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Décisions

CJUE, 1re ch., 14 juillet 2011, n° C-46/10

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Viking Gas A/S

Défendeur :

Kosan Gas A/S

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Kasel

Avocat général :

Mme Kokott

Juges :

MM. Borg Barthet, Ilešic (Rapporteur), Safjan, Mme Berger

Avocats :

Mes Würtz, Bertelsen, Palmieri, Fiorentino, Bulst, Støvlbæk

CJUE n° C-46/10

14 juillet 2011

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des articles 5 et 7 de la première directive 89-104-CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1).

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant Viking Gas A/S (ci-après "Viking Gas") à Kosan Gas A/S, anciennement BP Gas A/S (ci-après "Kosan Gas"), au sujet de la pratique de Viking Gas consistant à vendre du gaz en remplissant et en échangeant contre paiement des bouteilles de gaz composites, dont la forme est protégée en tant que marque tridimensionnelle, lesquelles ont préalablement été achetées par des consommateurs auprès de Kosan Gas, qui détient une licence exclusive pour leur utilisation et qui y a apposé son nom et son logo, protégés en tant que marques verbale et figurative.

Le cadre juridique

3 La directive 89-104 a été abrogée par la directive 2008-95-CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2008, rapprochant les législations des États membres sur les marques (version codifiée) (JO L 299, p. 25), entrée en vigueur le 28 novembre 2008. Néanmoins, le litige au principal demeure régi, compte tenu de la date des faits, par la directive 89-104.

4 L'article 5, paragraphes 1 à 3, de la directive 89-104 disposait:

"1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l'absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires:

a) d'un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée;

b) d'un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l'identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l'esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d'association entre le signe et la marque.

[...]

3. Si les conditions énoncées aux paragraphes 1 et 2 sont remplies, il peut notamment être interdit:

a) d'apposer le signe sur les produits ou sur leur conditionnement;

b) d'offrir les produits, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins, ou d'offrir ou de fournir des services sous le signe;

[...]"

5 L'article 7 de la directive 89-104, intitulé "Épuisement du droit conféré par la marque", énonçait:

"1. Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d'interdire l'usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement.

2. Le paragraphe 1 n'est pas applicable lorsque des motifs légitimes justifient que le titulaire s'oppose à la commercialisation ultérieure des produits, notamment lorsque l'état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce."

6 Conformément à l'article 65, paragraphe 2, de l'accord sur l'Espace économique européen, du 2 mai 1992, lu en combinaison avec l'annexe XVII, point 4, de cet accord, l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89-104 a été modifié aux fins dudit accord, l'expression "dans la Communauté" étant remplacée par les mots "sur le territoire d'une partie contractante".

7 L'article 8, paragraphe 1, de la directive 89-104 prévoyait:

"La marque peut faire l'objet de licences pour tout ou partie des produits ou des services pour lesquels elle est enregistrée et pour tout ou partie du territoire d'un État membre. Les licences peuvent être exclusives ou non exclusives."

Le litige au principal et les questions préjudicielles

8 Kosan Gas produit et vend du gaz en bouteille à des particuliers et à des professionnels. Depuis l'année 2001, Kosan Gas commercialise du gaz en bouteille au Danemark dans des bouteilles dites "composites" (bouteilles légères). La forme particulière de ces bouteilles est enregistrée en tant que marque tridimensionnelle communautaire et en tant que marque tridimensionnelle danoise pour des combustibles gazeux et pour des récipients destinés à contenir des combustibles liquides. La validité et la portée de ces enregistrements ne sont pas contestées.

9 Les bouteilles composites sont utilisées par Kosan Gas en vertu d'un accord d'achat exclusif conclu avec le fabricant norvégien de la bouteille, conférant à Kosan Gas une licence exclusive d'utilisation de ces bouteilles en tant que marque constituée par l'emballage au Danemark ainsi que le droit d'agir en contrefaçon de la marque. Kosan Gas appose sur ces bouteilles son nom et son logo, lesquels sont enregistrés en tant que marques verbale et figurative communautaires notamment pour le gaz.

