SAS Chanel soutient que ses produits n'ont pas été mis dans le commerce avec son consentement et que le mandataire judiciaire des Galeries rémoises ne lui a pas demandé la reprise du stock, alors qu'il était tenu de le faire, et ne l'a pas informé de son intention de vendre aux enchères les produits. Elle affirme qu'elle s'est opposée à la vente aux enchères de ses produits, par courrier au liquidateur du 28 novembre 2003, et qu'elle a été privée de la faculté d'exercer un recours contre l'ordonnance du juge-commissaire, assortie de l'exécution provisoire, autorisant la vente, l'annonce de l'ordonnance ayant été publiée tardivement. Elle précise que n'étant pas propriétaire du stock, elle ne pouvait se prévaloir de l'article 6-1 de la CEDH.

La SAS Chanel évoque les conditions inadéquates de conservation de ses produits par la SARL Jarnis, ternissant son image de marque et sa réputation. Elle précise que la règle d'épuisement des droits est écartée lorsque la marque a été utilisée à des fins de publicité dans des conditions de nature à préjudicier à sa notoriété. Elle reprend les textes et la jurisprudence qu'elle estime applicable quant aux agissements de la SARL, ses conditions d'acquisition des produits, la publicité faite en utilisant sa marque, les conditions de commercialisation. Elle détaille enfin ses préjudices.

La procédure a été clôturée suivant ordonnance du 29 octobre 2009.

Motifs de la décision:

Attendu que l'article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose que "sont interdits, sauf autorisation du propriétaire : a) la reproduction, l'usage ou l'apposition d'une marque, même avec l'adjonction de mots tels que : "formule, façon, système, imitation, genre, méthode", ainsi que l'usage d'une marque reproduite, pour des produits ou des services identiques à ceux désignés dans l'enregistrement";

Attendu que l'article L. 442-6 prévoit qu' "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :

6° de participer directement ou indirectement à la violation de l'interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective ou exclusive exempté au titre des règles applicables du droit de la concurrence";

Attendu que le contrat de distributeur agréé-type de la SAS Chanel prévoit des critères qualitatifs très stricts définis dans les conditions générales de vente; qu'ainsi, le détaillant agréé s'interdit, notamment, de vendre les produits en dehors de son point de vente, de mettre en vente des marchandises susceptibles de déprécier, par leur voisinage, l'image de la marque Chanel, de céder des produits altérés;

Attendu qu'aux termes de son contrat, la SAS Chanel "veille à ne vendre les produits que dans les points de vente satisfaisants aux conditions" définies dans le contrat; qu'en cas de résiliation du contrat, "le détaillant agréé s'engage à cesser sans délai la vente des produits encore en sa possession"; qu' "en contrepartie, Chanel s'oblige à reprendre et le détaillant agréé s'oblige à lui restituer la totalité des stocks de produits. La valeur des produits encore en état d'être vendus sera remboursée au détaillant agréé par Chanel sur le prix par lui acquitté lors de la livraison, déduction faite des sommes dues à Chanel par le détaillant agréé";

Attendu que ni la licéité du réseau exclusif de distributeurs agréés Chanel, ni la propriété par la société Chanel des marques "Allure", Chanel le monogramme Chanel, "N° 19", "Egoïste" et "Pour monsieur" ne sont discutées;

Attendu que la SA Galeries rémoises, détaillant agréé Chanel, a été placée en redressement judiciaire par jugement du Tribunal de commerce de Reims du 15 octobre 2002 puis en liquidation judiciaire par jugement du 21 octobre 2003, Maître Deltour étant désigné comme liquidateur judiciaire;

Attendu que par ordonnance du 7 novembre 2003, le juge-commissaire du Tribunal de commerce de Reims chargé de la liquidation judiciaire de la SA Galeries rémoises a ordonné la vente aux enchères publiques de l'actif matériel, mobilier et stocks dépendant de la liquidation judiciaire de cette société;

Attendu que par télécopie du 28 novembre 2003, la SAS Chanel a indiqué à Maître Deltour, ès qualité de mandataire judiciaire, qu'elle s'opposait formellement à la vente aux enchères publiques de ses produits, et réitérait sa proposition de racheter le stock de produits préalablement à la vente; qu'ultérieurement, la société Chanel offrait 11 638 euro au vu de l'ancienneté du stock pour le reprendre;

Attendu que par courrier du 6 avril 2004, le conseil de Maître Deltour, mettait en demeure la société Chanel de justifier du contrat évoqué; qu'il lui été répondu favorablement par lettre datée du 15 avril 2004; qu'aucun courrier postérieur n'est versé aux débats; que cependant, la publicité pour la vente aux enchères des parfums parue dans le Moniteur des ventes, précisait "conditions de vente à charge pour les acquéreurs de se conformer à la législation et aux clauses accréditives de distribution des parfums et cosmétiques";

Attendu que, selon le bordereau d'acquisition du 13 décembre 2004, la société Futura Finances a acquis aux enchères à Reims, un lot de onze palettes de parfums et cosmétiques, pour un montant de 125 000 euro;

