CJUE, 3e ch., 22 septembre 2011, n° C-244/10
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Mesopotamia Broadcast A/S METV, Roj TV A/S
Défendeur :
Bundesrepublik Deutschland
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Lenaerts
Avocat général :
M. Bot
Juges :
Mme de Lapuerta (rapporteur), MM. Arestis, Malenovský, von Danwitz
Avocat :
Me Marx
LA COUR (troisième chambre),
1. Les demandes de décision préjudicielle portent sur l'interprétation de la directive 89-552-CEE du Conseil, du 3 octobre 1989, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l'exercice d'activités de radiodiffusion télévisuelle (JO L 298, p. 23), telle que modifiée par la directive 97-36-CE du Parlement européen et du Conseil, du 30 juin 1997 (JO L 202, p. 60, ci-après la " directive ").
2. Ces demandes ont été présentées dans le cadre de litiges opposant Mesopotamia Broadcast A/S METV (ci-après " Mesopotamia Broadcast "), d'une part, et Roj TV A/S (ci-après " Roj TV "), d'autre part, deux sociétés danoises, à la République fédérale d'Allemagne, au sujet d'une décision d'interdiction d'activité en raison de la nature des émissions de radiodiffusion produites par ces sociétés.
Le cadre juridique
La réglementation de l'Union
3. En vertu de l'article 1er, sous b), de la directive, l'" organisme de radiodiffusion télévisuelle " est défini comme " la personne physique ou morale qui a la responsabilité éditoriale de la composition des grilles de programmes télévisés [...] et qui les transmet ou les fait transmettre par une tierce partie ".
4. L'article 2 de la directive dispose :
" 1. Chaque État membre veille à ce que toutes les émissions de radiodiffusion télévisuelle transmises par des organismes de radiodiffusion télévisuelle relevant de sa compétence respectent les règles du droit applicable aux émissions destinées au public dans cet État membre.
2. Aux fins de la présente directive, relèvent de la compétence d'un État membre, les organismes de radiodiffusion télévisuelle :
- qui sont établis dans cet État membre conformément au paragraphe 3,
[...]
3. Aux fins de la présente directive, un organisme de radiodiffusion télévisuelle est considéré comme étant établi dans un État membre dans les cas suivants :
a) l'organisme de radiodiffusion télévisuelle a son siège social effectif dans cet État membre et les décisions de la direction relatives à la programmation sont prises dans cet État membre ;
[...] "
5. L'article 2 bis de la directive prévoit :
" 1. Les États membres assurent la liberté de réception et n'entravent pas la retransmission sur leur territoire d'émissions télévisées en provenance d'autres États membres pour des raisons qui relèvent des domaines coordonnés par la présente directive.
2. Les États membres peuvent déroger provisoirement au paragraphe 1 si les conditions suivantes sont remplies :
a) une émission télévisée en provenance d'un autre État membre enfreint d'une manière manifeste, sérieuse et grave l'article 22 paragraphes 1 ou 2 et/ou l'article 22 bis ;
b) au cours des douze mois précédents, l'organisme de radiodiffusion télévisuelle a déjà enfreint, deux fois au moins, les dispositions visées au point a) ;
c) l'État membre concerné a notifié par écrit à l'organisme de radiodiffusion télévisuelle et à la Commission les violations alléguées et les mesures qu'il a l'intention de prendre au cas où une telle violation surviendrait de nouveau ;
d) les consultations avec l'État membre de transmission et la Commission n'ont pas abouti à un règlement amiable dans un délai de quinze jours à compter de la notification prévue au point c), et la violation alléguée persiste.
La Commission statue, dans un délai de deux mois à compter de la notification des mesures prises par l'État membre, sur la compatibilité de ces dernières avec le droit communautaire. En cas de décision négative, il sera demandé à l'État membre de mettre fin d'urgence aux mesures en question.
