CA Douai, 1re ch. sect. 2, 10 mars 2010, n° 08-04892
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Capi (SARL)
Défendeur :
Chanel (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Mericq
Conseillers :
Mmes Bonnemaison, Muller
Avoués :
SCP Cocheme-Kraut-Labadie, SCP Deleforge Franchi
Avocats :
Mes Carlier, Boneva Desmicht
Faits et procédure :
1. La Cour d'appel de Douai est saisie d'un litige de contrefaçon et de concurrence déloyale qui oppose:
+ en demande:
la société (SAS) Chanel qui commercialise, par le biais d'un réseau de distribution sélective, des produits de luxe (dont en cosmétique et parfumerie) et exploite plusieurs marques (dont Allure, Antaeus, Chanel, le monogramme Chanel en double C et n° 5)
+ en défense:
la société (SARL) Capi, qui exploite un magasin de type solderie à l'enseigne Noz.
La société Chanel reproche à la société Capi d'avoir en 2005 vendu dans une solderie exploitée à Capinghem (59) des produits Chanel en violation de ses droits sur ses marques et de son réseau de distribution sélective, dans des conditions constitutives de contrefaçon (usage illicite de marque) et de concurrence déloyale.
La contestation de la société Capi tient en substance à ce qu'elle s'est procuré les produits en cause - qui sont authentiques et qui n'ont pas été dénaturés - de façon licite, auprès de la société Futura finances qui les avait acquis lors d'une adjudication ordonnée dans le cadre de la procédure collective de la société Galeries rémoises avec le consentement de la société Chanel, qu'elle peut invoquer la règle d'épuisement des droits sur la marque et qu'elle n'a pas commercialisé les produits en concurrence déloyale de la société Chanel.
2. Selon jugement rendu le 24 avril 2008 auquel il est entièrement fait référence pour l'exposé des données de base du procès et des prétentions et moyens respectifs des parties, le Tribunal de grande instance de Lille a pour l'essentiel:
- dit que la société Capi a commis des actes de contrefaçon des marques appartenant à la société Chanel et des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Chanel,
- condamné la société Capi à payer à la société Chanel, à ces deux titres, des dommages-intérêts outre indemnité en application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- prononcé les mesures d'interdiction et de publication d'usage.
3. La société Capi a relevé appel de ce jugement.
Prétentions et moyens actuels des parties:
1. La société Capi, par ses dernières conclusions à fins d'infirmation, reprend et précise ses moyens de défense de première instance pour faire valoir en substance que:
* elle conteste la contrefaçon prétendue en ce qu'elle peut invoquer la règle de l'épuisement des droits sur la marque, les produits Chanel litigieux ayant été acquis de façon licite et avec le consentement de la société Chanel ou celle-ci ayant méconnu, pour ne s'être pas opposée à l'adjudication opérée dans le cadre de la liquidation judiciaire de la société Galeries rémoises, les termes de son contrat de distribution sélective - étant en outre fait reproche à la société Chanel de n'avoir émis aucun grief à l'encontre de la société Futura Finances qui est l'adjudicataire des dits produits,
* elle conteste la concurrence déloyale prétendue en ce qu'il n'y a pas de faits distincts de la contrefaçon qui lui sont imputés et qu'en toute hypothèse elle n'a commis aucune faute et/ou que la société Chanel n'a subi aucun préjudice,
* à titre subsidiaire, les sommes à allouer à la société Chanel doivent être minorées.
2. La société Chanel, par ses dernières conclusions à fins de confirmation sur le principe:
* défend la licéité de son réseau de distribution sélective par distributeurs agréés (parmi lesquels ne figurent ni la société Futura finances ni la société Capi) dont elle assure l'étanchéité matérielle et juridique y compris dans le cas d'un distributeur en procédure collective (comme en l'espèce la société Galeries rémoises),
* soutient de façon spéciale s'être opposée à l'adjudication finalement opérée à son insu au profit de la société Futura Finances en sorte que ses produits ont été acquis sans son consentement ce qui écarte la règle de l'épuisement des droits,
* invoque des motifs légitimes pour s'opposer à toute nouvelle commercialisation avec usage de ses marques,
* détaille les faits distincts reprochés à la société Capi qui justifient une condamnation pour contrefaçon et pour concurrence déloyale,
* forme appel incident pour une meilleure indemnisation des préjudices subis.
3. Le dossier a été visé par le Ministère public (procureur général près la Cour d'appel de Douai) le 25 novembre 2009 qui a conclu à la confirmation; cet avis a été communiqué aux avoués des parties le 27 novembre 2009.
4. L'exposé et l'analyse plus amples des moyens et des prétentions des parties seront effectués à l'occasion de la réponse qui sera apportée à leurs écritures opérantes.
Discussion:
1. La société Capi expose et démontre que les produits Chanel qu'elle a vendus dans son magasin Noz en 2005 sont des produits authentiques.
Ces produits relevait des stocks de la société Galeries rémoises, celle-ci exploitant à Reims un magasin à l'enseigne " Printemps " et faisant partie des distributeurs agréés de la société Chanel.
