CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 30 juin 2011, n° 08-08410
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Agilent Technologies France (SAS)
Défendeur :
Catherine
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mmes Touzery-Champion, Pomonti
Avoués :
SCP Roblin Chaix de Lavarenne, SCP Grappotte-Benetreau, Pelit-Jumel
Avocats :
Mes Bever, Fournier, Michel
La société Agilent Technologies France (ci-après Agilent) est spécialisée dans la fabrication, l'achat, la vente, la location "de tous appareils" et produits quelconques concernant les applications de l'électronique et de la mesure dans tous les domaines et spécialement en matière de traitement de l'information.
Le 1er mai 2002, la société Agilent a consenti à Madame Audrey Catherine un contrat d'agent commercial à durée indéterminée pour la vente d'instruments d'analyse chimique auprès de clients, dont certains sont exclus en annexe E, et ce, dans les départements de Paris, de la Seine et Marne, de l'Essonne et du Val de Marne.
Le 23 novembre 2005, la société Agilent a résilié pour faute grave le contrat de Mme Catherine mais lui a proposé d'étendre le préavis contractuel de 3 à 6 mois, outre une période de trois mois sans maintien de l'exclusivité.
Par acte du 12 avril 2006, Madame Catherine a fait assigner la société Agilent devant le Tribunal de grande instance de Paris, lequel par jugement rendu le 8 avril 2008 a, sous le bénéfice de l'exécution provisoire:
- estimé que la société Agilent n'établissait pas l'existence de faits matériels constitutifs d'une faute grave imputable à son agent,
- condamné la société Agilent à lui verser les sommes de:
- 19 015,08 euro avec intérêts au taux légal à compter du 12 avril 2006, au titre des commissions dues,
- 88 829 euro avec intérêts au taux légal à compter du 12 avril 2006, représentant une indemnité de perte de marché,
- 2 500 euro en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile,
- débouté les parties de toutes autres prétentions.
Par conclusions récapitulatives du 16 mars 2011, la société Agilent, appelante, demande de:
- constater l'absence de pouvoir de négocier confié à Madame Catherine pour contester à cette dernière le statut d'agent commercial,
- constater que celle-ci a provoqué une baisse substantielle des ventes de la société dans la région parisienne bien en-deçà des objectifs contractuels,
- constater que les ventes de produits d'analyse chimique par la société au travers de son réseau d'agents commerciaux et celles du successeur de Madame Catherine sont en constant accroissement,
- constater que Madame Catherine a manqué de manière délibérée et répétée à son obligation de rendre compte de sa mission et à son devoir d'information,
- constater qu'elle a subi un préjudice dû à la baisse des ventes de Madame Catherine,
- constater qu'elle a non seulement respecté le préavis contractuel mais surtout a proposé à Madame Catherine une extension à laquelle elle n'a même pas répondu,
Elle sollicite en conséquence l'infirmation du jugement entrepris. Elle fait valoir que Mme Catherine a commis une faute grave privative de son droit à indemnité compensatrice du préjudice subi. Elle réclame la condamnation de Mme Catherine à lui rembourser les sommes perçues au titre des commissions dues, du préjudice subi, et des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile, augmentées des intérêts au taux légal à compter de la date du jugement déféré.
A titre reconventionnel, elle souhaite la condamnation de Mme Catherine à lui payer la somme de 17 630,62 euro au titre du préjudice subi par l'effondrement de ses ventes dans les départements confiés correspondant à la marge brute de la société sur ces affaires perdues.
A titre subsidiaire, dans l'hypothèse où la cour ne retiendrait pas l'existence d'une faute grave, elle soutient que Mme Catherine ne rapporte pas la preuve d'un préjudice effectif.
En tout état de cause, elle demande la condamnation de cette dernière à lui verser une somme de 5 000 euro en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par conclusions récapitulatives du 11 février 2011, Madame Catherine, intimée formant appel incident, sollicite:
- la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Agilent à lui payer des commissions, les intérêts au taux légal sur cette somme à compter du 12 avril 2006, une indemnité de cessation de contrat, une somme de 2 500 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile,
- l'infirmation du jugement déféré pour le surplus.
Elle souhaite la condamnation de la société Agilent à lui payer les sommes de:
- 522 982,74 euro TTC, au titre des commissions dues,
- 41 815,24 euro TTC représentant l'indemnité de préavis,
- 279 700,62 euro correspondant à l'indemnité de cessation de contrat, toutes sommes assorties des intérêts au taux légal à compter du 12 avril 2006 et de la capitalisation prévue à l'article 1154 du Code civil.