3. Le paragraphe 2 ne s'oppose pas à l'application de toute procédure, voie de droit ou sanction contre les violations en cause dans l'État membre de la compétence duquel relève l'organisme de radiodiffusion télévisuelle concerné. "
6. L'article 3, paragraphes 1 et 2, de la directive dispose :
" 1. Les États membres ont la faculté, en ce qui concerne les organismes de radiodiffusion télévisuelle qui relèvent de leur compétence, de prévoir des règles plus détaillées ou plus strictes dans les domaines couverts par la présente directive.
2. Les États membres veillent, par les moyens appropriés, dans le cadre de leur législation, au respect effectif, par les organismes de radiodiffusion télévisuelle relevant de leur compétence, des dispositions de la présente directive. "
7. Les articles 22 et 22 bis de la directive font partie du chapitre V de celle-ci, intitulé " Protection des mineurs et ordre public ". L'article 22, paragraphes 1 et 2, de la directive énonce :
" 1. Les États membres prennent les mesures appropriées pour que les émissions des organismes de radiodiffusion télévisuelle qui relèvent de leur compétence ne comportent aucun programme susceptible de nuire gravement à l'épanouissement physique, mental ou moral des mineurs, notamment des programmes comprenant des scènes de pornographie ou de violence gratuite.
2. Les mesures visées au paragraphe 1 s'étendent également aux autres programmes qui sont susceptibles de nuire à l'épanouissement physique, mental ou moral des mineurs, sauf s'il est assuré, par le choix de l'heure de l'émission ou par toute mesure technique, que les mineurs se trouvant dans le champ de diffusion ne sont normalement pas susceptibles de voir ou d'entendre ces émissions. "
8. L'article 22 bis de la directive se lit comme suit :
" Les États membres veillent à ce que les émissions ne contiennent aucune incitation à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité. "
La réglementation nationale
9. L'article 9 de la Loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne (Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland, ci-après la " Loi fondamentale ") garantit, en son paragraphe 1, la liberté d'association et définit, en son paragraphe 2, les circonstances dans lesquelles une association est interdite. Ce dernier paragraphe est libellé comme suit :
" Les associations dont les buts ou l'activité enfreignent les lois pénales ou qui heurtent l'ordre constitutionnel ou les principes de l'entente entre les peuples sont interdites. "
10. La loi sur les associations (Gesetz zur Regelung des öffentlichen Vereinsrechts, BGBl. I 1964, p. 593), du 5 août 1964, telle que modifiée, par l'article 6 de la loi du 21 décembre 2007 (BGBl. I 2007, p. 3198, ci-après le " Vereinsgesetz "), dispose à son article 1er :
" 1. La constitution d'associations est libre [...]
2. Aucune mesure de préservation de la sécurité et l'ordre publics ne peut être prise en dehors de la présente loi à l'encontre des associations abusant de la liberté d'association. "
11. Cette loi définit, à son article 2, la notion d'association comme suit :
" 1. Les associations visées par la présente loi regroupent toutes les associations, sans considération de leur forme juridique, auxquelles une majorité de personnes physiques ou morales se sont volontairement unies à long terme dans un but commun et se sont soumises à une prise de décision organisée.
2. Au sens de la présente loi ne constituent pas des associations :
1. Les partis politiques [...],
2. Les groupes politiques du Bundestag et des parlements des Länder,
3. [...] "
12. L'article 3 de ladite loi régit les interdictions susceptibles de frapper les associations dans les termes suivants :
" 1. Une association ne peut être considérée comme interdite [...] que lorsque les autorités habilitées à les interdire ont déterminé par arrêté que ses buts ou son activité enfreignent les lois pénales ou qu'elle heurte l'ordre constitutionnel ou l'idée de l'entente entre les peuples ; l'arrêté doit ordonner la dissolution de l'association [...] L'interdiction emporte en principe saisie et confiscation :
1. du patrimoine de l'association,
2. de créances sur des tiers [...] et
3. d'effets de tiers dans la mesure où le titulaire a délibérément favorisé les visées anticonstitutionnelles de l'association en lui remettant les effets ou que les effets sont destinés à favoriser ces visées,
[...]