La société Galeries rémoises a été déclarée en redressement judiciaire le 15 décembre 2002, converti en liquidation judiciaire le 21 octobre 2003, Me François Deltour étant désigné représentant des créanciers puis liquidateur.
Dans le cadre de cette procédure collective, le juge-commissaire a ordonné le 7 novembre 2003 la vente des divers actifs et stocks de la société Galeries rémoises.
De fait, une vente aux enchères, d'abord programmée en décembre 2003, a eu lieu le 13 décembre 2004 au cours de laquelle la société Futura finances a acquis un lot de cosmétiques et produits de parfumerie de marques diverses pour le prix global de 125 000 euro TC (outre frais).
Ultérieurement, la société Futura finances a vendu ces produits notamment à la société Capi, laquelle les a mis en vente dans sa solderie Noz, ainsi que constaté par huissier de justice le 21 février 2005.
2. La société Chanel démontre pour sa part que, par courrier du 28 novembre 2003, elle s'est opposée auprès de Me Deltour, ès qualités, à la vente aux enchères de ses produits, invoquant pour l'essentiel les dispositions contenues au contrat de distribution sélective par distributeur agréé qu'elle avait passé avec la société Galeries rémoises.
Elle a offert de reprendre les stocks de produits Chanel moyennant prix de 11 638 euro, ce que Me Deltour, ès qualités, a considéré comme une proposition de " rachat du stock à la moitié de sa valeur " (voir lettre que le conseil de Me Deltour, ès qualités, a adressée le 6 avril 2004 à la société Chanel).
En définitive, aucun accord de rachat n'ayant pu être finalisé, la vente aux enchères a été maintenue.
3. La licéité du réseau de distribution sélective mis en place par la société Chanel pour la commercialisation de ses produits n'est pas contestée dans le présent dossier (sinon quant à l'étanchéité de ce réseau que la société Chanel n'aurait pas assurée dans le cas de la liquidation judiciaire de la société Galeries rémoises en ne proposant pas le rachat de ses produits, ce qui sera examiné infra par. 7).
4. En premier moyen de défense, la société Capi invoque à l'encontre de la société Chanel l'épuisement des droits sur la marque en application de l'article L. 713-4 du Code de la propriété intellectuelle en ce que d'une part les produits Chanel qui relevaient des stocks Galeries rémoises ont été vendus avec le consentement de la société Chanel ou sans son opposition, d'autre part elle-même a acquis les dits produits de façon licite, en suite d'une vente aux enchères ordonnée par justice et auprès d'un fournisseur identifié, la société Futura finances.
Sur cette argumentation, il y a lieu de dire que la Cour de justice des Communautés européennes, selon arrêt du 23 avril 2009 C-59-08 rendu sur demande de décision préjudicielle émanant de la Cour de cassation, a fait application de la directive 89-104-CEE du 21 décembre 1988 (dont articles 5, 7 et 8) et décidé spécialement, quant au " consentement " du titulaire à la commercialisation de ses produits dans des conditions susceptibles d'aboutir à l'épuisement de ses droits, que ce consentement, qui équivaut à une renonciation du titulaire à son droit exclusif au sens de l'article 5 de la directive, constitue l'élément déterminant l'épuisement de ce droit et doit, dès lors, être exprimé d'une manière qui traduise de façon certaine la volonté du titulaire de renoncer à ce droit ; une telle volonté résulte normalement d'une formulation expresse de ce consentement.
Certes, la CJCE a également jugé que la mise dans le commerce de produits revêtus de la marque par un licencié (ou un distributeur agréé) doit être considérée, en principe, comme effectuée avec le consentement du titulaire de la marque au sens de l'article 7 par. 1 de la directive.
Il reste que le titulaire de la marque peut prévoir à son contrat de licence ou de distribution des clauses restrictives à la mise dans le commerce et que la violation d'une de ces clauses fait obstacle à l'épuisement des droits.
En l'espèce, le fait que les produits en jeu ont été mis sur le marché volontairement par la société Chanel qui les a fournis à son distributeur exclusif Galeries rémoises n'est pas l'élément déterminant du procès.
La mise en vente aux enchères de ces produits avec la possibilité qu'ils soient acquis par des tiers au réseau de distribution sélective (c'est ce qui s'est produit puisqu'ils ont été acquis par la société Futura finances puis rétrocédés à la société Capi, tous deux non distributeurs agréés Chanel) est intervenue directement en violation de l'article 1-7-III du contrat de distribution qui prévoit que les produits Chanel ne peuvent être vendus qu'à des consommateurs directs ou à des détaillants agréés ainsi que de l'article VII qui prévoit en cas de cessation du contrat que le détaillant agréé s'oblige à restituer son stock à la société Chanel laquelle s'oblige à le racheter.
En outre, la société Chanel s'est spécialement opposée à la vente aux enchères envisagée par Me Deltour, ès qualités (voir son courrier du 28 novembre 2003), en invoquant ses droits sur ses marques, et elle a formulé une offre de rachat du stock.
