CA Lyon, 3e ch. A, 30 septembre 2011, n° 09-07108
LYON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
E. Guigal (SARL)
Défendeur :
Les Bons Vins Guillot (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cuny
Conseillers :
Mme Clozel-Truche, M. Maunier
Avoués :
SCP Laffly-Wicky, SCP Aguiraud Nouvellet
Avocats :
Selarl Dana & Associes, Selarl Agostini, Associés, Selarl Alcyaconseil Social
Faits et procédure
Le 09.10.2008, la société Les Bons Vins Guillot, qui par l'intermédiaire de Monsieur Chaize, VRP, commercialisait depuis des années les vins de la société E. Guigal, négociant-éleveur et propriétaire d'un important domaine viticole en Vallée du Rhône, a souscrit à la charte provisoire et au contrat-cadre proposés par son fournisseur, aux termes desquels, elle s'engageait à ne revendre qu'à des catégories d'acquéreurs déterminés, excluant notamment la grande distribution (GD).
Par courrier du 23.01.2008, la société E. Guigal a informé Monsieur Chaize de sa décision de cesser sa collaboration avec la société Les Bons Vins Guillot, au motif qu'elle avait constaté que des vins achetés par celle-ci ont été retrouvés dans une grande surface. En conséquence, par appel téléphonique passé fin janvier 2008, Monsieur Chaize a informé la société Les Bons Vins Guillot de la fin immédiate de la relation commerciale.
Par assignation délivrée le 09.07.2008, la société Les Bons Vins Guillot a saisi le tribunal de commerce de Lyon d'une demande en réparation du préjudice résultant pour elle de la rupture abusive et brutale de la relation commerciale, sur le fondement de l'article L. 442-6-I, 5°, du Code de commerce.
Par jugement du 10.11.2009, le Tribunal de commerce de Lyon, estimant que le réseau de distribution sélective établi par la société E. Guigal n'est fondé sur aucun critère objectif, et fixant à un an la durée de préavis qui aurait dû être respecté, l'a condamnée à payer à la société Les Bons Vins Guillot la somme de 40 000 euro à titre de dommages intérêts, avec exécution provisoire, outre une indemnité pour frais d'instance de 5 000 euro.
La société E. Guigal a interjeté appel le 16.11.2009.
Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées le 02.12.2010, elle sollicite l'infirmation du jugement du 10.11.2009, et la condamnation de la société Les Bons Vins Guillot à lui payer la somme de 200 000 euro à titre de dommages intérêts, la publication de la décision à intervenir aux frais de celle-ci dans trois publications, et l'allocation d'une indemnité pour frais d'instance hors dépens.
A titre subsidiaire, elle conclut au rejet des prétentions de la société Les Bons Vins Guillot, et, à titre infiniment subsidiaire, à la réduction à l'euro symbolique du prétendu préjudice de celle-ci.
Elle expose que :
- aux termes de la charte provisoire signée par la société Les Bons Vins Guillot, les distributeurs s'engageaient à revendre aux seules entités suivantes : les professionnels de la vente des vins et spiritueux, la grande restauration, les associations bachiques, gastronomiques et autres clubs œnophiles, les points de vente ciblés clientèle haut de gamme et la clientèle particulière ; cette liste est objective ;
- les distributeurs s'engageaient à faire signer le même engagement à leurs propres acheteurs ;
- l'article 7 du contrat-cadre prévoit que "Dans l'hypothèse d'une vente hors réseau, le fournisseur pourra exiger de tout acquéreur lié par le présent contrat tous justificatifs de vente.
Le refus de communiquer sera assimilé à une faute dolosive", et l'article 8 que "Toute infraction à la loi du présent contrat ... entraînera résolution de plein droit, sans préavis ni indemnité de la part du fournisseur" ;
- le système de traçabilité permet de savoir quel est l'acheteur qui a mis sur le marché une bouteille qui serait retrouvée dans un point de vente non agréé ; il appartient alors au distributeur de s'exonérer de sa responsabilité en permettant d'identifier le "vrai coupable" ;
- ce système a permis de découvrir que, depuis 2005, des vins Guigal vendus à la société Les Bons Vins Guillot se retrouvaient dans les rayons des grandes surfaces ; celle-ci n'a même pas proposé d'apporter la preuve du respect des ses engagements qu'elle pourrait apporter par la simple production de ses livres ;
- la sanction de ces manquements est la rupture sans préavis des relations commerciales, conformément non seulement aux stipulations contractuelles mais également aux dispositions de l'article 442-6-I, 5°, du Code de commerce.