3. L'interdiction s'étend, sauf limitation expresse, à toutes organisations intégrées à l'association au point de faire figure de branche de celle-ci au vu de l'ensemble des relations effectivement entretenues (sous-organisations). L'interdiction ne s'étend aux sous-organisations autres que territoriales ayant une personnalité juridique propre que si elles sont expressément visées dans l'arrêté d'interdiction.
[...]
5. Les autorités habilitées à prononcer une interdiction peuvent aussi fonder l'interdiction sur des actes de membres de l'association si :
1. il existe un lien avec l'activité dans l'association ou avec son objet,
2. les actes procèdent d'une décision concertée et
3. que les circonstances permettent de considérer qu'ils sont tolérés par l'association."
13. L'article 14 du Vereinsgesetz prévoit :
" 1. Les associations dont les membres ou les dirigeants sont en totalité ou en grande majorité des ressortissants étrangers peuvent être interdites [...] sous réserve du paragraphe 2. Les associations dont les membres ou les dirigeants sont en totalité ou en grande majorité des ressortissants d'un État membre de l'Union européenne ne sont pas considérées comme des associations de ressortissants étrangers. [...] "
14. L'article 15 du Vereinsgesetz est libellé comme suit :
" 1. L'article 14 s'applique par analogie aux associations ayant leur siège à l'étranger (associations étrangères) dont l'organisation ou l'activité s'étend au champ d'application territorial de la présente loi. La responsabilité de l'interdiction appartient au ministre fédéral de l'Intérieur.
[...] "
15. L'article 18 du Vereinsgesetz dispose ce qui suit :
" Les interdictions frappant des associations qui ont leur siège en dehors du champ d'application géographique de la présente loi mais ont des sous-organisations dans celui-ci ne s'étendent qu'aux sous-organisations dans ce champ d'application. Si l'association n'a pas d'organisation dans le champ d'application géographique de cette loi, l'interdiction vise [...] son activité dans ce champ d'application. "
Les litiges au principal et la question préjudicielle
16. Mesopotamia Broadcast, société holding de droit danois ayant son siège au Danemark, est titulaire de plusieurs licences de télévision danoises. Elle exploite, notamment, la chaîne de télévision Roj TV qui est également une société danoise. Cette dernière diffuse par satellite des programmes essentiellement en langue kurde dans toute l'Europe et au Proche-Orient. Elle fait produire des émissions, entre autres, par une société établie en Allemagne.
17. En 2006 et en 2007, des instances relevant de l'État turc ont saisi le comité danois de la radio et de la télévision qui veille, dans cet État membre, à l'application de la réglementation nationale de transposition des dispositions de la directive. Lesdites instances faisaient grief à Roj TV de favoriser, par ses émissions, les objectifs du " parti du travail du Kurdistan " (ci-après le " PKK "), qualifié d'organisation terroriste par l'Union européenne.
18. Le comité danois de la radio et de la télévision a statué sur ces plaintes par décisions des 3 mai 2007 et 23 avril 2008. Il a jugé que Roj TV n'avait pas enfreint la réglementation danoise de transposition des articles 22 et 22 bis de la directive. Ledit comité a notamment relevé que les programmes de Roj TV n'incitaient pas à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité. Il a considéré que les programmes de cette société se bornaient à transmettre des informations et des opinions et que les images violentes diffusées reflétaient la violence existant en Turquie et dans les territoires kurdes.
19. Par une décision du 13 juin 2008, adressée à Mesopotamia Broadcast et à Roj TV, le ministère fédéral de l'Intérieur allemand, estimant que l'exploitation de la chaîne de télévision Roj TV par Mesopotamia Broadcast heurtait l'"idée de l'entente entre les peuples" au sens du Vereinsgesetz, lu en combinaison avec la Loi fondamentale, a interdit à Mesopotamia Broadcast de se livrer, par le truchement de Roj TV, à toute activité relevant du champ d'application du Vereinsgesetz. Il a également frappé Roj TV d'une interdiction d'activité.