10 Lors de la première acquisition d'une bouteille composite de gaz auprès d'un distributeur de Kosan Gas, le consommateur paie également le prix de la bouteille, qui devient ainsi sa propriété. Kosan Gas a par ailleurs pour activité le remplissage des bouteilles composites une fois que celles-ci sont vides. Le consommateur peut alors échanger, auprès d'un distributeur de Kosan Gas, une bouteille composite vide contre une bouteille similaire remplie par ce distributeur et ne payera que le prix du gaz acheté.

11 Viking Gas, qui vend mais ne produit pas elle-même de gaz, possède un centre de remplissage au Danemark, à partir duquel des bouteilles composites, après avoir été remplies de gaz, sont acheminées vers des distributeurs indépendants. Viking Gas appose alors sur ces bouteilles un autocollant, sur lequel figure son nom et le numéro du centre de remplissage, ainsi qu'un autre autocollant reprenant notamment des informations légales relatives au centre de remplissage et au contenu des bouteilles. Les marques verbale et figurative de Kosan Gas, qui figurent sur lesdites bouteilles, ne sont ni enlevées ni recouvertes. En payant pour le gaz, le consommateur peut échanger, auprès d'un distributeur collaborant avec Viking Gas, une bouteille de gaz vide contre une bouteille similaire remplie par Viking Gas.

12 Kosan Gas a également vendu du gaz en utilisant comme récipient d'autres bouteilles que les bouteilles composites, à savoir des bouteilles de gaz en acier du même type que celles qui sont utilisées par la plupart des opérateurs du marché (bouteilles en acier standardisées, jaunes, de différentes tailles). Ces dernières bouteilles, utilisées antérieurement par Kosan Gas, ne sont pas enregistrées en tant que marques constituées par l'emballage, mais, tout comme les bouteilles composites, sont pourvues des marques verbale et figurative de cette entreprise. Viking Gas fait valoir que Kosan Gas a accepté pendant de longues années, et accepte toujours, que d'autres entreprises remplissent ces bouteilles standardisées pour vendre leur gaz alors que celles-ci portent le nom et le logo de Kosan Gas.

13 À la suite d'une action en contrefaçon introduite par Kosan Gas, le fogedret de Viborg a interdit à Viking Gas, par ordonnance du 6 décembre 2005, de vendre du gaz en remplissant des bouteilles composites de Kosan Gas. Cette ordonnance a été confirmée par l'arrêt du Sø- og Handelsretten du 21 décembre 2006, lequel constate notamment que Viking Gas enfreint les droits de marque de Kosan Gas en remplissant et en commercialisant les bouteilles composites au Danemark et interdit l'usage par la première entreprise des marques dont est titulaire la seconde. Viking Gas a en outre été condamnée à payer 75 000 DKK à Kosan Gas au titre des redevances pour l'exploitation de ces marques.

14 Viking Gas a formé un pourvoi contre cet arrêt devant le Højesteret, lequel a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1) Les dispositions combinées des articles 5 et 7 de la [directive 89-104] doivent-elles être interprétées en ce sens que l'entreprise B s'est rendue coupable de contrefaçon en remplissant et en vendant du gaz dans des bouteilles de gaz provenant de l'entreprise A lorsque les circonstances suivantes sont réunies:

a) l'entreprise A vend du gaz dans des bouteilles dites "composites" ayant une forme spéciale qui est enregistrée en tant que telle, c'est-à-dire comme marque constituée par l'emballage, en tant que marque danoise et en tant que marque communautaire. L'entreprise A n'est pas titulaire de ces marques constituées par l'emballage, mais détient une licence exclusive pour les utiliser au Danemark et a le droit d'agir en contrefaçon au Danemark;

