CA Aix-en-Provence, 2e ch., 5 octobre 2011, n° 10-03682
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Genoyer (SA)
Défendeur :
Pietra Spa (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Simon
Conseillers :
MM. Fohlen, Prieur
Avoués :
SCP de Saint Ferreol Touboul, Me Jauffres
Avocats :
Mes Kester, Gallety
La SA Genoyer, spécialisée dans la fourniture d'éléments tuyauterie pour les industries gazières et pétrolières et la société Pietra Spa, société de droit italien, fabricant ont entretenu des relations commerciales (la société Pietra Spa approvisionnant la SA Genoyer notamment en tubes carbone sans soudures). La relation commerciale a pris fin au cours du second semestre de l'année 2005 dans des circonstances aujourd'hui controversées.
Par jugement contradictoire en date du 9 décembre 2009, le Tribunal de commerce de Marseille a condamné la SA Genoyer à payer à la société Pietra Spa la somme de 459 429,02 euro au titre de factures impayées arrivées à échéance les 10 septembre, 10 novembre 2005, 10 décembre 2005 et 10 janvier 2006, avec intérêts au taux légal à compter desdites échéances, outre une somme de 3 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et a débouté la SA Genoyer de sa demande indemnitaire fondée sur l'article L. 442-6 (I) 5 du Code de commerce, le jugement étant assorti de l'exécution provisoire pour l'ensemble de ses dispositions.
La SA Genoyer a régulièrement fait appel de cette décision dans les formes et délai légaux.
Vu les dispositions des articles 455 et 954 du Code de procédure civile, dans leur rédaction issue du décret n° 98-1231 du 28 décembre 1998.
Vu les prétentions et moyens de la SA Genoyer dans ses conclusions récapitulatives en date du 22 juillet 2011 tendant à faire juger :
- qu'elle a entretenu avec la société Pietra Spa des relations commerciales privilégiées (la SA Genoyer obtenant de ses clients l'agrément de son fournisseur pour certains produits), importantes en volume (1 600 000 euro de moyenne sur les cinq dernières années) et anciennes (une vingtaine d'années),
- que la société Pietra Spa au mépris de l'article L. 442-6 (I) 5 du Code de commerce n'a pas avisé son partenaire commercial de la cessation des relations commerciales par suite de sa mise en liquidation amiable par dissolution anticipée, décidée le 30 août 2005, (mention incidente sur des factures du mois de septembre 2005 que la société Pietra Spa était " in liquidazione " et courrier du 10 octobre 2005 annulant l'exclusivité pour le marché Sonelgaz Algérie),
- que le préavis dû à la SA Genoyer devait être de 18 mois eu égard à l'ancienneté de la relation commerciale établie et que la rupture brutale motivée par la volonté de céder un important actif immobilier (200 000 m2 de terrains industriels à Brescia), doit être sanctionnée par l'allocation de dommages-et-intérêts,
- que pour l'appréciation de leur montant, il devra être pris en considération : la perte de marge brute pendant toute la durée du préavis éludé (536 531,81 euro), des pertes enregistrées sur les marchés en cours Sonelgaz Algérie (148 000 euro) et Chantier de l'Atlantique (72 708 euro) et la perte d'image sur le marché du tube carbone de diamètre 4 (100 000 euro), outre le remboursement des intérêts versés à la banque (41 876,02 francs) pour le cautionnement mis en place pour obtenir la mainlevée de deux saisies-conservatoires pratiquées sur des comptes bancaires ;
Vu les prétentions et moyens de la société Pietra Spa dans ses conclusions au fond en date du 26 janvier 2011 tendant à faire juger :
- que sa créance n'est discutée ni en son principe, ni en son montant,
- que la SA Genoyer ne peut opposer la compensation avec une prétendue créance indemnitaire,
- que les dispositions de l'article L. 442-6 (I) 5 du Code de commerce n'ont pas vocation à s'appliquer en l'absence de contrat-cadre organisant la relation commerciale, fût-elle ancienne (il s'agit en réalité d'une " simple succession de ventes ponctuelles de marchandises ", " chacune des opérations étant totalement indépendantes des autres "),
- que la cessation de la relation commerciale a été provoquée par la décision de dissolution anticipée de la société Pietra Spa qui n'équivaut pas à une rupture brutale et délibérée,
- que la décision de dissolution ne procède pas " d'une déloyauté ou de la mauvaise foi " vis-à-vis de la SA Genoyer ou/et n'a pas été prise en vue de la poursuite d'un " avantage personnel ",
subsidiairement, que les prétentions indemnitaires de la SA Genoyer sont " exorbitantes ", outre que l'existence même des préjudices allégués n'est nullement démontrée ;
L'ordonnance de clôture de l'instruction de l'affaire a été rendue le 2 septembre 2011.