20. Le 9 juillet 2008, Mesopotamia Broadcast et Roj TV ont chacun saisi le Bundesverwaltungsgericht afin d'obtenir l'annulation de cette décision.
21. Devant cette juridiction, les requérants ont soutenu que leurs activités dans le domaine de la télévision transfrontière relevaient des dispositions de la directive. En application de ces dispositions, seul le Royaume de Danemark, en tant qu'État membre dans lequel sont établies Mesopotamia Broadcast et Roj TV, pourrait exercer un contrôle sur lesdites activités. Tout autre contrôle serait, en principe, interdit. Certes, la directive permettrait, par des mesures dérogatoires, de procéder à un double contrôle. Cependant, les conditions d'application de telles mesures ne seraient pas réunies dans les affaires au principal.
22. Le gouvernement fédéral allemand a fait valoir, devant le Bundesverwaltungsgericht, que les activités de radiodiffusion télévisuelle de Mesopotamia Broadcast et de Roj TV entraient dans le champ d'application du Vereinsgesetz. Ces deux sociétés devraient être regardées comme se livrant, par leurs activités, à la promotion du PKK en Allemagne.
23. Le gouvernement fédéral allemand a également soutenu que le motif de l'interdiction en cause au principal, tiré de l'atteinte à l'" idée de l'entente entre les peuples ", reposait sur le fait que les programmes de Roj TV inciteraient à trancher les divergences entre les Kurdes et les Turcs par la violence, y compris en Allemagne, et soutiendraient les efforts du PKK pour recruter des jeunes Kurdes dans la guérilla contre la République de Turquie.
24. En outre, le gouvernement fédéral allemand a souligné que les dispositions de la directive ne visaient pas les règles générales des États membres en matière pénale ou policière ni le domaine du droit des associations, même si ces règles sont susceptibles de produire des effets sur des activités de radiodiffusion télévisuelle.
25. Le Bundesverwaltungsgericht, après avoir décidé de visionner une sélection de séquences de programme télévisé de Roj TV, a estimé que ce programme est manifestement de parti pris à l'égard du PKK, dont il répercute très largement l'approche militariste et violente, et ce avec l'assentiment des dirigeants de Mesopotamia Broadcast. Cette société ferait l'apologie, par l'intermédiaire de sa chaîne Roj TV, de la lutte armée menée par le PKK. Cette chaîne ne rendrait pas compte du conflit de manière neutre, mais soutiendrait le recours du PKK à des unités de guérilla et à des attentats, en adoptant le point de vue de ce dernier et en propageant un culte de héros et de martyres à l'égard des combattants tombés. Mesopotamia Broadcast et Roj TV contribueraient ainsi à attiser les affrontements violents entre les personnes d'ethnie turque et kurde en Turquie et à exacerber les tensions entre les Turcs et les Kurdes vivant en Allemagne.
26. Le Bundesverwaltungsgericht a estimé que l'interdiction en cause au principal pouvait être fondée sur le motif tiré de l'atteinte à l'entente entre les peuples au sens de l'article 3, paragraphe 1, du Vereinsgesetz, lu en combinaison avec l'article 9, paragraphe 2, de la Loi fondamentale. Cette juridiction s'interroge de ce fait sur le point de savoir si et, le cas échéant, dans quelles conditions, l'application de ce motif d'interdiction relève des domaines coordonnés par la directive.