b) lors de la première acquisition d'une bouteille composite remplie de gaz auprès d'un distributeur de l'entreprise A, le consommateur paie également pour la bouteille qui devient ainsi sa propriété;

c) l'entreprise A procède au remplissage des bouteilles composites en ce sens que les consommateurs peuvent, en payant pour le gaz, faire échanger, par un distributeur de l'entreprise A, une bouteille composite vide contre une bouteille similaire qui est remplie par l'entreprise A;

d) l'entreprise B a pour activité le remplissage des bouteilles de gaz et, notamment, des bouteilles composites couvertes par la marque constituée par l'emballage mentionnée [sous] a), les consommateurs pouvant, en payant pour le gaz, faire échanger, par un distributeur partenaire de l'entreprise B, une bouteille composite vide contre une bouteille similaire qui est remplie par l'entreprise B, et

e) lorsque les bouteilles composites en question sont remplies de gaz par l'entreprise B, cette dernière y appose des autocollants indiquant que le remplissage a été effectué par ses soins?

2) S'il y a lieu de supposer que, en règle générale, les consommateurs auront l'impression qu'il existe un lien entre les entreprises A et B, cela revêt-il de l'importance pour la réponse à la première question?

3) S'il est répondu par la négative à la première question, le résultat pourrait-il être influencé par le fait que les bouteilles composites - outre la circonstance qu'elles sont couvertes par la marque constituée par l'emballage susmentionné - sont également pourvues des marques verbale et/ou figurative enregistrées de l'entreprise A (gravées sur la bouteille) qui sont toujours visibles en dépit des autocollants de l'entreprise B?

4) S'il est répondu par l'affirmative à la première ou à la troisième question, le résultat pourrait-il être influencé par la prémisse selon laquelle, pour ce qui est d'autres types de bouteilles qui ne sont pas couvertes par la marque constituée par l'emballage susmentionnée, mais qui sont pourvues de la marque verbale et/ou de la marque figurative de l'entreprise A, cette dernière a accepté pendant de longues années et accepte toujours que d'autres entreprises remplissent ces bouteilles?

5) S'il est répondu par l'affirmative à la première ou à la troisième question, le résultat pourrait-il être influencé par le fait que le consommateur lui-même s'adresse directement à l'entreprise B pour:

a) y faire échanger, moyennant paiement du gaz, une bouteille composite vide contre une bouteille similaire remplie par l'entreprise B ou

b) y faire remplir de gaz, moyennant paiement, la bouteille composite qu'il a apportée?

Sur les questions préjudicielles

15 Par ses questions, qu'il convient de traiter ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si et, le cas échéant, dans quelles conditions le détenteur d'une licence exclusive pour l'utilisation de bouteilles de gaz composites destinées à être réutilisées, dont la forme est protégée en tant que marque tridimensionnelle et sur lesquelles ce détenteur a apposé son nom et son logo, enregistrés en tant que marques verbale et figurative, peut s'opposer, en vertu des articles 5 et 7 de la directive 89-104, à ce que ces bouteilles, après avoir été achetées par des consommateurs lesquels ont, par la suite, consommé le gaz initialement contenu dans celles-ci, soient échangées par un tiers, moyennant paiement, contre des bouteilles composites remplies de gaz ne provenant pas de ce détenteur.

Observations soumises à la Cour

16 Selon Viking Gas, dans des circonstances telles que celles en cause au principal, le fait de remplir et d'échanger les bouteilles composites n'est pas susceptible d'être interdit en vertu des articles 5 et 7 de la directive 89-104. Kosan Gas et la République italienne émettent une opinion contraire. Quant à la Commission européenne, il s'agirait essentiellement de déterminer s'il existe, dans l'affaire au principal, un risque de confusion en ce sens que le consommateur pourrait croire que le gaz contenu dans une bouteille remplie par Viking Gas provient de Kosan Gas ou qu'il existe un lien économique entre ces entreprises, ce qu'il appartiendrait à la juridiction de renvoi de déterminer.