Elle demande le rejet de toutes les prétentions de la société Agilent ainsi que sa condamnation à lui verser la somme de 6 500 euro sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
La cour renvoie pour un plus ample exposé des faits et prétentions initiales des parties à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR
Sur le statut d'agent commercial de Madame Catherine
Considérant que la société Agilent conteste à Mme Catherine l'application du statut d'agent commercial; qu'à cet effet elle prétend que la mission de cette dernière se limitait à la présentation des produits et à la prospection de clients, sans qu'elle agisse au nom et pour le compte de la société, qu'elle fait valoir que l'intimée qui ne négociait, ni ne concluait aucun contrat de vente, avait en réalité la qualité de courtier;
Considérant que pour sa part, Mme Catherine revendique la qualité d'agent commercial conformément au contrat signé par les parties le 1er mai 2002, qui dans son paragraphe 1 relatif à l'objet du contrat vise le "mandat régi par les articles L. 134-1 et suivants du Code de commerce"; que par ailleurs, elle invoque la règle de l'estoppel dès lors qu'en première instance et dans ses premières conclusions devant la cour l'appelante s'est expressément référée au statut d'agent commercial; qu'elle ajoute qu'elle avait bien un pouvoir de négocier puisqu'elle pouvait consentir des remises et qu'ayant reçu un mandat permanent, elle ne saurait avoir la qualité de courtier;
Considérant qu'aux termes de l'article L. 134-1 du Code de commerce "l'agent commercial est un mandataire qui, à titre de profession indépendante, sans être lié par un contrat de louage de services, est chargé, de façon permanente, de négocier et, éventuellement, de conclure des contrats de vente, d'achat, de location ou de prestation de services, au nom et pour le compte de producteurs, d'industriels, de commerçants ou d'autres agents commerciaux";
Considérant que la société Agilent ne peut, sérieusement et sans contradiction, reconnaître à Mme Catherine, devant les premiers juges et devant la cour dans ses premières conclusions, sa qualité d'agent commercial, puis dans ses dernières écritures en appel lui contester cette même qualité;
Que par ailleurs, il ressort du contrat du 1er mai 2002 que Mme Catherine a été nommée "agent pour la promotion, le marketing et la vente des produits Agilent"(article 1), qu'elle peut proposer à Agilent des remises sur les prix catalogue qu'Agilent peut appliquer au devis officiel à titre individuel (article 3 alinéa 3.4); que l'appelante démarchait donc des clients pour le compte de la société Agilent, formulait des offres en établissant des devis (même s'ils devaient être approuvés par la société), pouvait proposer des remises; que le caractère permanent de son mandat et le fait qu'elle n'agissait pas en son nom personnel s'opposent à ce que la qualité de courtier puisse lui être appliquée;
Que par conséquent Mme Catherine doit bénéficier du statut des agents commerciaux; que l'argumentation de la société Agilent doit être rejetée.
Sur la faute grave imputée à Madame Catherine privative de toute indemnité
Considérant que l'appelante se prévaut d'une faute grave commise par l'intimée tenant à une insuffisance d'activité, à l'origine de la non-réalisation de ses objectifs de vente, qui serait privative de toute indemnité; qu'elle prétend que l'intimée s'est refusée à apporter quelque remède que ce soit à l'effondrement des ventes, alors qu'elle lui proposait son assistance et lui transmettait de nombreuses relances de clients et d'appels d'offres; qu'elle excipe également d'un manquement à son devoir d'information pour n'avoir pas rempli la base de données appelée Shark;
Considérant que par application des dispositions des articles L. 134-12 et L. 134-13 du Code de commerce, en cas de cessation de ses relations avec le mandant, l'agent commercial a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi, sauf si la cessation du contrat est provoquée par la faute grave de l'agent commercial;