27. C'est dans ces conditions que le Bundesverwaltungsgericht a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante, identique dans les affaires C-244-10 et C-245-10 :
" L'application d'une règle de droit interne relative à l'interdiction pouvant frapper une association pour atteinte au principe de l'entente entre les peuples relève-t-elle, et, le cas échéant, à quelles conditions, des domaines coordonnés par la directive et est-elle dès lors exclue conformément à l'article 2 bis de la directive ? "
Sur la question préjudicielle
28. Par sa question, le Bundesverwaltungsgericht demande, en substance, si l'article 22 bis de la directive doit être interprété en ce sens qu'il fait obstacle à ce qu'un État membre prenne, en application d'une législation générale, telle que le Vereinsgesetz lu en combinaison avec la Loi fondamentale, des mesures à l'égard d'un organisme de radiodiffusion télévisuelle établi dans un autre État membre, au motif que les activités et les objectifs de cet organisme enfreignent l'interdiction d'atteinte à l'entente entre les peuples.
Observations liminaires
29. Il ressort de l'intitulé de la directive que celle-ci vise à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l'exercice d'activités de radiodiffusion télévisuelle en vue de la suppression des entraves à la libre diffusion à l'intérieur de l'Union.
30. Selon le premier considérant de la directive 97-36, la directive 89-552 constitue le cadre juridique de l'activité de radiodiffusion télévisuelle dans le marché intérieur, ledit cadre, conformément au quatrième considérant de cette première directive, devant contribuer à la libre circulation de ces services à l'intérieur de l'Union.
31. Il découle par ailleurs des neuvième et dixième considérants de la directive 89-552 que les entraves que le législateur de l'Union a entendu abolir sont celles qui résultent des disparités existant entre les dispositions des États membres en ce qui concerne l'exercice de l'activité de diffusion et de distribution des programmes de télévision.
32. Il s'ensuit que les domaines coordonnés par la directive ne le sont que pour ce qui concerne la radiodiffusion télévisuelle proprement dite, telle qu'elle est définie à son article 1er, sous a) (voir arrêt du 9 juillet 1997, De Agostini et TV-Shop, C-34-95 à C-36-95, Rec. p. I-3843, point 26).
33. Enfin, il résulte du huitième considérant de la directive 89-552 que le droit appliqué à la diffusion et à la distribution de services de télévision constitue une manifestation spécifique d'un principe plus général, à savoir la liberté d'expression, telle qu'elle est consacrée par l'article 10, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950. Par ailleurs, il découle du libellé du quinzième considérant de la directive 97-36 que, aux termes de l'article F, paragraphe 2, du traité UE (devenu article 6, paragraphe 2, UE), l'Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés à la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, si bien que toute mesure visant à restreindre la réception et/ou à suspendre la retransmission d'émissions télévisées doit être compatible avec les principes susvisés.
34. Il y a lieu de rappeler également que la directive ne procède pas à une harmonisation complète des règles relatives aux domaines auxquels elle s'applique, mais qu'elle édicte des prescriptions minimales pour les émissions qui émanent de l'Union et qui sont destinées à être captées à l'intérieur de celle-ci (voir arrêt du 5 mars 2009, UTECA, C-222-07, Rec. p. I-1407, point 19 et jurisprudence citée).
35. La directive établit, dès lors, le principe de la reconnaissance, par l'État membre de réception, de la fonction de contrôle de l'État membre d'origine à l'égard des émissions télévisées des organismes de radiodiffusion relevant de sa compétence. L'article 2 bis, paragraphe 1, de la directive dispose en effet que les États membres assurent la liberté de réception et n'entravent pas la retransmission sur leur territoire d'émissions télévisées en provenance d'autres États membres pour des raisons qui relèvent des domaines coordonnés par la directive.
36. À cet égard, la Cour a souligné que le contrôle de l'application du droit de l'État membre d'origine applicable aux émissions de radiodiffusion télévisuelle et du respect des dispositions de la directive n'incombe qu'à l'État membre dont les émissions émanent, et que l'État membre de réception n'est pas autorisé à exercer son propre contrôle pour des raisons qui relèvent des domaines coordonnés par la directive (voir, en ce sens, arrêts du 10 septembre 1996, Commission/Belgique, C-11-95, Rec. p. I-4115, points 34 et 86, ainsi que De Agostini et TV-Shop, précité, point 27).