17 Viking Gas souligne que le consommateur acquiert la bouteille composite lors du premier achat, ce qui aurait pour conséquence d'épuiser le droit à la marque de Kosan Gas. En conséquence, le consommateur aurait le droit d'utiliser librement cette bouteille, laquelle est d'ailleurs justement destinée à être remplie de gaz, pour la faire remplir de nouveau. Les droits conférés au titulaire d'une marque ne sauraient être étendus au point d'empêcher l'acheteur du produit revêtu de cette marque d'utiliser celui-ci aux fins pour lesquelles il a été mis sur le marché. Il importerait peu, à cet égard, que le consommateur fasse remplir les bouteilles composites qu'il a achetées en s'adressant directement à Viking Gas ou en échangeant une bouteille composite vide contre une bouteille similaire pleine chez un distributeur collaborant avec Viking Gas. En effet, étant donné que, dans ces deux hypothèses, il serait clair pour les acheteurs que, d'une part, la bouteille composite est un bien d'occasion et, d'autre part, le gaz provient non pas de Kosan Gas, mais de Viking Gas, ce qui serait indiqué sur les bouteilles par l'apposition d'autocollants, la revente des bouteilles remplies par Viking Gas ne porterait pas atteinte aux droits de marque de Kosan Gas.

18 Viking Gas fait valoir que, pour les types de bouteilles de gaz autres que les bouteilles composites, il est fréquent que leur remplissage ultérieur soit effectué par des opérateurs autres que ceux ayant commercialisé ces types de bouteilles. Or, Kosan Gas ne pourrait mettre fin à cet usage en introduisant sur le marché une bouteille de gaz d'un autre type. En effet, l'acquisition d'un droit de marque ne pourrait avoir pour but de cloisonner des marchés afin de pouvoir bénéficier d'un avantage concurrentiel indu et de pratiquer une différence de prix non justifiée, ce qu'il conviendrait de prendre en considération également lors de l'interprétation des règles relatives à l'épuisement du droit conféré par la marque. Viking Gas affirme, dans ce contexte, que Kosan Gas utilise l'absence d'épuisement du droit conféré par la marque en question pour réaliser une division artificielle du marché du gaz en bouteille, ce qui serait prouvé par le fait que cette entreprise vendrait actuellement le gaz contenu dans une bouteille composite à un prix supérieur de plus de 20 % à celui du gaz contenu dans une bouteille en acier classique, sans qu'il existe de facteurs liés à la production ou à la distribution qui seraient susceptibles de justifier une telle différence de prix.

19 Kosan Gas considère qu'il s'agit, dans l'affaire au principal, de produits et de marques identiques, de sorte qu'il y a contrefaçon de ce seul fait. En tout état de cause, il existerait un risque de confusion élevé dès lors que l'étiquetage des bouteilles composites effectué par Viking Gas est très discret.

20 Kosan Gas estime que la règle de l'épuisement du droit conféré par la marque n'autorise pas Viking Gas à procéder au remplissage et à la vente de son propre gaz dans les bouteilles composites protégées par une marque dont elle n'est pas le titulaire. En effet, ladite règle impliquerait uniquement que Kosan Gas ne peut pas s'opposer à ce que les bouteilles composites remplies et commercialisées par elle-même soient revendues. L'épuisement du droit en cause ne saurait concerner un emballage réutilisable, l'emballage n'étant pas en soi un produit, le produit étant, en l'espèce, le gaz. Même dans l'hypothèse inverse, l'épuisement pourrait concerner seulement l'emballage en tant que tel, si bien que celui-ci pourrait être distribué sans contenu. Par ailleurs, le remplacement d'un produit couvert par une marque, qui est destiné à être utilisé par le consommateur, constituerait une modification de ce produit au sens de l'article 7, paragraphe 2, de la directive 89-104, à laquelle le titulaire de cette marque peut s'opposer même après avoir mis le produit dans le commerce.

