CA Colmar, 1re ch. civ. A, 14 juin 2011, n° 08-02081
COLMAR
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Le Queen Mary (SARL)
Défendeur :
Brasseries Kronenbourg (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Hoffbeck
Conseillers :
MM. Cuenot, Allard
Avocats :
Mes Zimmermann, Crovisier
Le 1er juillet 2004, la société Brasseries Kronenbourg a conclu avec la société Queen Mary, qui exploite un fonds de commerce à Villeneuve-la-Garenne, un contrat de fourniture de bière pour une durée de cinq années à compter du 24 juin 2004. Ce contrat a été modifié par un avenant daté du 1er décembre 2004.
Reprochant à sa cliente de manquer à son obligation d'approvisionnement, la société Brasseries Kronenbourg a, selon assignation du 15 octobre 2007, attrait la société Queen Mary devant le Tribunal de grande instance de Strasbourg pour obtenir la résiliation de la convention et le paiement de diverses indemnités.
Par jugement réputé contradictoire en date du 29 février 2008, le Tribunal de grande instance de Strasbourg a:
- prononcé la résiliation de la convention de fourniture de bière du 1er décembre 2004 aux torts exclusifs de la société Queen Mary,
- condamné la société Queen Mary à payer à la société Brasseries Kronenbourg une somme de 20 077,13 euro à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du jugement,
- condamné la société Queen Mary à payer à la société Brasseries Kronenbourg une somme de 1 800 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- ordonné l'exécution provisoire de la décision,
- condamné la société Queen Mary aux dépens,
- débouté la société Brasseries Kronenbourg de ses plus amples prétentions.
Par déclaration reçue le 17 avril 2008, la société Queen Mary a interjeté appel de cette décision.
Selon conclusions récapitulatives remises au greffe le 21 janvier 2011, la société Queen Mary demande à la cour de:
- recevoir l'appel;
- infirmer le jugement entrepris;
- déclarer nul et de nul effet le contrat du 1er décembre 2004;
- en tout état de cause, débouter la société Brasseries Kronenbourg de ses prétentions;
- condamner la société Brasseries Kronenbourg aux dépens ainsi qu'au paiement d'un montant de 2 500 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Au soutien de son appel, elle fait valoir en substance:
- que le consentement de l'appelante, qui s'est méprise sur les quantités susceptibles d'être débitées et la rentabilité de l'exploitation, a été vicié;
- qu'en contrepartie de l'engagement d'achat exclusif, la société Brasseries Kronenbourg n'a concédé aucun avantage puisqu'elle n'a pris aucun risque;
- qu'en effet, la caution, la Sofid, est elle-même garantie par les époux Bachtoula;
- que la nullité du contrat doit sanctionner une disproportion manifeste entre les obligations des parties;
- que le brasseur ne justifie pas du prix unitaire retenu pour chiffrer l'indemnité forfaitaire;
- que l'indemnité forfaitaire est une clause pénale manifestement excessive.
Suivant conclusions déposées le 27 octobre 2010, la société Brasseries Kronenbourg rétorque:
- que l'appelante a délibérément violé ses obligations en ne s'approvisionnant plus depuis le mois de décembre 2006;
- que la société Queen Mary ne peut invoquer la nullité du contrat litigieux dès lors que celui-ci a fait l'objet d'un commencement d'exécution;
- qu'il appartenait à la société Queen Mary, en sa qualité de commerçant, d'apprécier elle-même les perspectives de rentabilité de son point de vente;
- que la société Queen Mary a bénéficié d'une contrepartie effective qui a consisté dans le prêt octroyé par le Cial grâce à l'intervention de la concluante et de sa filiale et dans le versement d'une somme de 6 936 euro payable en fonction du volume acheté par le débitant.
En conséquence, elle prie la cour de:
- déclarer l'appel irrecevable et en tout cas mal fondé;
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris;
- condamner la société Queen Mary à lui payer une indemnité de 3 500 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile;
- condamner la société Queen Mary aux dépens des deux instances.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 29 mars 2011.
Sur ce, LA COUR
Vu les pièces et les écrits des parties auxquels il est renvoyé pour l'exposé du détail de leur argumentation,
Attendu que tout en concluant dans le dispositif de ses conclusions à l'irrecevabilité de l'appel, la société Brasseries Kronenbourg n'expose aucun moyen à l'appui de sa demande ; qu'aucun élément du dossier ne démontrant qu'il aurait été tardivement exercé, l'appel qui a été interjeté suivant les formalités légales, sera déclaré recevable;
Attendu qu'il résulte des articles 1 et 2 de la convention du 1er juillet 2004 que la société Queen Mary s'est engagée à débiter dans son fonds de commerce "d'une manière exclusive et constante" les volumes de 500 hl de bière en fûts et de 10 hl de bière en bouteilles et boîtes de l'intimée sur une période cinq ans;
Attendu que l'article B-1 du contrat décrit les avantages consentis par le brasseur en contrepartie de l'engagement d'approvisionnement exclusif souscrit par la société Queen Mary de la façon suivante:
"En contrepartie de ce qui précède et en particulier de l'engagement du Débitant de Boissons à développer le volume de la Brasserie, celle-ci fait bénéficier le Débitant de Boissons des investissements suivants:
La Brasserie a obtenu du Crédit Industriel d'Alsace et de Lorraine (Cial) ayant son siège social à 67000 Strasbourg, 31 rue Jean Wenger-Valentin, et ce par l'entremise d'une caution de la sofid, sa filiale financière, établissement de crédit agréé ayant son siège social à 67200 Strasbourg, 68 route d'Oberhausbergen, au profit du Débitant de Boissons et à la demande de ce dernier, un prêt de 25 230 euro dans le cadre d'un protocole d'accord intervenu entre la Sofid et le Cial incluant cautionnement suivant modalités prévues dans ce protocole. Les conditions de ce prêt, son objet et ses modalités de remboursement ont été fixés dans un acte séparé. Ce prêt n'aurait pu être obtenu sans l'intervention de la Brasserie. De plus, la Brasserie versera au Débitant de Boissons une somme de 6 936 euro, selon modalités ci-après définies. Cette somme sera payable en 5 annuités. Ce paiement interviendra dans le 13e mois suivant la date de mise en vigueur de cette convention et sera établi en fonction des réalisations de bières en provenance de la Brasserie pendant 12 mois précédant le règlement de l'annuité sur le vu du relevé quantitatif des réalisations fourni par le Distributeur désigné à l'article 4. Le premier versement se fera au prorata des quantités constatées entre la date du prêt et le 31 décembre. Le même principe sera repris pour la dernière année non complète.
