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Décisions

CA Amiens, ch. économique, 16 juin 2011, n° 09-03851

AMIENS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Nestlé France (SAS)

Défendeur :

Carles Frères (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. de Mordant de Massiac

Conseillers :

M. Bougon, Mme Bousquel,

Avoués :

SCP Lemal, Guyot, SCP Tetelin Marguet, de Surirey

Avocats :

Mes Herbin, Peretti, Henneuse

T. com. Saint-Quentin, du 3 juill. 2009

3 juillet 2009

Faits, procédures, demandes en appel

La SAS Nestlé, industriel de la laiterie, et la SARL Carles Frères, transporteur, ont signé, le 15 mars 1996, un contrat aux termes duquel la seconde s'engageait à effectuer, pour la première, une collecte saisonnière de lait réfrigéré auprès de producteurs laitiers d'une zone déterminée (Landrecies-Le Quesnoy-Cartignies-Le Cateau), le dit contrat étant prévu pour une durée d'un an, renouvelable à son échéance sans durée déterminée avec possibilité de dénonciation, à tout moment, par l'envoi d'un préavis de six mois.

Le contrat prévoyait un paiement (en fonction du nombre de litres transportés, du nombre de kilomètres parcourus et du nombre d'arrêts nécessaires à la collecte) qui pourrait être réexaminé à l'initiative de l'une ou l'autre partie; la fourniture, par Nestlé, du système de prélèvement automatique équipant les citernes; l'obligation pour Carles Frères de ne pas transporter de lait pour la concurrence dans la zone contractuellement délimitée.

Au titre de son activité de transport de lait, la SARL Carles Frères a réalisé, avec Nestlé, de 1996 à 2005, un chiffre d'affaires annuel moyen de 260 000 euro et un bénéfice annuel moyen de 48 000 euro.

Désireuse de modifier l'organisation de la collecte, la SAS Nestlé a adressé, par LRAR du 28 septembre 2004, à la SARL Carles Frères, un préavis informant celle-ci de son intention de voir le contrat du 15 mars 1996 résilié à compter du 31 mars 2005 et lui indiquant qu'elle était à sa disposition pour la négociation d'un nouveau contrat sur de nouvelles bases.

De fait, de mars à mai 2005, les parties ont négocié les termes d'un nouveau contrat et ont poursuivi leurs relations commerciales sur la base du contrat du 15 mars 1996.

Puis devant le refus persistant de la SARL Carles Frères d'accepter les nouvelles conditions qui lui étaient proposées, la SAS Nestlé a définitivement mis un terme à leurs relations en adressant, le 31 mai 2005, un nouveau préavis à effet du 1er décembre 2005. Pendant cette période et jusqu'au 31 novembre 2005, la SARL Carles Frères a continué à ramasser du lait pour le compte de la SAS Nestlé.

C'est dans ce contexte que, par actes du 17 octobre 2008, la SARL Carles Frères a assigné la SAS Nestlé, devant le Tribunal de commerce de Saint-Quentin, sur le fondement des dispositions de l'article L. 442-6 du Code de commerce, aux fins de voir cette société condamnée à lui payer, pour rupture brutale de relations commerciales, les sommes de 40 517 euro correspondant à son manque à gagner sur un an et de 16 780 euro correspondant au coût de licenciement de deux chauffeurs.

Par jugement en date du 3 juillet 2009, faisant droit à la demande, le tribunal a condamné la SAS Nestlé à payer, à la SARL Carles Frères, une somme de 57 297 euro et a ordonné l'exécution provisoire de la décision.

Pour prononcer ainsi, le tribunal a retenu que le contrat du 15 mars 1996 ayant été résilié à la date du 31 mars 2005, la poursuite des relations commerciales après cette date s'était faite hors du cadre de ce contrat de sorte que la résiliation de ces relations ne relevait plus du délai de préavis de six mois prévu au contrat, mais d'un délai qui devait être apprécié en considération de la durée des relations; que les dites relations commerciales ayant duré 70 ans et ces relations ayant placé la SARL Carles Frères sous la dépendance économique de la SAS Nestlé, le délai de référence aurait dû être d'un an pour permettre à la SARL Carles Frères de "se retourner" ; qu'en l'espèce, en l'absence de respect d'un tel délai de préavis, la rupture, nécessairement brutale, avait mis la SARL Carles Frères dans une situation économique difficile puisqu'il lui avait fallu se restructurer entièrement et notamment licencier deux chauffeurs; que, dans ces conditions, il y avait lieu de faire droit à l'intégralité de la demande.

La SAS Nestlé a interjeté appel de la décision.