Elle justifie son réseau de distribution sélective du fait que :
- la seule présence de ses vins sur les rayons de la GD a pour effet d'altérer aux yeux de la clientèle l'image de la Maison, et par voie de conséquence l'activité de ses distributeurs, comme nombre d'entre eux l'attestent ;
- certains opérateurs de la GD ont des pratiques condamnables, ainsi vendre à perte, ou se référer à des marques Guigal sans en avoir le disponible en rayon, ou en quantité infinitésimale ; en outre l'expérience a montré que le stockage relevait du sabotage.
Elle observe que jusqu'à présent aucune enseigne de la GD ne l'a attaquée pour refus de vente.
Sur la licéité de son réseau de distribution sélective, elle fait valoir que :
- à l'époque de la mise sur pied du réseau, le règlement n° 2790-1999, reprenant les principes de la jurisprudence communautaire, a admis la distribution sélective "à condition que le choix des revendeurs s'opère en fonction des critères objectifs de caractère qualitatif relatifs à la qualification professionnelle du revendeur, de son personnel et de ses installations, et que ces conditions soient fixées d'une manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire" ;
- la CJCE a affiné sa conception de la distribution sélective dans un arrêt 23.04.2009 Copad SA/Christian Dior, de laquelle il ressort que le fournisseur peut considérer qu'une enseigne de la GD n'est pas apte à revendre des produits de prestige, du fait que cette enseigne n'évoque pas dans l'esprit de l'acheteur une "sensation de luxe" ; cette analyse est transposable au cas d'espèce ;
- la Maison Guigal est la figure de référence dans la Vallée du Rhône septentrionale.
Elle ajoute que le règlement CE n° 330-2010 du 20.04.2010, entré en vigueur le 01.06.2010, a déclaré inapplicables aux accords verticaux "contenant des dispositions concernant la cession à l'acheteur ou l'utilisation par l'acheteur de droits de propriété intellectuelle" les dispositions relatives aux entraves à la concurrence prohibées par l'article 101 du TFUE (ancien article 85 CEE, puis 81 CE), et rappelle qu'en l'espèce la distribution des vins Guigal allait de pair avec l'utilisation des marques du fournisseur.
Sur le reproche qui lui est adressé de vendre en direct à Metro et Monoprix, et qu'a retenu le tribunal pour estimer que le réseau de distribution était illicite, elle explique que :
- ni Metro, ni Monoprix, ne rentrent dans la définition de la GD ;
Metro est une centrale d'achat réservée aux professionnels, donc à une clientèle avertie ; les vins y sont stockés dans des conditions de conservation optimale ;
Monoprix rentre dans la catégorie des "magasins populaires" selon la classification de l'Insee, reprise par tous les auteurs, et non dans la catégorie des hypermarchés ou supermarchés ; la distinction tient à la présence au centre-ville, à la répartition des biens vendus, à leur qualité et à l'espace qui leur est accordé dans le magasin ;
Monoprix ne pratique pas l'écrasement des marges qui conduirait à l'élimination des autres distributeurs.
Elle fait encore valoir que si le réseau de distribution est illicite, le contrat dont se prévaut la société Les Bons Vins Guillot serait nul et celle-ci serait irrecevable à en poursuivre la violation.
Sur le préjudice allégué par la société Les Bons Vins Guillot, elle observe que les marges de celle-ci n'auraient pas été celles qu'elle revendique, si la société concluante avait fourni directement la GD.
Aux termes de ses dernières écritures, signifiées le 02.11.2010, la société Les Bons Vins Guillot conclut à la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a déclaré illicite le réseau de distribution sélective de la société E. Guigal, et déclaré la société concluante bien fondée en son action, mais à son infirmation quant au montant de la réparation, et demande à la cour de condamner la société E. Guigal à lui payer la somme de 145 392 euro à titre de dommages-intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale. Elle sollicite une indemnité complémentaire sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
En premier lieu, elle conteste les manquements qui lui sont imputés, faisant valoir que :
- aucun critère objectif ne peut être tiré de la liste des acheteurs figurant à l'article 2 du contrat-cadre ; du fait de la subjectivité des critères le contrat est nul ;
- la société E. Guigal vend à Metro et à Monoprix qui sont des enseignes de la GD, et ne correspondent à aucune catégorie de la liste, ce qui démontre l'absence d'étanchéité du réseau ; de plus, les clients de Metro ne présentent aucune garantie de prestige ;
- la comparaison avec la maison Dior, qui fabrique des pièces d'exception, est inopérante ;
Guigal ne fournissant aucune explication sur son système de traçabilité, la preuve n'est pas rapportée par la société Guigal de ce que les produits trouvés dans la GD auraient été fournis par la société concluante.