Pendant la durée de cet engagement, le Débitant de Boissons devra réaliser la quantité annuelle suivante: 100 hectolitres. En contrepartie, la Brasserie s'engage à verser au Débitant de Boissons 5 annuités de 1 387 euro qui seront minorées au prorata des volumes manquants."
Attendu que le 7 juillet 2004, la société Queen Mary a souscrit auprès du Cial un prêt de 25 230 euro remboursable sur une durée de 60 mois destiné à financer un "programme d'investissements"; que le remboursement de ce prêt a été garanti par la société Sofid, qui s'est portée caution solidaire de la société Queen Mary envers la banque; qu'il résulte de ce même acte que M. et Mme Batchtoula, associés de la débitrice principale, se sont eux-mêmes portés cautions personnelles et solidaires de la société Queen Mary envers la société Sofid "en vue de garantir le règlement à l'établissement financier de toute somme dont l'établissement financier, subrogé dans les droits de la banque, serait en droit d'exiger le remboursement dans le cadre de ses recours à l'encontre de l'emprunteur, c'est-à-dire de la somme principale de 25 230 euro augmentée de tous intérêts, commissions, frais et accessoires" ; qu'en outre, le fonds de commerce de la débitrice principale a été nanti au profit de la société Sofid;
Attendu que parallèlement à la conclusion du contrat de fourniture de bière, la société Queen Mary a conclu avec la société Elidis Boissons Services Grand Paris un accord de fourniture de boissons "d'une durée de cinq ans portant sur la livraison de divers produits énumérés dans l'acte (eaux, sodas, vins, etc.) ; que ce contrat (article 1) précise que la contrepartie de l'engagement d'exclusivité de la société Queen Mary réside dans l'engagement de caution sur un prêt de 25 000 euro consenti par la Brasserie Kronenbourg sur une durée de cinq ans";
Attendu que la société Queen Mary est recevable à exciper de la nullité de la convention de fourniture de bière pour échapper au paiement de la peine prévue par cette convention en cas de violation de l'engagement d'approvisionnement;
Attendu que la société Brasseries Kronenbourg ne s'est pas portée caution solidaire de l'intimée, contrairement à ce qu'elle affirme dans ses écritures;
Attendu que le cautionnement souscrit par la filiale du brasseur est présenté dans les deux accords d'achat exclusif souscrits par la société Queen Mary comme la cause des engagements qu'elle prenait; que le risque financier pris par cette société était en réalité très limité puisque l'emprunt était modique et qu'elle bénéficiait d'une sûreté réelle et d'une sûreté personnelle, qui auraient pu être directement accordées au Cial; que le bénéfice ainsi procuré à la société Queen Mary apparaît dérisoire au regard de l'engagement d'approvisionnement pris par la société Queen Mary sous peine de devoir s'acquitter d'une lourde pénalité égale à 20 % du prix des quantités de bières manquantes (article 11);
Attendu que la prime annuelle de 1 387 euro que le brasseur s'est engagé à régler en cours de contrat au prorata des quantités effectivement commandées, destinée à inciter le débitant à atteindre les quotas fixés, ne saurait être regardée comme une contrepartie de l'engagement d'approvisionnement exclusif;
Attendu qu'en l'absence de toute proportionnalité entre les engagements réciproques des parties, l'obligation litigieuse de la société Queen Mary est dépourvue de cause; que l'engagement d'approvisionnement exclusif est nul en application de l'article 1131 du Code civil et le brasseur ne peut pas se prévaloir de la violation d'un tel engagement pour solliciter l'application de la clause pénale; que le jugement entrepris doit être infirmé;
Attendu que la société Brasseries Kronenbourg qui succombe supportera les dépens; qu'il n'est toutefois pas inéquitable de laisser à l'appelante la charge de ses frais irrépétibles;
Par ces motifs : LA COUR, Déclare la société Queen Mary recevable en son appel; Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions; Déboute la société Brasseries Kronenbourg de l'ensemble de ses prétentions; Déboute la société Queen Mary de sa demande au titre de l'article 700 du Code de procédure civile; Condamne la société Brasseries Kronenbourg aux dépens de première instance et d'appel.