Devant la cour de céans,

La SAS Nestlé demande à la cour d'infirmer le jugement du tribunal de commerce et de débouter la SARL Carles Frères de ses demandes. A l'appui de son appel, elle expose qu'elle a signé avec cette société, qui exerce une activité de transport qui ne se limite pas au ramassage du lait, un contrat prévoyant d'une part la possibilité d'une révision de prix et d'autre part la résiliation de la convention à tout moment sauf à respecter un préavis de six mois; qu'en l'espèce, dans l'intention de réorganiser sa collecte de lait et le coût de celle-ci, elle a dénoncé tous ses contrats en cours pour les renégocier; que c'est dans ce contexte qu'elle a dénoncé le contrat passé avec la société Carles Frères en respectant le préavis contractuel de six mois; que les négociations menées avec cette société ayant dépassé le terme prévu (soit le 31 mars 2005) et les relations s'étant poursuivies, elle a de nouveau adressé un préavis de six mois à cette société; que cette société a donc disposé d'un préavis de douze mois pour redéployer son activité; que pendant ce laps de temps de douze mois, cette société a bénéficié d'un carnet de commande équivalent à celui des années précédentes; qu'il est inexact, en outre, de soutenir que la SARL Carles Frères était dans un lien de dépendance économique vis-à-vis de Nestlé dès lors 1°) que cette société pouvait collecter du lait pour la concurrence hors la zone qui lui avait été contractuellement impartie (d'autant qu'elle se situait en lisière de cette zone et pouvait donc travailler pour d'autres laiteries), 2°) que cette société avait également une activité de transport de fioul qui constituait l'essentiel de son activité.

La SARL Carles Frères demande à la cour de confirmer le jugement entrepris, sauf à porter à 84 011 euro le montant de l'indemnité propre à réparer son préjudice. Elle expose qu'elle exerce une activité de transport et que dans le cadre de cette activité elle effectuait des transports de lait toute l'année pour Nestlé et des transports de fioul pour d'autres personnes; que l'activité qu'elle exerçait pour Nestlé l'avait mise dans un état de dépendance économique puisqu'elle avait des camions portant le logo de Nestlé, que le planning des collectes été fixé par Nestlé et que la facturation de ses prestations était établie par Nestlé; qu'ayant entretenu des relations commerciales avec Nestlé pendant près de 70 ans un préavis de six mois était manifestement insuffisant; que dans ses conditions elle eût du bénéficier d'un préavis de douze mois et que, faute d'avoir obtenu un tel délai, elle était en droit d'obtenir une indemnité égale à 12 mois de chiffre d'affaires outre la prise en charge du coût de licenciement de deux chauffeurs.

En cet état,

Sur la recevabilité de l'appel

La SAS Nestlé ayant formé son recours dans les délais et forme prévus par la loi et la recevabilité de l'acte n'étant pas contestée, la cour recevra l'intéressée en son appel.

Sur le bien fondé de l'appel

La SAS Nestlé est appelante du jugement qui l'a condamné, pour rupture brutale de relations commerciales, à payer diverses sommes à la SARL Carles Frères. Elle soutient que les conditions de l'article de l'article L. 442-6 du Code de commerce n'étant pas remplies, c'est à tort que le tribunal a fait droit à la demande de cette société.

De son côté la SARL Carles Frères soutient que les conditions du dit article sont remplies dès lors que la SAS Nestlé a rompu leurs relations commerciales "sans respecter un préavis suffisant" au regard de "l'ancienneté de leurs relations" et de la "dépendance économique" dans laquelle elle se trouvait et, ce, pour des "motifs parfaitement abusifs" et soutient que cette rupture lui a causé un "très grave préjudice" au point qu'elle a du licencier quatre salariés.

En cet état, la cour observe que la SARL Carles Frères fait état d'une "relation vieille de soixante dix ans", mais que, pour autant, elle ne rapporte pas la preuve, ni même le commencement d'un début de preuve, de cette affirmation. La seule pièce produite, permettant de dater le début de la relation ayant existé entre les parties, est un contrat en date du 15 mars 1996, ce qui ramène à 9 ans la durée de leurs relations.

La cour observe encore que la SARL Carles Frères fait état de "sa dépendance économique" à l'égard de la SAS Nestlé et en veut pour preuve le fait que c'est Nestlé qui fixait le planning des enlèvements de lait, qui établissait la facturation de ce qui lui était dû et qui lui avait imposé l'affichage d'un logo "Nestlé" sur les camions dédiés au ramassage.

