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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 5-7, 30 juin 2011, n° 2010-12049

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Orange France (SA)

Défendeur :

Président de l'Autorité de la concurrence, Ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Roche

Conseillers :

Mmes Tardif, Sarbourg

Avoué :

Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Mes Saint-Esteben, Rameau

Cons. conc., du 30 nov. 2005

30 novembre 2005

Vu l'arrêt rendu par la Cour de céans le 11 mars 2009

Vu l'arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale, financière et économique prononcé le 7 avril 2010;

Vu la déclaration de saisine de la Cour d'appel de Paris par la société Orange France du 22 juin 2010;

Vu les mémoires déposés par la société Orange France les 12 octobre 2010 et 6 janvier 2011;

Vu les observations écrites au ministre de l'Economie, des Finances, de l'Industrie et de l'emploi du 22 novembre 2010;

Vu les observations écrites du Conseil de la concurrence déposées le 23 novembre 20l0;

Vu les observations écrites du ministère public du 24 mars 2010 mises à la disposition des parties à l'audience;

La société requérante et son conseil, lequel a eu la parole en dernier, le représentant du ministre de l'Economie, des Finances de l'Industrie et de l'Emploi, celui de l'Autorité de la concurrence et le ministère public entendues en leurs plaidoiries et observations orales.

Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :

S'étant saisi d'office le 28 août 2001 de la situation de la concurrence dans le secteur de la téléphonie mobile et ayant été saisi le 22 février 2002 par l'association UFC-Que Choisir de pratiques d'ententes mises œuvre par les sociétés Bouygues Télécom (Bouygues), SFR et Orange France (Orange) sur le marché de services de téléphonie mobile, le Conseil de la concurrence (le Conseil) a, par décision n° 05-D-65 du 30 novembre 2005,

dit que ces trois opérateurs avaient enfreint les dispositions des articles L. 420-1 du Code de commerce et 81 du Traité CE, d'une part, en échangeant régulièrement, de 1997 à 2003, des informations confidentielles relatives audit marché de nature à réduire l'autonomie commerciale de chacune d'elles et ainsi à altérer la concurrence sur le marché oligopolistique, d'autre part, en s'entendant pendant les années 2000 à 2002 pour stabiliser leurs parts de marché respectives autour d'objectifs définis en commun. Il leur a alors infligé des sanctions pécuniaires allant de 16 à 41 millions d'euros pour les seconds et ordonné des mesures de publication.

Par arrêt du 12 décembre 2006, cette cour a rejeté les recours contre cette décision formés par les sociétés Bouygues, SFR et Orange et déclaré irrecevable le recours incident formé par l'association UFC-Que Choisir.

Statuant sur les pourvois des trois opérateurs, la Cour de cassation, dans son arrêt du 29 juin 2007, a jugé que cette cour n'avait pas légalement justifié sa décision en retenant comme établi une entente ayant consisté, pour les sociétés Orange, SFR et Bouygues, à échanger régulièrement, de 1997 à 2003, des informations confidentielles relatives au marché sur lequel elles opèrent, sans rechercher de façon concrète, comme elle y était invitée, si cet échange d'informations rétrospectives entre les trois entreprises opérant sur le marché, en ce qu'il portait sur des données non publiées par l'ART ou intervenait antérieurement aux publications de cette autorité, avait eu pour effet réel ou potentiel, compte tenu des caractéristiques du marché, de son fonctionnement, de la nature et du niveau d'agrégation des données échangées qui ne distinguaient pas entre les forfaits et cartes pré-payées, et de la périodicité des échanges, de permettre à chacun des opérateurs de s'adapter au comportement prévisible de ses concurrents et ainsi de fausser ou de restreindre de façon sensible la concurrence sur le marché concerné.

La Cour de cassation a, en conséquence, cassé et annulé partiellement l'arrêt du 12 décembre 2006, " mais seulement en ses dispositions retenant des faits d'entente en raison d'échanges d'information, de 1997 à 2003 entre les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom et leur infligeant des sanctions pécuniaires " et remis, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les a renvoyées devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.

Par arrêt du 11 mars 2009, la Cour d'appel de Paris a de nouveau rejeté le recours des sociétés Orange, SFR et Bouygues Télécom.

Sur pourvoi formé par ces dernières, la Cour de cassation, a par arrêt du 7 avril 2010, cassé et annulé ledit arrêt mais " seulement en ses seules dispositions relatives aux sanctions prononcées contre la société Orange pour avoir participé à un échange d'informations " et remis, en conséquence, sur ce point, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les a renvoyées devant la cour d'appel autrement composée.