21 La République italienne fait état des risques découlant d'une protection de récipients en tant que marque tridimensionnelle et de l'intérêt public à garder ceux-ci disponibles pour promouvoir la concurrence et protéger les consommateurs. Cependant, ledit intérêt serait protégé par l'article 3 de la directive 89-104, lequel énumère les motifs de refus et de nullité des marques, et ne pourrait contribuer à définir les limites et la portée du droit conféré par la marque, une fois que celle-ci a été valablement enregistrée. Dès lors que la validité de l'enregistrement de la bouteille composite en tant que marque n'a pas été contestée, il conviendrait de tenir pour établi que la forme de la bouteille a une fonction distinctive par rapport au produit, ce qui impliquerait que la vente du même produit sous la même forme par un tiers usurperait la fonction distinctive de la marque.

22 Le principe de l'épuisement du droit conféré par la marque ne pourrait être invoqué à l'encontre de cette interprétation, lequel se référerait seulement aux reventes successives du produit pour lequel l'épuisement de la marque est intervenu. Même si l'on partait de la thèse inverse, les droits de marque ne seraient néanmoins pas épuisés dans l'affaire au principal étant donné que les circonstances décrites par la juridiction de renvoi entreraient dans le champ d'application de la dérogation prévue à l'article 7, paragraphe 2, de la directive 89-104. En effet, la circonstance que Viking Gas remplisse les bouteilles avec son propre gaz comporterait le risque d'une altération ou d'une modification du "produit-bouteille". Kosan Gas aurait un intérêt évident à ce que les bouteilles composites soient remplies par ses distributeurs agréés, afin de pouvoir conserver un contrôle sur la qualité du produit vendu, tout défaut de ce dernier pouvant avoir une incidence sur la réputation de la marque.

23 La Commission est d'avis que l'élément déterminant dans l'affaire au principal porte sur la question de savoir si le consommateur qui s'adresse à Viking Gas pour faire remplir sa bouteille composite vide est en mesure de comprendre sans difficulté, sur la base du seul étiquetage, que le gaz qu'il vient d'acheter provient de Viking Gas et qu'il n'existe pas de lien économique entre cette entreprise et Kosan Gas. Elle précise que la situation au principal relève de l'article 5, paragraphe 1, sous a), de la directive 89-104, lequel protège, selon la jurisprudence de la Cour, toutes les fonctions de la marque. Toutefois, rien n'indiquerait que des fonctions, autres que celle consistant à garantir l'origine du produit, soient compromises par l'usage en cause.

24 S'agissant de la question de l'épuisement du droit conféré par la marque, la Commission fait une distinction entre, d'une part, l'utilisation de la bouteille composite remplie de gaz de Kosan Gas ou, le cas échéant, de la bouteille composite vide et, d'autre part, l'utilisation de cette bouteille remplie d'un gaz provenant d'une autre entreprise. Le premier type d'utilisation ne pourrait être interdit par le titulaire de la marque constituée par l'emballage, étant donné que les droits conférés par celle-ci auraient été épuisés avec la vente de la bouteille composite dans la mesure où cette vente aurait permis de réaliser la valeur économique de la bouteille. Quant au second type d'utilisation, il conviendrait de tenir compte du fait que le produit couvert par la marque, à savoir le gaz, a déjà été consommé et a été remplacé, sans le consentement du titulaire de la marque, par un autre produit ne provenant pas du titulaire de cette marque. Dans un tel cas de figure, les conditions posées à l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89-104 ne seraient pas satisfaites, car la marque ne permettrait pas de garantir l'origine du produit qu'elle est censée couvrir.

Appréciation de la Cour

25 Selon une jurisprudence bien établie, les articles 5 à 7 de la directive 89-104 procèdent à une harmonisation complète des règles relatives aux droits conférés par la marque et définissent ainsi les droits dont jouissent les titulaires de marques dans l'Union européenne (voir, notamment, arrêt du 3 juin 2010, Coty Prestige Lancaster Group, C-127-09, non encore publié au Recueil, point 27 et jurisprudence citée).