Toutefois, aucun des arguments n'est pertinent. 1°) Un logo s'efface aussi rapidement qu'il s'appose et ne saurait donc être regardé comme un outillage spécifique et particulièrement onéreux lié à l'exercice de l'activité. 2°) Quant à l'organisation des plannings de ramassage, elle est une nécessité inhérente à l'activité exercée puisqu'il faut coordonner le moment du ramassage d'un produit éminemment périssable avec les possibilités d'emploi du temps des trois parties concernées (producteurs, transporteur, usine de traitement) et c'est un avantage qui a été, ainsi, consenti au transporteur puisque cela l'a dispensé d'avoir à y procéder par lui-même. 3°) Il en va de même de la facturation assumée par Nestlé. La rémunération revenant au transporteur étant fonction du nombre de litres transportés, du nombre de kilomètres parcourus et du nombre d'arrêts nécessaires à la collecte, la prise en charge du calcul de la dite rémunération par Nestlé a été "une bénédiction" pour la SARL Carles Frères puisqu'elle l'a dispensé d'une tâche ardue et chronophage.

En revanche, la cour observe que la SARL Carles Frères est totalement muette sur les points qui sont généralement pris en considération pour rechercher l'existence d'un état de dépendance: 1°) la réalisation d'un investissement spécifique et 2°) la part du chiffre d'affaires réalisé avec le co-contractant.

Sur le premier point, les quelques éléments qui se trouvent au dossier permettent à la cour de conclure à l'absence d'investissement spécifique. En effet, il apparaît que la société Carles Frères disposait d'une flotte de camions pour l'exercice de ses différentes activités (qui ne se réduisaient pas à la collecte de lait dans la zone Landrecies-Le Quesnoy-Cartignies-Le Cateau) et que, pour la collecte du lait faite pour Nestlé, elle n'a pas eu besoin de faire un quelconque investissement. C'est la SAS Nestlé qui lui a gracieusement prêté "un système de collecte automatique" s'adaptant aux citernes standard de la SARL Carles Frères.

Sur le second point, les quelques éléments qui se trouvent au dossier permettent à la cour de conclure à l'absence de dépendance, en termes de chiffres d'affaires réalisés, de la SARL Carles Frères à l'égard de la SAS Nestlé. En effet, il apparaît que la société Carles Frères a réalisé avec Nestlé, de 1996 à 2005, un chiffre d'affaires annuel moyen de 260 000 euro. Les chiffres d'affaires totaux, c'est-à-dire incluant les autres activités de la société, ne sont pas produits pour ces mêmes exercices. En revanche, il appert que, au cours de l'exercice suivant la rupture (2006), la SARL Carles Frères a réalisé un chiffre d'affaires (hors celui fait avec Nestlé, puisque le contrat était rompu) de 1 213 925 euro. Le rapport de 260 000 euro à la somme de 1 474 000 euro (1 213 925 + 260 000 = 1 473 925) laisse conjecturer que l'activité, faite par cette société pour le compte de Nestlé, ne représentait que 17,6 % de son activité, ce qui est loin de caractériser un état de dépendance économique.

La cour observe encore que la SARL Carles Frères prétend que la rupture lui a causé un grave préjudice car l'absence d'un préavis suffisant l'a empêché de se redéployer et l'a conduit à licencier quatre personnes. Là encore la SARL Carles Frères procède par voie d'affirmation et non par voie de démonstration. En ce qui concerne son redéploiement, la cour observe, ainsi qu'elle l'a exposé ci-dessus, qu'au moment de la rupture la SARL Carles Frères avait d'autres activités et que la part que représentait Nestlé dans cette activité n'avait rien de prépondérante, de sorte qu'elle n'a jamais été mise en péril. En ce qui concerne le licenciement de quatre chauffeurs, la cour observe qu'une note (pièce 10) indique le nom de ces quatre personnes [les nommés Lenglet (embauché le 1er février 2005 soit après l'envoi du préavis de résiliation), Pamart (embauché le 14 janvier 2004), Plisson (embauché le 3 mai 1996), Prissette (embauché le 9 février 2004)], mais qu'aucun document n'établit que les intéressés ont bien été licenciés.

La cour observe encore que la SARL Carles Frères prétend que la SAS Nestlé a rompu leurs relations commerciales pour des motifs particulièrement abusifs (cette société ayant rompu le contrat parce qu'elle s'était vu opposer un refus de toute modification de volume et de prix). La cour observe que, dans une économie de marché, la concurrence est de règle; que, pour s'adapter à une telle concurrence, les agents économiques sont en permanence conduits à rationaliser leur productivité pour améliorer ou maintenir leur croissance; qu'il était donc tout à fait légitime, pour Nestlé, d'essayer de réaliser des gains de productivité en réduisant le nombre d'enlèvements et en augmentant, corrélativement, le volume de chaque enlèvement et d'en tirer des conséquences sur le prix des transports; que le fait que la SARL Carles Frères ait jugé bon de refuser les propositions qui lui étaient faites ne saurait constituer, sur le chef de son partenaire, un "motif abusif" dès lors qu'elle était elle-même, à l'instar de ce dernier, animé par la même volonté d'assurer au mieux ses intérêts.