Considérant qu'à juste titre les premiers juges ont retenu que la société Agilent ne rapportait pas la preuve de faits matériels constitutifs d'une faute grave au sens de l'article susmentionné; qu'en effet il appartient à cette dernière de démontrer que la cause de la baisse du chiffre d'affaires résulte d'une insuffisance d'activité volontaire de son mandataire, ce qu'elle n'établit nullement;
Qu'au contraire il apparaît que la société Agilent a crée les circonstances qui lui rendent imputables la rupture du contrat;
Qu'ainsi Mme Catherine justifie que pour la période du 1er mai au 31 octobre 2005 le nombre de clients exclus de son territoire est passé en 3 ans pour les départements:
75: de 33 à 56,
77: de 7 à 9,
91: de 32 à 52,
94: de 24 à 26,
ce qui réduisait d'autant au fil du temps son champ d'activité professionnelle et était de nature à affecter ses résultats;
Qu'elle démontre également que la société Agilent n'a pas respecté l'exclusivité consentie dans le territoire concédé en permettant à ses salariés d'y intervenir, ainsi qu'il ressort de la pièce n° 19 produite par la société Agilent visant le client LCH-FNCH; qu'il en est de même du client "CNRS à Gif sur Yvette" comme il résulte de la pièce n ° 19 de l'intimée ainsi que le reconnaît Mme Miguet par mail du 1er décembre 2003; qu'il en est de même du client "Ecole Polytechnique" puisqu'il ressort de sa pièce n° 3 que c'est Mlle Carlesso (salariée de la société Agilent) qui est intervenue sur le secteur de Mme Catherine et non cette dernière qui aurait délégué à un salarié de la société Agilent son intervention; que pour le client Cooper Pharma, prospecté par Mme Catherine, la société Agilent se l'est unilatéralement attribué en violation de la clause d'exclusivité qu'elle lui avait consentie; que l'intimée a appris fortuitement en 2004 et 2005 que divers salariés de la société Agilent tels que M. Emzivat continuaient à visiter les clients de son secteur (pièce n° 17) en contravention de l'article 2 alinéa 2.1 de son contrat; que ces manquements graves commis par l'appelante ont eu une incidence directe sur le chiffre d'affaires obtenu par Mme Catherine;
Que l'appelante ne peut prétendre que l'intimée ne donnait pas suite aux réclamations des clients en versant pour preuve la pièce n° 6; qu'en effet ce mail est adressé par M. Desvallées (autre agent commercial d'Agilent) tant à Mme Catherine qu'à M. Petot (responsable de tous les agents commerciaux) pour leur demander de prendre contact avec la société Martiniquaise qu'il a rencontrée chez un autre prospect et qui ne met nullement en cause l'activité de l'intimée; que de même les pièces n° 10 et 11 de la société Agilent démontrent que Mme Catherine répondait de manière adaptée aux appels d'offres ou apportait une réponse en adéquation avec la demande;
Que la société Agilent ne peut sérieusement contester avoir omis de donner à sa mandataire, qui ne disposait que de ce seul mandat, les éléments comptables propres à lui permettre de calculer le montant de ses commissions; qu'en effet par ordonnance du 4 mars 2010 le conseiller de la mise en état a enjoint à la société Agilent de communiquer à cette dernière sous astreinte de 300 euro par jour de retard soit un extrait de la balance clients, à défaut un extrait du livre-journal des ventes, à défaut un extrait du grand livre; que la société n'a donc pas respecté ses obligations visées aux articles L. 134-4 et suivants du Code de commerce;
Que l'intimée justifie avoir quotidiennement mise à jour et transmis à son mandant la base de données commerciales dénommée Shark par la pièce n° 2 de son adversaire, dont il n'est pas contesté qu'elle correspond aux prévisions de vente du mois de décembre 2005 qu'elle a adressées par mail en novembre 2005; qu'aucune mise en demeure ne lui a été adressée à ce sujet; que le grief n'a été formulé qu'à compter de 2005 alors que les relations se dégradaient sérieusement entre les parties;
Qu'à bon droit, par des motifs que la cour adopte, les premiers juges ont rejeté l'argument tiré de l'évolution de parts du marché du mandant;
Que la société Agilent, qui ne démontre pas l'existence d'une faute grave au sens de l'article susmentionné commise par Mme Catherine, sera déboutée de sa demande tendant à voir priver celle-ci de toutes indemnités.