Il importe peu que cette vente aux enchères ait été ordonnée par justice (ordonnance du juge-commissaire prise le 7 novembre 2003) dès lors que la société Chanel n'a pas été destinataire de l'ordonnance en sorte qu'elle n'a eu aucun moyen de former un quelconque recours; en toute hypothèse, l'existence de cette ordonnance de même que l'absence de recours ne caractérisent pas un consentement que la société Chanel aurait donné de façon expresse à la mise en vente des produits litigieux.
Au contraire, le courrier adressé à Me Deltour, ès qualités, a manifesté une dénégation expresse à cette mise en vente.
5. À ce stade du raisonnement, la cour retient que les produits litigieux (c'est-à-dire les produits Chanel qui ont finalement été mis en vente dans la solderie Noz de la société Capi) n'ont pas été mis sur le marché avec le consentement du titulaire des marques Chanel.
6. Par ailleurs, la société Chanel avait encore des motifs légitimes pour s'opposer à tout nouvel acte de commercialisation qui, dans le cas présent (mise aux enchères de façon globale, avec des produits cosmétiques issus d'autres marques, sans vérification de la qualité des produits, puis cession des produits dans des conditions inconnues par des distributeurs non agréés), contrevenait directement aux exigences de son réseau de distribution sélective.
De fait, les produits Chanel litigieux se sont retrouvés vendus en solderie (ce point sera examiné plus en détail infra par. 9), dans des conditions incompatibles avec l'image de marque Chanel qui a été utilisée sur une affiche comme une marque d'appel ... alors au surplus que la quantité de produits Chanel mis en vente était peu importante en sorte que le stock a été rapidement épuisé.
7. Il est encore soutenu que la société Chanel aurait elle-même méconnu les termes de son contrat de distribution sélective en ne proposant pas de racheter les stocks détenus par la société Galeries rémoises (Me Deltour, ès qualités) " à des conditions acceptables ".
En réalité, la société Chanel a formulé auprès de Me Deltour, ès qualités, une offre de rachat détaillée, qui tenait compte spécialement de l'ancienneté de certains des produits (probablement périmés) ; son offre de prix respectait l'article VII du contrat (lequel prévoit le cas des produits périmés) et apparaît sérieuse, du moins au regard des éléments vagues qui sont tirés du dossier ; rien ne permet spécialement de vérifier que la mise aux enchères de tout le stock de produits cosmétiques, toutes marques confondues, qui a abouti à l'acquisition globale par la société Futura finances, ait permis d'obtenir un prix meilleur que "la moitié de sa valeur".
Le moyen de la société Capi n'est pas pertinent.
8. Il ressort de l'ensemble des éléments ci-dessus analysés que la société Capi s'est bien rendue coupable de contrefaçon à l'encontre de la société Chanel.
La pratique de la société Capi est d'autant plus illicite que les produits Chanel en cause portaient, sur leur emballage, la mention " Ne peut être vendu que par les dépositaires agréés Chanel " et que la société Capi d'une part n'était pas un de ces dépositaires agréés, d'autre part n'a pas mentionné cette caractéristique sur les affiches de sa promotion commerciale lors de son opération dans sa solderie Noz.
9. Quant à la concurrence déloyale, les motifs pertinents des premiers juges, lesquels se sont livrés à un examen attentif des moyens et éléments soumis à leur appréciation, doivent être adoptés.
Contrairement à ce que soutient la société Capi, la société Chanel démontre des fautes, commises au préjudice de ses marques, distinctes de la seule contrefaçon : en effet, les produits Chanel en cause ont été mis en vente, ainsi que le révèle le constat d'huissier de justice dressé le 21 février 2005, dans un présentoir où étaient mélangés des produits cosmétiques de toutes marques (Boss, Lancôme, etc...) sans égard pour la notoriété particulière et le prestige des marques Chanel qui ont servi de " marque d'appel ".
10. La cour trouve au dossier éléments suffisants pour considérer que les premiers juges ont déterminé de façon pertinente l'indemnisation due à la société Chanel pour ses différents préjudices.
Les justificatifs proposés par la société Chanel pour les tarifs de publication dans la presse spécialisée conduisent à maintenir le chiffre décidé par les premiers juges.
Il convient d'ajouter aux dépens le coût du constat d'huissier outre frais d'avocat pour la requête.
Par ces motifs: confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré; et, y ajoutant: condamne la société Capi à payer à la société Chanel, en sus des sommes décidées par le jugement déféré: + le coût du constat d'huissier de justice (soit 916,25 euro - neuf cent seize euro et vingt cinq cts) et les frais d'avocat pour la requête (soit 777,40 euro - sept cent soixante dix sept euro et quarante cts) + 10 000 euro (dix mille euro) en application de l'article 700 du Code de procédure civile, pour l'instance d'appel; rejette toutes autres prétentions plus amples ou contraires; condamne la société Capi aux dépens de l'instance d'appel, avec faculté de recouvrement direct en application de l'article 699 du Code de procédure civile au profit de la SCP Deleforge-Franchi, avoués.