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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 4 octobre 2011, n° 11-08205

PARIS

Ordonnance

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Remenieras

Avoué :

SCP Hardouin

Avocats :

Mes Thill-Tayara, Giner-Asins

TGI Créteil, JLD, du 15 oct. 2010

15 octobre 2010

Motifs de la décision

Vu l'appel déclaré le 16 novembre 2010 par la société X de l'ordonnance du 15 octobre 2010 du juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Créteil tendant, d'une part, à l'annulation de cette décision en ce que celle-ci a autorisé l'Autorité de la concurrence à procéder, afin de rapporter la preuve de pratiques anticoncurrentielles, à des visites et saisies au sein de ses locaux situés à Boulogne-Billancourt et, d'autre part, le déroulement des opérations de visites et de saisies;

Vu le mémoire déposé le 27 juin 2011 au greffe par lequel la société X demande au magistrat délégué de transmettre à la Cour de cassation pour renvoi au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité "pour apprécier la constitutionnalité des dispositions de l'article L. 450-4 du Code de commerce au regard du droit à un recours juridictionnel effectif des droits de la défense, de la liberté individuelle et du respect de la vie privée garantis notamment par l'article 66 de la Constitution ainsi que les articles 2, 4 et16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen, en tant qu'il autorise l'Autorité de la concurrence à prendre connaissance et à exploiter les pièces saisies sans attendre l'expiration des voies de recours et avant même que le juge ait statué en fait et en droit sur la validité de l'ordonnance d'autorisation de visite et sur le déroulement de la saisie et ne prévoit aucune procédure d'urgence pour examiner le recours contre l'ordonnance d'autorisation de visite ou la contestation du déroulement de la saisie " ;

Vu les observations de l'Autorité de la concurrence, déposées au greffe de la cour le 16 juin 2011 ;

Vu les observations écrite du ministère public du 21 juin 2011 ;

Vu le mémoire récapitulatif déposé par la société X le 27 juin 2011 ;

Sur ce,

Attendu qu'aux termes de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, article créé par l'article 1 de la loi organique n° 2009-1523 du décembre 2009 ;

"La juridiction statue sans délai par une décision motivée sur la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'Etat ou à la Cour de cassation. Il est procédé à cette transmission si les conditions suivantes sont remplies :

1 La disposition contestée est applicable au litige ou à la procédure, ou constitue le fondement des poursuites ;

2 Elle n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances ;

3 La question n'est pas dépourvue de caractère sérieux (...)." ;

Attendu que l'article L. 450-4 alinéa 6 du Code de commerce dispose :

"L'ordonnance mentionnée au premier alinéa peut faire l'objet d'un appel devant le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle le juge a autorisé la mesure, suivant les règles prévues par le Code de procédure pénale. Le Ministère public et la personne à l'encontre de laquelle a été ordonnée cette mesure peuvent interjeter appel. Cet appel est formé par déclaration au greffe du tribunal de grande instance dans un délai de dix jours à compter de la notification de l'ordonnance. L'appel n'est pas suspensif. L'ordonnance du premier président de la cour d'appel est susceptible d'un pourvoi en cassation selon les règles prévues par le Code de procédure pénale. Les pièces saisies sont conservées jusqu'à ce qu'une décision soit devenue définitive" ;

Que l'article L. 450-4 alinéa 12 du même code précise également :

"Le déroulement des opérations de visite et saisie peut faire l'objet d'un recours devant le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle le juge a autorisé ces dernières, suivant les règles prévues par le Code de procédure pénale. Le Ministère public, la personne à l'encontre de laquelle a été prise l'ordonnance mentionnée au premier alinéa et les personnes mises en cause au moyen des pièces saisies au cours de ces opérations peuvent former ce recours. Ce dernier est formalisé par déclaration au greffe du tribunal de grande instance dans un délai de dix jours à compter de la remise ou de la réception du procès-verbal et de l'inventaire, ou, pour les personnes n'ayant pas fait l'objet de visite ou de saisie et qui sont mis en cause, à compter de la date à laquelle elles ont reçu notification du procès-verbal et de l'inventaire et, au plus tard à compter de la notification de griefs prévue à l'article L. 463-2. Le recours n'est pas suspensif. L'ordonnance du premier président de la cour d'appel est susceptible d'un pourvoi en cassation selon les règles prévues par le Code de procédure pénale. Les pièces saisies sont conservées jusqu'à ce qu'une décision soit devenue définitive" ;