Elle ne voit pas de contradiction dans le fait demander l'annulation du contrat tout en demandant l'indemnisation du préjudice résultant de sa rupture.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 01.02.2011.
Sur ce
En application des dispositions de l'article L. 442-6-I du Code de commerce " Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait par tout producteur commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de :
- [...]
- 5° De rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie sans préavis écrit (...)
6° De participer directement ou indirectement à la violation de l'interdiction de revente hors réseau faite au distributeur lié par un accord de distribution sélective ou exclusive exempté au titre des règles applicables au droit de la concurrence".
Aux termes de l'article 1, e), du règlement UE n° 330-2010, qui reprend la définition donnée par le précédent règlement n° 1400-2002, on entend par "système de distribution sélective" un système de distribution dans lequel le fournisseur s'engage à ne vendre des biens ou services contractuels, directement ou indirectement, qu'à des distributeurs sélectionnés sur la base de critères définis, et dans lequel ces distributeurs s'engagent à ne pas vendre ces biens ou services à des distributeurs non agréés dans le territoire réservé par le fournisseur pour l'opération du système. Cette définition est parfaitement transposable en droit interne.
Les critères définis doivent être objectifs, tels la qualification professionnelle, l'exigence d'une vitrine ou d'un espace dédié, ou la compatibilité de l'enseigne avec l'image du produit ou du fournisseur,
Le fournisseur doit veiller à l'étanchéité du réseau.
En l'espèce, aux termes de l'article 2 du contrat-cadre signé par les parties "La qualité d'acheteur et/ou de distributeur est exclusivement réservée à :
- des professionnels exclusivement spécialisés dans la vente de vins et spiritueux,
- la grande restauration,
- des associations bachiques, gastronomiques ou autres clubs œnophiles,
- des points de vente ciblés clientèle haut de gamme, tels que des épiceries fines, magasins prestigieux, boutiques hors taxe, transports aériens, ferroviaires et maritimes,
- la clientèle particulière."
Cette liste tend manifestement à écarter certaines formes de commercialisation, notamment par la grande distribution, mais elle ne définit aucun critère qualitatif objectif. Le contrat est donc nul en ce qu'il organise un système de distribution sélective.
Il n'en demeure pas moins que les relations commerciales ont existé entre les parties, et que la société E. Guigal ne pouvait y mettre fin brutalement pour non-respect des obligations du contrat-cadre illicites.
En conséquence, la prétendue vente hors réseau opérée par la société Les Bons Vins Guillot ne pouvait être sanctionnée par la rupture immédiate des relations commerciales. La demande est donc fondée en son principe.
La société Les Bons Vins Guillot revendique un préavis de 24 mois en raison de la durée des relations commerciales qui se sont étendues sur une quarantaine d'années selon les éléments non contestés du dossier. Elle ne précise pas cependant la part des reventes de vins E. Guigal dans son chiffre d'affaires global. Elle ne justifie pas d'investissements particuliers en personnel ou matériel qu'elle aurait réalisés pour l'exécution de ses prestations, ni de difficultés qu'elle aurait rencontré pour trouver d'autres fournisseurs sur ce marché. En outre le contrat-cadre litigieux signé par la société intimée prévoyait en son article 9 que chacune des parties pouvait mettre fin au fin au contrat à tout moment en respectant un préavis de 3 mois seulement. Au vu de ces divers éléments, la cour fixera à six mois la durée du préavis que la société E. Guigal aurait dû respecter pour rompre.
Sur la base d'une marge brute annuelle de 72 696 euro réalisée en 2007, attestée par le Cabinet Royer, le préjudice de la société Les Bons Vins Guillot, au titre de la marge perdue en 2008 pendant les six mois du préavis qui aurait dû être donné, peut être fixé à 40 000 euro.
Le jugement déféré sera donc confirmé.
Il n'y a pas lieu d'allouer une indemnité complémentaire à la société Les Bons Vins Guillot sur le fondement de l'article 700.
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, Déboute les parties de leurs demandes sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société E. Guigal aux dépens, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.