Sur les conséquences de la rupture
Considérant que l'intimée n'est pas fondée à réclamer une indemnité de préavis de 3 mois puisqu'elle a cessé son activité immédiatement après avoir reçu la lettre de rupture et n'a donné aucune suite aux propositions réitérées de son mandant, qui lui a offert un préavis de 9 mois, dont les 3 derniers sans exclusivité; que le jugement sera confirmé de ce chef;
Considérant que si en première instance, Mme Catherine réclamait le paiement de commissions à hauteur de la somme de 19 015,08 euro TTC sur le fondement des articles L. 134-5 à L. 134-10 du Code de commerce, en cause d'appel elle sollicite à ce titre une somme de 522 982,74 euro TTC, eu égard aux opérations commerciales volontairement dissimulées par la société Agilent, selon elle;
Que la cour ne disposant pas d'éléments suffisants pour statuer en connaissance de cause, il est nécessaire de désigner un expert pour le calcul des commissions avec la mission telle que précisée au dispositif du présent arrêt;
Considérant que conformément à l'article L. 134-12 du Code de commerce Mme Catherine a droit à une indemnité compensatrice en réparation du préjudice subi résultant pour elle de la perte pour l'avenir des revenus tirés de l'exploitation de la clientèle commune;
Qu'il est d'usage de calculer l'indemnité de cessation du contrat sur la base de la moyenne des trois dernières années d'exercice du contrat (de 2003 à 2005) sans qu'aucun élément ne permette de déroger à cet usage;
Qu'il appartiendra à l'expert de déterminer cette moyenne des trois dernières années d'exercice du contrat pour permettre à la cour de calculer l'indemnité de rupture;
Considérant qu'il convient donc lieu de débouter la société Agilent de sa demande en remboursement de la somme globale de 107 843,08 euro assortie des intérêts au taux légal à compter du jugement et de celle de 2 500 euro, versées en raison de l'exécution provisoire du jugement.
Sur les demandes de la société Agilent
Considérant qu'à titre reconventionnel la société Agilent réclame une somme 17 630,62 euro en réparation du préjudice subi par l'effondrement de ses ventes dans les départements confiés à Mme Catherine, à savoir la marge brute sur les affaires perdues;
Mais considérant que dès lors qu'il a été retenu au paragraphe précédent que la société Agilent ne respectait pas la clause d'exclusivité consentie à son agent commercial et qu'elle avait exclu au cours du mandat de la liste des clients un nombre conséquent de ceux-ci, passant de 96 à 143 en 3 ans, ces deux éléments étant susceptibles d'affecter les résultats de Mme Catherine, il ne saurait être fait droit à cette prétention de la société Agilent; que le jugement sera confirmé de ce chef;
Que l'appelante prétend également que celle-ci ne rapporte pas la preuve de son préjudice; que la mesure d'expertise permettra à la cour de disposer de tous éléments nécessaires au calcul des indemnités dues;
Qu'il sera sursis à statuer sur le surplus des demandes et notamment celles fondées sur l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs: Dit que Mme Catherine doit bénéficier du statut d'agent commercial, Confirme le jugement en ce qu'il a retenu que Mme Catherine n'a commis aucune faute grave privative de ses indemnités, en ce qu'il l'a déboutée de sa demande d'indemnité de préavis et en ce qu'il a condamné la société Agilent à verser à cette dernière une indemnité en vertu de l'article 700 du Code de procédure civile, Infirme le jugement sur le quantum des indemnités, Avant dire droit au fond, ordonne une expertise et désigne Monsieur Alain Auvray <coordonnées> pour y procéder, avec pour mission de: - convoquer les parties et leurs conseils, recueillir contradictoirement leurs dires et explications et se faire communiquer par elles tous documents utiles à l'accomplissement de sa mission, - faire contradictoirement toutes constatations utiles à l'exécution de sa mission et entendre tous sachants, - procéder au calcul des commissions dues par la société Agilent à Mme Catherine conformément au contrat du 1er mai 2002 en appliquant pour chaque opération le taux de remise pratiqué par la société Agilent et partant le taux de commission à appliquer, - déterminer la moyenne des trois dernières années d'exercice (2003 à 2005) du contrat pour permettre à la cour de calculer l'indemnité de rupture, - d'une manière générale, fournir à la cour tous éléments de fait ou techniques utiles à la solution du litige, - déposer un pré-rapport préalablement au dépôt du rapport définitif et répondre aux dires des parties, dit que l'expert pourra, si nécessaire, demander l'assistance d'un sapiteur pour toute spécialité utile, dit qu'en cas d'empêchement, il sera pourvu au remplacement de l'expert par simple ordonnance, du conseiller de la mise en état, designe Madame Pomonti, conseiller de la mise en état, pour suivre les opérations d'expertise, dit que l'expert procédera à l'exécution de sa mission et devra déposer un rapport dans le délai de quatre mois à compter de sa saisine, Condamne la société Agilent à consigner la somme de 8 000 euro au greffe de la cour avant le 30 juillet 2011 pour la rémunération de l'expert et dit qu'à défaut de consignation dans le délai imparti la désignation de l'expert sera caduque, Déboute la société Agilent de sa demande en remboursement des condamnations prononcées par les premiers juges et de sa demande reconventionnelle, Sursoit à statuer sur le surplus des demandes, réserve les dépens, renvoie l'affaire à l'audience de mise en état du 8 septembre 2011 à 13 h, pour vérification de la consignation.