A l'appui de sa décision la Cour de cassation a considéré que la cour d'appel avait violé l'article L. 464-2 du Code de commerce en observant que l'existence d'un dommage à l'économie était présumé dans le cas d'une entente et, d'autre part, privé, sur le fondement du même article, sa décision de base légale en mesurant l'importance du dommage à l'économie " sans tenir également compte de la sensibilité de la demande au prix ":

SUR CE,

Sur la portée de la cassation partielle intervenue

Considérant que si l'Autorité de la concurrence soutient que la cassation prononcée par l'arrêt susvisé du 7 avril 2010 ne porterait que sur le dommage à l'économie, excluant de la sorte toute remise en cause de l'appréciation de la gravité de l'infraction constituée par la pratique d'échange d'informations sus rappelée et si l'intéressée s'appuie à cet effet sur les motifs dudit arrêt aux termes duquel la cour d'appel avait légalement justifié sa décision en estimant que " les informations échangées avaient été utilisées concrètement par les opérateurs pour évaluer les conséquences de la politique commerciale mise en œuvre, justifier les mesures commerciales privées, infléchir le cas échéant, la politique commerciale, enfin anticiper le comportement de l'un d'eux en réaction à une baisse de ses parts " et en " vérifiant que les informations échangées, en dépit de leurs imperfections, avaient été effectivement utilisées par les opérateurs pour ajuster leur stratégie ", il convient , cependant, de rappeler que les motifs, fussent-ils le soutien nécessaire du dispositif; n'ont pas l'autorité de la chose jugée ; que c'est donc au regard de son seul dispositif qu'il y a lieu d'apprécier la portée de tout arrêt de cassation ; que, par ailleurs, l'article 624 du Code de procédure civile énonce que " la censure qui s'attache à un arrêt de cassation est limitée à la portée du moyen qui constitue la base de la cassation " ; que la portée dudit moyen est nécessairement déterminée et circonscrite par le chef du dispositif de l'arrêt d'appel visé par le moyen retenu par la Cour de cassation;

Considérant, en l'espèce, que le moyen dont s'agit visait le chef de dispositif par lequel la cour d'appel avait " rejeté les recours " des parties et, donc, celui formé par la société Orange, la cassation ne concernant pas toutefois l'ensemble des dispositions de l'arrêt déféré du 11 mars 2009 mais celles afférentes " aux sanctions prononcées contre la société Orange pour avoir participé à un échange d'informations "; qu'en outre les critères énoncés à l'article L 464-2 du Code du commerce et constitués notamment par la "gravité des faits reprochés" et l"'importance du dommage causé à l'économie" constituent un faisceau de conditions indivisiblement liées et sont donc d'application et d'appréciation nécessairement cumulatives; que, par suite, la présente cour est saisie de l'appréciation de cette sanction dans sa globalité, qu'il s'agisse tant de la gravité de la pratique concernée que du dommage à l'économie provoquée par celle-ci;

Au fond

Sur la gravité de la pratique

Considérant qu'aux termes de l'article L. 464-2 du Code de commerce " les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées par le présent titre. Elles sont déterminées individuellement pour chaque entreprise ou organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction ";

Considérant, tout d'abord, que s'agissant d'une entente horizontale, constitutive d'une pratique concertée aux effets anticoncurrentiels caractérisés, la société Orange n'est pas fondée à minimiser la gravité d'une telle pratique d'échange d'information dont le Conseil a fait une appréciation mesurée en retenant que celle-ci n'atteignait pas le niveau de gravité inhérent à une entente expresse sur les prix ou de répartition des marchés, ni même celui d'un échange d'informations entre soumissionnaires à un marché public préalablement à la remise des offres; que, cependant, le Conseil a souligné la durée de la pratique, laquelle s'est étendue sur une période de six années, de 1997 à 2003, jusqu'à ce que les opérations de visite et de saisie conduisent les opérateurs à y mettre fin; que, par ailleurs et contrairement aux dires de la société Orange, les opérateurs concernés n'ont nullement renoncé " spontanément " à cette pratique " dès la première visite de l'enquêteur " mais après que celui-ci eût appelé leur attention sur le caractère anticoncurrentiel de ladite pratique à la suite des opérations de visite et de saisie effectuées en juillet 2003 ; que le caractère confidentiel et stratégique des informations échangées, la parfaite régularité des échanges ainsi organisés et leur poursuite susrappelée pendant six années jusqu'à la mise en œuvre de l'enquête administrative révèlent et traduisent tout à la fois la gravité concrète de la pratique incriminée et la conscience qu'avaient tous les opérateurs concernés d'enfreindre les règles de la concurrence, lesquelles les eussent obligés à déterminer de manière autonome la politique qu'ils entendaient suivre sur le marché commun et les conditions qu'ils comptaient offrir à leur clientèle respective ; qu'il ressort de ce qui précède que la gravité concrète de la pratique litigieuse, avec son impact sur le jeu de la concurrence, a été à juste titre caractérisée par la décision déférée;