26 En particulier, l'article 5 de ladite directive confère au titulaire de la marque un droit exclusif lui permettant d'interdire à tout tiers, notamment, d'offrir des produits revêtus de sa marque, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins. L'article 7, paragraphe 1, de la même directive contient une exception à cette règle, en ce qu'il prévoit que le droit du titulaire est épuisé lorsque les produits ont été mis dans le commerce dans l'Espace économique européen (EEE) par le titulaire lui-même ou avec son consentement (voir, notamment, arrêt du 15 octobre 2009, Makro Zelfbedieningsgroothandel e.a., C-324-08, Rec. p. I-10019, point 21 ainsi que jurisprudence citée).

27 L'extinction du droit exclusif résulte soit du consentement du titulaire à une mise dans le commerce dans l'EEE, exprimé de manière expresse ou implicite, soit de la mise dans le commerce dans l'EEE par le titulaire lui-même ou par un opérateur lié économiquement au titulaire, tel que, en particulier, un licencié. Le consentement du titulaire ou la mise dans le commerce dans l'EEE par celui-ci ou par un opérateur qui lui est lié économiquement, qui équivalent à une renonciation au droit exclusif, constituent donc chacun un élément déterminant de l'extinction de ce droit (voir arrêt Coty Prestige Lancaster Group, précité, point 29 et jurisprudence citée).

28 Dans l'affaire au principal, il est constant que les bouteilles composites, dont le remplissage et l'échange par Viking Gas sont en cause, ont été mises dans le commerce dans l'EEE par Kosan Gas, qui détient une licence exclusive pour l'utilisation au Danemark de la marque tridimensionnelle constituée par la forme de ces bouteilles et qui est le titulaire des marques verbale et figurative apposées sur celles-ci.

29 Kosan Gas, la République italienne et la Commission estiment toutefois que l'article 7, paragraphe 1, de la directive 89-104 doit être interprété en ce sens que cette mise dans le commerce épuise uniquement le droit du titulaire ou du licencié d'interdire la commercialisation ultérieure des bouteilles encore remplies du gaz d'origine ou vides, mais n'autoriserait pas des tiers à remplir, à des fins commerciales et avec leur propre gaz, ces mêmes bouteilles. Kosan Gas soutient notamment que l'épuisement du droit de marque ne saurait concerner l'emballage du produit.

30 À cet égard, il convient de relever que les bouteilles composites, qui sont destinées à être réutilisées à plusieurs reprises, ne constituent pas un simple emballage du produit d'origine, mais ont une valeur économique autonome et doivent être considérées comme un produit en elles-mêmes. En effet, lors de la première acquisition d'une telle bouteille remplie de gaz auprès d'un distributeur de Kosan Gas, le consommateur doit payer non seulement ce gaz, mais aussi la bouteille composite, dont le prix est supérieur à celui des bouteilles de gaz en acier traditionnelles, notamment en raison des caractéristiques techniques particulières de celle-ci, et au prix du gaz qui y est contenu.

31 Dans ces conditions, doivent être mis en balance, d'une part, l'intérêt légitime du licencié du droit à la marque constituée de la forme de la bouteille composite et titulaire des marques apposées sur celle-ci de tirer profit des droits attachés à ces marques et, d'autre part, les intérêts légitimes des acheteurs desdites bouteilles, notamment celui de jouir pleinement de leur droit de propriété sur ces bouteilles, ainsi que l'intérêt général au maintien d'une concurrence non faussée.

32 S'agissant de l'intérêt dudit licencié et titulaire de tirer profit des droits attachés auxdites marques, il y a lieu de constater que la vente des bouteilles composites lui permet de réaliser la valeur économique des marques afférentes auxdites bouteilles. Or, la Cour a déjà constaté qu'une vente permettant la réalisation de la valeur économique de la marque épuise les droits exclusifs conférés par la directive 89-104 (voir, notamment, arrêt du 30 novembre 2004, Peak Holding, C-16-03, Rec. p. I-11313, point 40).