37. Toutefois, il résulte du caractère non exhaustif de la directive à l'égard des domaines qui relèvent de l'ordre public, des bonnes mœurs ou de la sécurité publique qu'un État membre demeure libre d'appliquer aux activités entreprises sur son territoire par des organismes de radiodiffusion des règles généralement applicables concernant ces domaines, pour autant que celles-ci n'entravent pas la retransmission proprement dite sur son territoire des émissions télévisuelles en provenance d'un autre État membre et n'instaurent pas un contrôle préalable de ces dernières.
Sur l'interprétation de l'article 22 bis de la directive
38. Eu égard à la question soumise à la Cour, en l'occurrence le point de savoir si le motif d'interdiction, tiré d'une atteinte à l'entente entre les peuples, doit être considéré comme étant inclus dans la notion d'" incitation à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité " au sens de la directive et, en conséquence, fait partie des domaines coordonnés par celle-ci, il convient d'observer d'abord que la directive ne contient pas de définition des termes visés à l'article 22 bis de celle-ci.
39. En outre, et ainsi qu'il a été relevé au point 63 des conclusions de M. l'avocat général, les travaux préparatoires des directives 89-552 et 97-36 ne contiennent pas d'indications pertinentes quant au sens et à la portée de la notion d'" incitation à la haine ", et confirment que le législateur de l'Union a cherché à prévoir, à l'article 22 bis de la directive, un motif d'interdiction fondé sur des considérations d'ordre public qui soit distinct de celles visant spécialement la protection des mineurs.
40. Il s'ensuit que la portée de l'article 22 bis de la directive doit être déterminée conformément au sens habituel dans le langage courant des termes employés à cet article, tout en tenant compte du contexte dans lequel ils sont utilisés et des objectifs poursuivis par la directive (voir arrêt du 10 mars 2005, easyCar, C-336-03, Rec. p. I-1947, point 21 et jurisprudence citée).
41. En ce qui concerne les mots " incitation " et " haine ", il convient de relever qu'ils visent, d'une part, une action destinée à orienter un comportement déterminé et, d'autre part, un sentiment d'animosité ou de rejet contre un ensemble de personnes.
42. Ainsi, la directive, par l'emploi de la notion d'" incitation à la haine ", a pour but de prévenir toute idéologie irrespectueuse des valeurs humaines, notamment des initiatives faisant l'apologie de la violence par des actes terroristes contre une communauté déterminée de personnes.
43. Quant à la notion d'atteinte à l'" entente entre les peuples ", ainsi qu'il a été relevé au point 25 du présent arrêt, Mesopotamia Broadcast et Roj TV contribuent, selon la juridiction de renvoi, à attiser les affrontements violents entre les personnes d'ethnie turque et kurde en Turquie et à exacerber les tensions entre les Turcs et les Kurdes vivant en Allemagne, et portent ainsi atteinte à l'entente entre les peuples.
44. Par conséquent, il y a lieu de constater qu'un tel comportement est couvert par la notion d'" incitation à la haine ".
45. Partant, et ainsi que M. l'avocat général l'a souligné aux points 88 et 89 de ses conclusions, le respect de la règle d'ordre public énoncée à l'article 22 bis de la directive doit être vérifié par les autorités de l'État membre de la compétence duquel relève l'organisme de radiotélévision en cause, indépendamment de la présence sur le territoire de cet État des communautés ethniques ou culturelles concernées. En effet, l'application de l'interdiction énoncée audit article dépend non pas des effets potentiels de l'émission en cause dans l'État membre d'origine ou un État membre en particulier, mais seulement de la réunion des deux éléments prévus à cet article, à savoir une incitation à la haine et des motifs de race, de sexe, de religion ou de nationalité.