Attendu, en premier lieu, qu'il n'est ni contesté, ni contestable que l'article L. 450-4 du Code de commerce est applicable au litige ;

Attendu, en deuxième lieu, que la disposition contestée n'a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ;

Attendu, en dernier lieu, que la société X soutient que la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux ; qu'elle rappelle notamment, à cet égard, d'une part, que la Constitution garantit le respect de la vie privée et de l'inviolabilité du domicile et que les visites domiciliaires qui portent atteinte au domicile privé et au secret des correspondances sont donc soumises à l'article 66 de la Constitution ainsi qu'aux articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 et, d'autre part, qu'en application de l'article 16 de cette Déclaration, le Conseil constitutionnel a érigé le "droit à un recours juridictionnel effectif" en un droit constitutionnel ; qu'à cet égard, selon la demanderesse, la "jurisprudence" du Conseil constitutionnel enseigne, d'une part, que tout intéressé doit pouvoir exercer un recours effectif à l'encontre de toute décision portant atteinte à l'inviolabilité de son domicile et, d'autre part, qu'un recours n'est effectif au sens de l'article 16 de la Déclaration de 1789 que si ses modalités d'exercice permettent d'éviter une atteinte irrémédiable aux droits du requérant et, en toute hypothèse, un redressement rapide et approprié de la situation ; que, pour être conforme à la Constitution, la loi doit donc prévoir un recours pouvant être examiné selon une procédure d'urgence, ainsi que l'interdiction faite à l'Administration d'accéder aux pièces saisies aussi longtemps que les voies de recours ne sont pas expirées ou qu'il n'a pas été statué sur les recours exercés par les personnes intéressées ; qu'en définitive, le Conseil constitutionnel vérifie sur le fondement de l'article 16 de la Déclaration de 1789 l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties et offre ainsi des garanties constitutionnelles au moins aussi étendues que celles découlant de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde Droits de l'Homme et des libertés fondamentales ; que, pour sanctionner l'ancien système de visites domiciliaires sur le fondement des articles 6 et 8 de cette Convention, la Cour européenne des Droits de l'Homme a notamment déploré l'absence de recours de pleine juridiction contre les ordonnances d'autorisation de visite et le caractère théorique des garanties prétendument offertes aux personnes dont le domicile était visité et qu'elle a également précisé que ce recours de pleine juridiction devait permettre un redressement approprié, ce qui impliquait, de toute évidence, qu'il puisse être examiné concomitamment à la visite ; qu'il en résulte que les atteintes aux principes de l'inviolabilité du domicile justifiées par la nécessité de la recherche d'infraction doivent être entourées des plus strictes garanties et notamment permettre aux personnes intéressées de bénéficier d'un recours effectif contre l'ordonnance d'autorisation de visite ainsi que de la possibilité de contester, elle aussi de manière effective, le déroulement des opérations de visite et saisie ; que ce recours n'est effectif en application des dispositions de l'article 16 de la Déclaration de 1789, que si ce recours de pleine juridiction peut être non seulement exercé mais surtout examiné avant que la situation créée par la mesure contestée ne devienne irrémédiable ;