33 Quant aux intérêts des acheteurs de bouteilles composites, il est constant que ceux-ci ne pourraient jouir pleinement de leur droit de propriété sur ces bouteilles dans l'hypothèse où ce droit est limité par les droits de marque y afférents même après la vente desdites bouteilles par le titulaire ou avec son consentement. Ainsi que l'a relevé Mme l'avocat général au point 66 de ses conclusions, lesdits acheteurs ne seraient notamment plus libres dans l'exercice dudit droit, mais seraient liés à un seul fournisseur de gaz pour le remplissage ultérieur desdites bouteilles.

34 Enfin, permettre au licencié du droit à la marque constituée de la forme de la bouteille composite et titulaire des marques apposées sur celle-ci de s'opposer, sur la base des droits afférents à ces marques, au remplissage ultérieur des bouteilles réduirait indûment la concurrence sur le marché en aval, relatif au remplissage de bouteilles à gaz, et comporterait même le risque d'un cloisonnement de ce marché lorsque ledit licencié et titulaire parvient à imposer sa bouteille grâce aux caractéristiques techniques particulières de celle-ci, la protection desquelles ne fait pas l'objet du droit des marques. Ce risque est, par ailleurs, accru en raison du fait que la bouteille composite a un coût élevé par rapport au gaz et que l'acheteur, afin de pouvoir choisir de nouveau librement son fournisseur de gaz, devrait renoncer à l'investissement initial effectué pour l'acquisition de la bouteille, dont l'amortissement aurait supposé un nombre suffisant de réutilisations.

35 Il résulte des considérations qui précèdent que la vente de la bouteille composite épuise les droits que le licencié du droit à la marque constituée de la forme de la bouteille composite et titulaire des marques apposées sur celle-ci tire de ces marques et transfère à l'acheteur le droit de disposer librement de cette bouteille, y inclus celui de l'échanger ou de la faire remplir, une fois que le gaz d'origine est consommé, auprès d'une entreprise de son choix, c'est-à-dire non seulement auprès dudit licencié et titulaire, mais également auprès de l'un de ses concurrents. Ce droit de l'acheteur a pour corollaire le droit de ces concurrents de procéder, dans les limites posées à l'article 7, paragraphe 2, de la directive 89-104, au remplissage et à l'échange des bouteilles vides.

36 Pour ce qui concerne ces limites, il convient de rappeler que, en vertu de cet article 7, paragraphe 2, le titulaire d'une marque peut, malgré la mise dans le commerce des produits revêtus de sa marque, s'opposer à leur commercialisation ultérieure lorsque des motifs légitimes justifient une telle opposition et, notamment, lorsque l'état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce. Selon une jurisprudence constante, l'emploi de l'adverbe "notamment" audit article 7, paragraphe 2, démontre que l'hypothèse relative à la modification ou à l'altération de l'état des produits revêtus de la marque n'est toutefois donnée qu'à titre d'exemple de ce qui peut constituer des motifs légitimes (voir, notamment, arrêt du 23 avril 2009, Copad, C-59-08, Rec. p. I-3421, point 54 et jurisprudence citée).

37 Ainsi, la Cour a déjà jugé qu'un tel motif légitime existe également lorsque l'usage par un tiers d'un signe identique ou similaire à une marque porte une atteinte sérieuse à la renommée de celle-ci, ou encore lorsque cet usage est fait de manière à donner l'impression qu'il existe un lien économique entre le titulaire de la marque et ce tiers, et notamment que ce dernier appartient au réseau de distribution du titulaire ou qu'il existe une relation spéciale entre ces deux personnes (voir, en ce sens, arrêt du 8 juillet 2010, Portakabin, C-558-08, non encore publié au Recueil, points 79 et 80 ainsi que jurisprudence citée).