46. Il résulte, dès lors, de ce qui précède que l'article 22 bis de la directive doit être interprété en ce sens que des faits tels que ceux en cause dans les litiges au principal, relevant d'une règle de droit national interdisant des atteintes à l'entente entre les peuples, doivent être considérés comme étant inclus dans la notion d'" incitation à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité " posée à cet article.
Sur la décision en cause au principal au regard de l'arrêt De Agostini et TV-Shop
47. Afin de mettre la juridiction de renvoi en mesure de trancher le litige porté devant elle à la lumière de l'interprétation de l'article 22 bis de la directive dégagée ci-dessus, il convient de se référer à l'arrêt De Agostini et TV-Shop, précité, à l'égard du rapport entre les dispositions de cette directive relatives à la publicité télévisée et au parrainage et les règles nationales autres que celles visant spécifiquement la diffusion et la distribution des programmes.
48. En effet, la Cour, aux points 33 et 34 dudit arrêt, a souligné que, si la directive prévoit que les États membres assurent la liberté de réception et n'entravent pas la retransmission sur leur territoire d'émissions de radiodiffusion télévisuelle en provenance d'autres États membres pour des raisons relatives à la publicité télévisée et au parrainage, elle n'a toutefois pas pour effet d'exclure complètement et automatiquement l'application de telles règles. Ainsi, la directive ne s'oppose en principe pas à l'application d'une réglementation nationale qui, de façon générale, poursuit un objectif de protection des consommateurs, sans toutefois instaurer un second contrôle des émissions de radiodiffusion télévisuelle s'ajoutant à celui que l'État membre d'émission est tenu d'effectuer.
49. La Cour, au point 38 du même arrêt, a également précisé que la directive ne fait pas obstacle à ce qu'un État membre prenne, en application d'une réglementation générale relative à la protection des consommateurs contre la publicité trompeuse, des mesures à l'égard d'un annonceur en raison d'une publicité télévisée diffusée à partir d'un autre État membre, pourvu que ces mesures n'empêchent pas la retransmission proprement dite sur son territoire des émissions de radiodiffusion télévisuelle en provenance de cet autre État membre.
50. Ce raisonnement s'applique également à des réglementations d'un État membre qui ne portent pas spécifiquement sur la diffusion et la distribution des programmes, et qui, de façon générale, poursuivent un objectif d'ordre public, sans toutefois empêcher la retransmission proprement dite sur son territoire des émissions de radiodiffusion télévisuelle en provenance d'un autre État membre.
51. À cet égard, il ressort du dossier transmis à la Cour par la juridiction de renvoi et des explications fournies par le gouvernement allemand lors du débat oral devant la Cour que le Vereinsgesetz ne vise pas spécialement les organismes de radiodiffusion télévisuelle ni la diffusion ou la distribution de programmes de télévision en tant que tels, mais concerne, de manière générale, les activités des associations. De plus, le dispositif de la décision du ministère fédéral de l'Intérieur du 13 juin 2008, qui est fondée sur cette loi lue en combinaison avec la Loi fondamentale, comporte onze éléments. En particulier, il ressort de cette décision que l'exploitation de l'émetteur télévisuel Roj TV par Mesopotamia Broadcast méconnaissait l'idée de l'entente entre les peuples, que Mesopotamia Broadcast ne pouvait plus agir dans le champ d'application territorial du Vereinsgesetz au moyen de l'émetteur de Roj TV, que l'activité de ce dernier méconnaissait l'idée de l'entente entre les peuples, que l'émetteur télévisuel Roj TV ne pouvait plus agir dans le champ d'application territorial du Vereinsgesetz et que ledit émetteur était interdit dans le champ d'application territorial de ladite loi.