Sur l'existence et l'importance du dommage à l'économie

Considérant que si la société Orange prétend également que le Conseil avait méconnu les dispositions de l'article L. 464-2 précité en présumant l'existence d'un dommage à l'économie du seul fait de la pratique litigieuse d'échanges d'informations et en se bornant, dans son appréciation de l'importance du dommage considéré, à " relever la taille du marché et le fait que ces trois opérateurs de téléphonie mobile y ont participé sur toute la période " il sera liminairement observé que la décision critiquée ne fait nullement état en la matière d'une simple " potentialité d'effets " anticoncurrentiels mais soulève expressément en ses paragraphes 214 à 225 que la pratique incriminée a eu des effets non seulement " potentiels " mais " réels " du fait de la réduction de l'autonomie commerciale des opérateurs;

Considérant, par ailleurs, que l'article L. 464-2 du Code de commerce exige, non pas un chiffrage précis du dommage à l'économie, mais seulement une appréciation de son existence et de son importance reposant sur une analyse aussi complète que possible des éléments du dossier ; qu'un tel dommage s'apprécie en fonction de la perturbation générale apportée au fonctionnement normal des marchés par les pratiques en cause et, notamment, en fonction de l'étendue des marchés affectés par les pratiques anticoncurrentielles, de la durée et des effets conjoncturels et structurels de ces pratiques; qu'en effet, en l'espèce, la pratique d'échange d'informations en ce qu'elle réduit significativement l'incertitude sur les évolutions de la demande a causé un dommage certain et obligé à l'économie en réduisant le surplus des consommateurs, l'entreprise ajustant et affinant ainsi sa politique commerciale en fonction de la connaissance améliorée dont elle disposait illicitement du niveau de la demande dans un marché où les entreprises se concurrencent en prix pour des produits différenciés mais substituables ; que la pratique litigieuse a permis de la sorte aux opérateurs concernés, et, en particulier, à la société Orange, d'optimiser leurs anticipations sur l'évolution de la demande à laquelle les intéressés furent confrontés et d'extraire de la sorte le surplus des consommateurs;

Considérant, également, que même si les opérateurs ont lancé ou maintenu des offres promotionnelles et des offres de nouveaux produits comme le soutient la société Orange dans ses écritures, l'évolution de l'ensemble des indicateurs relevés dans la décision attaquée en ses paragraphes 171 à 175 atteste que la pratique litigieuse, qui avait lieu tous les mois de façon systématique au profit exclusif des trois opérateurs et au détriment des consommateurs, a provoqué une atténuation très sensible de l'intensité de la concurrence sur le marché concerné et, par la même, une perturbation du jeu normal de celui-ci; que par ailleurs ladite pratique prend un relief particulier s'agissant d'un marché "émergent" en début de développement, non encore structuré et donc, à ce titre, nécessairement sensible à toute distorsion apportée à sa logique interne;

Considérant, enfin, que la création artificielle d'une structure de transparence propre aux auteurs de la pratique illicite est préjudiciable à la libre concurrence sur un marché oligopolistique par le simple fait qu'elle a un effet dissuasif en soi à l'endroit de concurrents potentiels souhaitant entrer sur ce marché sans participer à de telles pratiques ou qui, s'ils avaient été présents sur ledit marché, eussent rechercher un prix concurrentiel hypothétique conforme au jeu de la concurrence; que ces derniers eussent été ainsi contraints à se résoudre à ne pas intervenir sur ce marché ou à subir avec les consommateurs les risques du marché sans que ceux-ci soient partagés avec les opérateurs contrevenants, lesquels bénéficiaient d'un surprofit irrégulièrement obtenu; qu'il résulte ainsi du fait de l'asymétrie d'information une semblable asymétrie en terme de compétitivité, contraire à l'ordre public économique;