38 S'il appartient à la juridiction de renvoi d'apprécier s'il existe, au regard des circonstances caractérisant l'affaire au principal, un tel motif légitime, il convient toutefois de fournir à celle-ci quelques indications pour cette appréciation, en particulier en ce qui concerne les éléments concrets sur lesquels elle interroge la Cour.

39 Dans ce contexte, il convient de préciser que, afin de répondre à la question de savoir si la commercialisation des bouteilles composites remplies par Viking Gas est faite de manière à donner l'impression qu'il existe un lien économique entre cette entreprise et Kosan Gas, ce qui habiliterait cette dernière entreprise à s'opposer à cette commercialisation, il convient de tenir compte de l'étiquetage desdites bouteilles ainsi que des conditions dans lesquelles celles-ci sont échangées.

40 En effet, l'étiquetage des bouteilles composites et les conditions dans lesquelles celles-ci sont échangées ne doivent pas amener le consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à considérer qu'il existe un lien entre les deux entreprises en cause au principal ou que le gaz qui a servi au remplissage de ces bouteilles provient de Kosan Gas. Afin d'apprécier si une telle impression erronée est écartée, il convient de tenir compte des pratiques dans ce secteur et, notamment, du point de savoir si les consommateurs sont habitués à ce que les bouteilles de gaz soient remplies par d'autres distributeurs. Il apparaît, par ailleurs, raisonnable de présumer qu'un consommateur qui s'adresse directement à Viking Gas soit pour échanger sa bouteille de gaz vide contre une bouteille remplie, soit pour faire remplir sa propre bouteille est plus facilement en mesure de connaître l'absence de lien entre cette entreprise et Kosan Gas.

41 S'agissant du fait que les bouteilles composites sont pourvues de marques verbale et figurative constituées du nom et du logo de Kosan Gas, lesquelles restent, selon les constatations de la juridiction de renvoi, visibles en dépit de l'étiquetage apposé par Viking Gas sur ces bouteilles, il convient de relever que cette circonstance constitue un élément pertinent dans la mesure où elle semble exclure que ledit étiquetage modifie l'état des bouteilles en masquant leur origine.

42 Il découle de ce qui précède qu'il y a lieu de répondre aux questions posées que les articles 5 et 7 de la directive 89-104 doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne permettent pas au détenteur d'une licence exclusive pour l'utilisation de bouteilles de gaz composites destinées à être réutilisées, dont la forme est protégée en tant que marque tridimensionnelle et sur lesquelles ce détenteur a apposé son nom et son logo, enregistrés en tant que marques verbale et figurative, de s'opposer à ce que ces bouteilles, après avoir été achetées par des consommateurs lesquels ont, par la suite, consommé le gaz initialement contenu dans celles-ci, soient échangées par un tiers, moyennant paiement, contre des bouteilles composites remplies de gaz ne provenant pas de ce détenteur, à moins que ce même détenteur ne puisse se prévaloir d'un juste motif au sens de l'article 7, paragraphe 2, de la directive 89-104.

Sur les dépens

43 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:

Les articles 5 et 7 de la première directive 89-104-CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne permettent pas au détenteur d'une licence exclusive pour l'utilisation de bouteilles de gaz composites destinées à être réutilisées, dont la forme est protégée en tant que marque tridimensionnelle et sur lesquelles ce détenteur a apposé son nom et son logo, enregistrés en tant que marques verbale et figurative, de s'opposer à ce que ces bouteilles, après avoir été achetées par des consommateurs lesquels ont, par la suite, consommé le gaz initialement contenu dans celles-ci, soient échangées par un tiers, moyennant paiement, contre des bouteilles composites remplies de gaz ne provenant pas de ce détenteur, à moins que ce même détenteur ne puisse se prévaloir d'un juste motif au sens de l'article 7, paragraphe 2, de la directive 89-104.