Attendu qu'en l'état des correspondances adressées par la SAS Chanel au liquidateur judiciaire et de son offre de reprise, il ne peut lui être reproché de ne pas s'être opposé à la vente aux enchères et de ne pas offert de reprendre les produits dans le cadre de son obligation; que l'argumentation de la SARL Jarnis sur l'inertie de la société Chanel et sur le fait que celle-ci aurait épuisé ses droits sur ses marques sera donc rejetée, étant souligné qu'aucune disposition du droit des procédures collectives n'est de nature à limiter la protection des titulaires des marques;

Attendu que selon le procès-verbal établi les 15, 16 et 19 février 2005, suite à une ordonnance sur requête signé par le Président du Tribunal de grande instance de Briey, le 15 février 2005, Maître Alain Glabay, huissier de justice à Briey s'est rendu à "Noz Solderie", à Conflans-en-Jarnisy (Meurthe-et-Moselle), " bâtiment en tôle accolé à un bâtiment dénommé la Halle aux chaussures"; qu'il a constaté sur la vitrine principale du magasin, une affiche "relative à la vente à compter du 7 février 2005 de produits de parfumerie parmi lesquels figurait la marque Chanel suivie de son sigle, cette affiche étant collée tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du magasin"; que l'huissier de justice a vu que les produits de parfumerie étaient disposés dans cinq corbeilles en plastique, où il n'a trouvé que des produits de cosmétique, maquillage, rouge à lèvre, fond de teint, mais aucun parfum, ceux-ci ayant déjà été vendus; que l'huissier de justice note sur la boîte de l'ombre à paupières couleur jean "jeans de Chanel", acquis par lui 34,91 euro, la mention " cet article ne peut être vendu que par les dépositaires agréés Chanel ";

Attendu que la vente dans le magasin sous l'enseigne Noz avait été annoncée dans le Républicain Lorrain, édition de Briey du 7 février 2005, et concernait également des produits Christian Dior, Estée Lauder, Clarins, Yves Saint Laurent, Guerlain, Lancôme, Nina Ricci, l'Oréal, le tout étant déclaré comme provenant de la liquidation judiciaire de la société Galeries rémoises, sous l'enseigne "Printemps" de Reims; que la photographie de l'affiche annonçant la vente permet de lire en bas de celle-ci "nous ne sommes pas dépositaire agréé des marques proposées";

Attendu que le bon de consignation adressé le 4 février 2005 par Futura Finances au magasin de Conflans-en-Jarnisy, indiquait la liste des produits Chanel, parmi d'autres marques, et le prix de vente conseillé; que trente neuf produits Chanel étaient en cause, pour un total à la vente de 943,02 euro;

Attendu qu'au vu des constatations de l'huissier de justice, il résulte que la SARL Jarnis connaissait précisément la provenance du lot de produits Chanel et l'interdiction qui lui était faite de vendre ceux-ci, dès lors qu'elle n'était pas un distributeur agréé, étant rappelé que l'interdiction était portée sur les emballages mêmes; qu'en conséquence, le tribunal a parfaitement apprécié la responsabilité de la SARL Jarnis quant à l'usage illicite des marques et la violation du réseau de distribution sélective,

Attendu qu'en l'absence d'autre produit Chanel en possession de la société Jarnis après le passage de l'huissier de justice, il n'y a lieu à la condamner sous astreinte, comme le demande l'intimée;

Attendu qu'au vu, d'une part, des conditions de vente proposées par la SARL Jarnis, de médiocre qualité par rapport à celle exigée des distributeurs agréés, et, d'autre part, du caractère très limité, tant au niveau du secteur géographique, de la durée de l'opération, qu'au niveau du nombre et de la qualité des produits en vente, la SARL Jarnis sera condamnée à verser à la SAS Chanel une somme de six mille euro (6 000 euro) à titre de dommages et intérêts pour l'ensemble de ses préjudices, tant au niveau de l'atteinte aux marques, de l'atteinte au réseau de distribution, que des agissements fautifs, parasitaires et déloyaux; qu'en revanche, le jugement sera confirmé dans toutes ses autres dispositions;

Attendu que dès lors que la publicité du jugement avait été prévue dans le cadre de l'exécution provisoire, et suite à sa confirmation, il n'y a lieu de prévoir d'autres dispositions de ce chef;

Attendu qu'en l'état de la décision, la SARL Jarnis sera déboutée de sa demande de dommages et intérêts, suite à l'action en justice de la SAS Chanel;

Attendu que le coût de l'huissier de justice relève des frais irrépétibles;

Attendu qu'outre les dépens d'appel, la SARL Jarnis sera condamnée à verser 2 500 euro au titre des frais irrépétibles à hauteur d'appel;

Par ces motifs, LA COUR statuant en audience publique, contradictoirement, Infirme le jugement rendu le 28 février 2008 par le Tribunal de grande instance de Briey, mais seulement quant au montant des dommages et intérêts alloué ; Statuant à nouveau du chef infirmé : Condamne la SARL Jarnis à payer à la société Chanel la somme de six mille euro (6 000 euro) à titre de dommages et intérêts pour l'ensemble de ses préjudices ; Confirme le jugement pour le surplus; Déboute la SARL Jarnis de sa demande de dommages et intérêts ; Condamne la SARL Jarnis à verser à la SAS Chanel une somme de deux mille cinq cents euro (2 500 euro) sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile; Condamne la SARL Jarnis aux dépens d'appel, ceux-ci pouvant être directement recouvrés par la SCP Millot- Logier & Fontaine, avoués associés à la cour, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.