Considérant, de même, que s'il se doit pour mesurer l'importance du dommage à l'économie présentement débattu, lequel ne saurait être présumé et qui a été ici objectivement et concrètement apprécié par le Conseil, de tenir compte de la sensibilité de la demande au prix, les motifs d'ores et déjà retenu par le Conseil et tirés de l'importance de la taille du marché ainsi que de l'implication de la totalité des opérateurs intervenant sur ce marché oligopolistique sont également pertinents;

Considérant, en outre, que si, s'agissant du périmètre d'appréciation tiré de la sensibilité de la demande au prix, la société Orange, se fondant sur une étude d'analyse économique réalisée par le cabinet Microeconomix, excipe d'une " forte sensibilité de la demande au prix confirmée par des éléments complémentaires " et si elle explique à ce sujet que "sur l'ensemble de la période 1998-2002 l'élasticité-prix des consommateurs français est significative (- 0,63) et près de deux fois supérieure à celle des consommateurs allemands ", il échet liminairement de relever que la demande des consommateurs en matière de téléphonie mobile est non seulement guidée par le prix des services correspondants mais aussi substantiellement liée à la taille du parc d'abonnés ; qu'ainsi la sensibilité de la demande au prix présentement invoquée est estimée par ladite étude à - 0,63, laquelle signifie qu'une augmentation de 10 % du prix des services de téléphonie se traduirait par une diminution de 6,3 % des volumes consommés, se doit d'être mesurée au regard de l'élasticité de la demande par rapport à l'évolution du parc des abonnés, laquelle est elle-même estimée à -0,80; que par suite, l'effet sur la demande de la diminution du prix des offres de téléphonie mobile ne peut être regardée, dans les circonstances de l'espèce, comme intrinsèquement particulièrement significatif; son impact étant, en revanche amplifié par l'importance des effets de réseau, constitués par la sensibilité des consommateurs à la taille du parc d'abonnés ainsi qu'il a été ci-dessus rappelé;

Considérant, par suite, que dans le cadre de la mesure de l'importance du dommage à l'économie résultant spécifiquement de l'échange d'informations, la prise en compte nécessaire de la sensibilité de la demande au prix, celle-ci étant en l'espèce modérée, n'est pas de nature à modifier l'appréciation faite par le Conseil au travers des critères susrappelés tirés de la taille du marché concerné, de l'implication dans les pratiques des trois opérateurs présents sur ledit marché et du fait que le dommage s'est accru à compter de l'année 2000, année à partir de laquelle l'intensité de la concurrence a fortement diminué, les échanges ayant alors, de surcroît, permis jusqu'en 2002 aux trois opérateurs de surveiller la mise en œuvre de leur accord de gel des parts de marché;

Considérant, également que le Conseil a pris soin dans la décision déférée (paragraphes 330 à 340) d'apprécier distinctement pour chacune des deux infractions d'entente de gel de parts de marché et d'entente relative à l'échange d'informations la gravité des faits ainsi que le dommage à l'économie; qu'il n'y avait pas davantage lieu de caractériser un dommage propre à la période antérieure à l'année 2000 et un autre spécifique à la période postérieure dès lors que l'article L. 464-2 précité n'exige nullement un chiffrage précis du dommage dont s'agit mais une appréciation globale de son importance au regard de la distorsion affectant le fonctionnement normal du marché et de l'entrave portée au libre jeu de la concurrence;

Sur la sanction

Considérant, enfin, que le montant même de la sanction pécuniaire, laquelle se doit d'être individualisée et adaptée, prononcée contre la société Orange au titre de la pratique relative aux échanges d'informations et s'élevant à la somme de 41 millions d'euro, laquelle ne représente que 0,54 % du chiffre d'affaires du Groupe France Telecom (exercice clos au 31 décembre 2004), est proportionné à la gravité sus analysée de la pratique et à l'importance du dommage causé à l'économie en résultant; que le Conseil a, en effet, procédé à une appréciation particulièrement mesurée et individualisée du dommage en tenant compte du caractère spécifique de la pratique en cause constitutive d'une entente horizontale en vue d'une répartition du marché, de sa durée et de son incidence structurelle sur ledit marché;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il convient de rejeter le recours de la société Orange;

Par ces motifs, LA COUR, Rejette le recours de la société Orange. Condamne cette dernière aux dépens. Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile. Vu l'article R. 470-2 du Code de commerce, dit que sur diligences du greffier en chef de la cour, le présent arrêt sera notifié, par lettre recommandée avec accusé de réception, à la Commission européenne, au Conseil de la concurrence et au ministre chargé de l'économie.