Attendu que l'article L. 442-6 (I), 5° du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 applicable aux faits de la cause (la date à prendre en considération étant celle de la rupture de la relation commerciale au cours du second semestre 2005), dispose " qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait pour un commerçant de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminé, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels " ;
Attendu que la relation commerciale établie au sens de l'article L. 442-6 (I) 5° du Code de commerce s'entend de relations d'affaires s'inscrivant dans la durée et la stabilité, présentent une " intensité " significative, un certain volume ; qu'en l'espèce, des relations de cette nature ont existé entre la SA Genoyer, qui distribuait ou/et mettait en œuvre auprès de clients et chantiers des produits (notamment des tubes de petit diamètre en carbone), fabriqués par la société Pietra Spa ; que les relations commerciales sont anciennes (une vingtaine d'années), constantes, régulières et d'un volume important (9 817 306 euro au total de 2000 à 2005, les chiffres d'affaires annuels variant sur cette période entre 910 389 euro pour l'année la plus faible et 2 472 606 euro pour l'année la plus forte), soit une moyenne annuelle de 1 636 306 euro ; que, de plus, la société Pietra Spa émettait ponctuellement pour certains marchés de travaux des engagements d'exclusivité de vente au profit de la SA Genoyer concernant certains de ses produits ; que la société Pietra Spa l'a encore fait, le 31 mai 2005, à l'occasion du marché de travaux conclu par la SA Genoyer avec la société CAMG Sonelgaz ; que, enfin, la SA Genoyer obtenait de certains de ses clients " le référencement " ou l'agrément de produits fabriqués par la société Pietra Spa, ce qui obligeait la SA Genoyer à livrer lesdits produits d'un type déterminé ;
Attendu que la rupture de la relation commerciale résulte de la décision, prise le 31 août 2005, par les actionnaires de la société Pietra Spa de dissoudre de manière anticipée la société ; que la société Pietra Spa n'a pas informé précisément par écrit la SA Genoyer de la cessation de la relation commerciale en la prévenant qu'elle cesserait de l'approvisionner en produits à l'issue d'un certain délai ; que la mention " in liquidazione " rajoutée sur les factures sous l'en-tête de la société Pietra Spa est insuffisante ; que la lettre de la société Pietra Spa en date du 10 octobre 2005 " annulant son exclusivité pour l'affaire CAMG Sonelgaz " n'est nullement explicite à cet égard ; que les circonstances de l'arrêt de la production industrielle de la société Pietra Spa ne sont pas exposées par les parties, le procès-verbal de l'assemblée des actionnaires mentionnant, que " faute d'offre valable pour le rachat en bloc des biens sociaux " (des bâtiments et terrains industriels d'une certaine importance à Brescia), les liquidateurs sont autorisés " à continuer la gestion de l'entreprise pour terminer les contrats en cours et conclure (réaliser) les devis émis d'ici le 31 décembre 2005 " ;
Attendu qu'aucune circonstance, autres que la force majeure ou l'inexécution de ses obligations par un opérateur économique, ne permet à un second opérateur économique en relation commerciale établie avec le premier, de rompre brutalement cette relation et de se dispenser de donner un préavis écrit d'une durée suffisante ; que l'obligation de prévenance est générale ; qu'il s'ensuit que la société Pietra Spa ne peut pour justifier l'absence de tout préavis écrit et formel à la cessation de l'approvisionnement de la SA Genoyer en produits, invoquer la décision prise par ses actionnaires de liquider amiablement et de manière anticipée la société ; qu'une telle décision non extérieure à la société Pietra Spa ne revêt pas les caractères de la force majeure ; que, par ailleurs, les " très mauvais résultats économiques " évoqués dans le procès-verbal de l'assemblée des actionnaires pour motiver la décision ne sont nullement démontrés ; qu'il est encore moins démontré que la société Pietra Spa n'avait pas les moyens d'assurer la production pendant la durée suffisante du préavis ;
Attendu qu'en considération de l'unique critère tiré de la durée de la relation commerciale, soit environ une vingtaine d'années, il y a lieu de fixer à une année la durée du délai de prévenance nécessaire pour assurer la protection des intérêts économiques et commerciaux de la SA Genoyer et pour lui permettre de réorienter son activité et de trouver de nouveaux fabricants pour pallier la perte d'un fournisseur important ;
Attendu que le préjudice réparable est celui résultant du seul caractère brutal de la résiliation et n'est pas celui résultant de la rupture elle-même ; que ce préjudice s'analyse en la perte du gain que la SA Genoyer pouvait escompter pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé ; que la SA Genoyer ne fait pas la preuve de l'existence des autres préjudices " complémentaires " qu'elle a allégués (pertes enregistrées sur deux marchés particuliers en cours et une perte d'image et de réputation) ; qu'au demeurant, ces pertes sont " comprises " dans la réparation qui sera allouée au titre de la perte de marge brute ; qu'il convient de retenir la marge brute réalisée par la SA Genoyer sur la vente ou la mise en œuvre des produits dont elle approvisionnait auprès de la société Pietra Spa ; que le " taux de marge moyen " (20 %) revendiqué par la SA Genoyer n'est étayé par aucunes pièces ou documents comptables certifiés par le commissaire aux comptes ; que le manque à gagner pour la période d'une année correspondant au préavis dû par la société Pietra Spa est égal à la perte de marge brute (son taux étant ramené à 15 %), calculée sur la base de la moyenne des chiffres d'affaires réalisés durant les trois derniers exercices complets (de 2002 à 2004), soit 15 % X (910 389 + 1 642 652 + 1 250 060) : 3 = 190 155,04 euro arrondis à 190 000 euro ;
Attendu que l'équité commande de faire application de l'article 700 du Code de procédure civile ; que la partie tenue aux dépens devra payer à l'autre une somme de 3 500 euro au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
LA COUR, statuant par arrêt contradictoire, prononcé par sa mise à disposition au greffe de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence à la date indiquée à l'issue des débats, conformément à l'article 450 alinéa 2 du Code de procédure civile, Reçoit l'appel de la SA Genoyer comme régulier en la forme. Au fond, confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, compris celles afférentes à l'article 700 du Code de procédure civile, sauf celle ayant débouté la SA Genoyer de sa demande reconventionnelle. Statuant à nouveau, condamne la société Pietra Spa à porter et payer à la SA Genoyer la somme de 190 000 euro avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent arrêt et celle de 3 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile. Ordonne la compensation entre les deux condamnations. Condamne la société Pietra Spa aux entiers dépens de l'appel, dont distraction au profit de la SCP d'avoués Marie-José de Saint Ferreol & Colette Touboul, sur son affirmation de droit, en application de l'article 699 du Code de procédure civile.