52. Le gouvernement allemand a notamment précisé, dans ses observations écrites, ainsi que lors de sa plaidoirie devant la Cour, que si, par la décision du ministère fédéral de l'Intérieur du 13 juin 2008, toutes les activités de l'organisme de radiodiffusion en cause au principal étaient interdites en Allemagne, cet État membre ne serait toutefois pas en mesure de prévenir les éventuelles répercussions en Allemagne des émissions télévisuelles réalisées à l'étranger. Ainsi, la réception et l'usage privé du programme de Roj TV ne seraient pas interdits et resteraient effectivement possibles en pratique. En particulier, cet État membre a indiqué que, s'il n'empêche pas les retransmissions sur son territoire en provenance du Danemark des émissions télévisuelles réalisées par cet organisme, est cependant illégale toute activité organisée de Roj TV ou au bénéfice de ce dernier exercée sur le territoire de la République fédérale d'Allemagne, du fait de l'interdiction d'activité prononcée par la décision du ministère fédéral de l'Intérieur du 13 juin 2008. Seraient donc interdites, en Allemagne, la production d'émissions ainsi que l'organisation de manifestations consistant en des projections d'émissions de Roj TV dans une enceinte publique, notamment dans un stade, de même que des activités de soutien se déroulant sur le territoire allemand.
53. Des mesures telles que celles mentionnées au point précédent ne constituent pas, en principe, un obstacle à la retransmission proprement dite, mais il appartient au juge de renvoi de déterminer les effets concrets qui découlent de la décision d'interdiction en cause au principal en ce qui concerne les émissions de radiodiffusion télévisuelle réalisées par les parties requérantes au principal à partir d'un autre État membre, en vérifiant si ladite décision n'empêche pas la retransmission proprement dite sur le territoire de l'État membre de réception desdites émissions.
54. Au regard de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l'article 22 bis de la directive doit être interprété en ce sens que des faits tels que ceux en cause dans les litiges au principal, relevant d'une règle de droit national interdisant des atteintes à l'entente entre les peuples, doivent être considérés comme étant inclus dans la notion d'"incitation à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité". Cet article ne fait pas obstacle à ce qu'un État membre prenne, en application d'une législation générale, telle que le Vereinsgesetz, des mesures à l'égard d'un organisme de radiodiffusion télévisuelle établi dans un autre État membre, au motif que les activités et les objectifs de cet organisme enfreignent l'interdiction d'atteinte à l'entente entre les peuples, pourvu que lesdites mesures n'empêchent pas, ce qui doit être vérifié par le juge national, la retransmission proprement dite sur le territoire de l'État membre de réception des émissions de radiodiffusion télévisuelle réalisées par ledit organisme à partir de l'autre État membre.
Sur les dépens
55. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit :
L'article 22 bis de la directive 89-552-CEE du Conseil, du 3 octobre 1989, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l'exercice d'activités de radiodiffusion télévisuelle, telle que modifiée par la directive 97-36-CE du Parlement et du Conseil, du 30 juin 1997, doit être interprété en ce sens que des faits tels que ceux en cause dans les litiges au principal, relevant d'une règle de droit national interdisant des atteintes à l'entente entre les peuples, doivent être considérés comme étant inclus dans la notion d'" incitation à la haine pour des raisons de race, de sexe, de religion ou de nationalité ". Cet article ne fait pas obstacle à ce qu'un État membre prenne, en application d'une législation générale, telle que la loi sur les associations (Gesetz zur Regelung des öffentlichen Vereinsrechts), du 5 août 1964, telle que modifiée par l'article 6 de la loi du 21 décembre 2007, des mesures à l'égard d'un organisme de radiodiffusion télévisuelle établi dans un autre État membre, au motif que les activités et les objectifs de cet organisme enfreignent l'interdiction d'atteinte à l'entente entre les peuples, pourvu que lesdites mesures n'empêchent pas, ce qui doit être vérifié par le juge national, la retransmission proprement dite sur le territoire de l'État membre de réception des émissions de radiodiffusion télévisuelle réalisées par ledit organisme à partir de l'autre État membre.