La cour observe enfin que la SARL Carles Frères prétend que la SAS Nestlé a rompu leurs relations "brutalement" ou à tout le moins "sans un délai de préavis suffisant".

Sur ce point l'examen des pièces du dossier permet de relever que c'est dès le début de l'année 2004 que Nestlé a engagé des négociations avec ses différents collecteurs pour diminuer le nombre de transports et augmenter le volume de chacun des transports; que, dans cette optique, elle a résilié tous ses contrats en cours et notamment celui de la SARL Carles Frères; que c'est dans ce contexte que la SAS Nestlé a adressé à la SARL Carles Frères, le 28 septembre 2004, un courrier informant cette société de la résiliation du contrat à compter du 31 mars 2005 et qu'elle a indiqué à l'intéressée qu'elle était à sa disposition pour la négociation d'un nouveau contrat sur de nouvelles bases.

Ainsi, c'est dans le strict respect du délai prévu au contrat (et non "brutalement" comme il est prétendu) que la SAS Nestlé a dénoncé, une première fois, la convention qui la liait à la SARL Carles Frères.

Toutefois, les négociations menées avec la SARL Carles Frères ayant dépassé le terme final du contrat (soit le 31 mars 2005) et la collecte du lait s'étant poursuivie aux mêmes conditions que précédemment pendant les négociations - faits qui démontrent, par eux-mêmes, que, loin d'être brutale, la SAS Nestlé a été tout au contraire accommodante - la SAS Nestlé, prenant la mesure de ce que le contrat s'était implicitement mais nécessairement poursuivi, a, de nouveau, adressé à la SARL Carles Frères un préavis de résiliation de six mois, en date du 31 mai 2005 à effet du 1er décembre 2005 et a continué à confier à cette société la collecte de lait jusqu'à cette date.

Ainsi, c'est encore dans le strict respect du délai prévu au contrat que la SAS Nestlé a dénoncé, une seconde fois, la convention qui la liait à la SARL Carles Frères. En outre, à supposer, un instant de raison, que la convention du 15 mars 1996 se soit juridiquement achevée au 31 mars 2005 et que les relations ayant existé par la suite n'aient été qu'informelles (et non régies par la dite convention) la dénonciation intervenue le 31 mai 2005 à effet du 1er décembre 2005 l'a été dans un délai (de six mois) très largement suffisant puisque ce délai correspondait au délai précédemment négocié entre les parties au regard de leurs besoins et contraintes respectives.

Dans ces conditions, la SARL Carles Frères ne saurait prétendre "qu'elle a été prise au dépourvu", le 31 mai 2005, par la dénonciation du contrat sous un préavis de six mois, alors que 1°) cela faisait plus d'un an qu'elle était au courant de la volonté de Nestlé de réorganiser totalement son système de collecte et de rompre avec tout collecteur qui refuserait cette nouvelle donne, 2°) elle n'était nullement dans un état de dépendance à l'égard de ce donner d'ordres, 3°) elle a, concrètement, bénéficié d'un délai de deux fois six mois pour "se retourner".

Au vu de ces observations, la cour infirmera le jugement entrepris et rejettera l'ensemble des demandes présentées par la SARL Carles Frères tant en première instance qu'en appel.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

La partie perdante devant, aux termes de l'article 696 CPC, être condamnée aux dépens, la cour condamnera la SARL Carles Frères, qui succombe, à supporter les dépens de première instance et d'appel.

La partie perdante devant, en outre, aux termes de l'article 700 du même Code, être condamnée à payer à l'autre partie, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens, une somme arbitrée par le juge, tenant compte de l'équité et de la situation économique de la partie condamnée, la cour condamnera la SARL Carles Frères à payer à LA SAS Nestlé une somme de 1 500 euro, tous frais de première instance et d'appel confondus.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit la SAS Nestlé France en son appel; Et déclarant cet appel fondé, Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions et déboute la SARL Carles Frères de ses demandes; Condamne la SARL Carles Frères aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de la SCP Lemal & Guyot, avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile; Condamne la SARL Carles Frères à payer à la SAS Nestlé la somme de 1 500 euro, tous frais de première instance et d'appel confondus, au titre de l'article 700 CPC.