Que, cependant, selon la demanderesse, en l'état des dispositions de l'article L. 450-4 du Code de commerce, l'Autorité de la concurrence peut prendre connaissance et exploiter les pièces saisies sans attendre, ni l'expiration des deux délais de recours, ni même que le juge ait statué en fait et en droit sur la régularité et le bien-fondé de l'autorisation de visite ou encore sur les conditions du déroulement des opérations de saisies ; que dès lors que l'examen des recours dirigés contre l'ordonnance d'autorisation des opérations de visites ou de saisies et/ou le déroulement de ces opérations ne prive pas l'Autorité de la concurrence de prendre connaissance et d'analyser les pièces saisies, ces voies de recours ne peuvent pas être regardées comme étant effectives au sens de l'article 16 de la Déclaration de 1789 ; qu'en effet, la connaissance des pièces saisies par l'Autorité de la concurrence avant qu'il ne soit statué sur la régularité et le bien-fondé de ces mesures porte irrémédiablement atteinte aux droits de la défense, dans la mesure où elle lui permet d'examiner des pièces pouvant être insaisissables et rend l'exercice de chacun de ces deux recours dénué de portée ; que cette atteinte aux droits de la défense et au droit au recours est d'autant plus patente que l'article L. 450-4 du Code de commerce, seule disposition applicable aux visites domiciliaires effectuées par l'Autorité de la concurrence, ne prévoit, parallèlement à la possibilité laissée à l'Autorité de prendre connaissance des pièces saisies même en cas de recours, aucune procédure d'urgence permettant de faire sanctionner sans délai les atteintes injustifiées portées par l'Administration au domicile des personnes visitées ;

Que dans ces conditions, les recours prévus contre l'ordonnance d'autorisation de visites et de saisies et le déroulement de ces opérations de visite et de saisie ne sont pas effectifs en ce que l'article L. 450-4 du Code de commerce autorise néanmoins, dans les deux cas, l'Autorité de la concurrence à prendre connaissance et à exploiter les pièces saisies sans attendre l'expiration des voies de recours et avant même que le juge ait statué en fait et en droit sur la validité de l'ordonnance d'autorisation de visite et sur le déroulement de la saisie et ne prévoit aucune procédure d'urgence pour examiner le recours contre l'ordonnance d'autorisation de visite ou la contestation du déroulement de la saisie ;

Que, contrairement à ce que lui opposent l'Autorité de la concurrence et le Ministère public, la question prioritaire de constitutionnalité ne vise pas à obtenir que les recours prévus à l'article L. 450-4 du Code de commerce soient déclarés suspensifs ; qu'il ne s'agit pas en effet d'obtenir la suspension de l'ordonnance d'autorisation ni des opérations de visite et saisie, mais de prévoir des modalités de conservation des documents qui permettent de préserver l'effet utile des recours, plusieurs modalités étant envisageables, notamment, par exemple, l'utilisation par l'Autorité de scellés fermés ;

Qu'au surplus, concernant le deuxième aspect du droit à un recours effectif constitué par le redressement de la situation dans les plus brefs délais, l'article L. 450-4 du Code de commerce ne prévoit aucune procédure d'urgence permettant au juge de se prononcer sur les documents irrégulièrement saisis et que, même si ces documents sont, in fine, restitués à l'entreprise visitée, une telle restitution n'interviendra que plusieurs mois après l'inspection et aura exigé un investissement considérable de la part de l'entreprise, ne serait-ce que pour identifier les documents irrégulièrement saisis parmi les dizaines de milliers de fichiers électroniques qu'il est aujourd'hui courant pour l'Autorité de saisir lors d'une inspection ;

Mais attendu que le Conseil constitutionnel a décidé "qu'il incombe au législateur d'assurer la conciliation entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, toutes deux nécessaires à la sauvegarde de droits et de principes de valeur constitutionnelle, et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ; qu'au nombre de celle-ci figurent la liberté d'aller et venir, l'inviolabilité du domicile privé, le secret des correspondances et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 ainsi que la liberté individuelle, que l'article 66 de la Constitution place sous la surveillance de l'autorité judiciaire" (Décis. Cons. const. n° 2004-492 du 10 mars 2004) ;

Considérant que, invité à apprécier le grief de non-conformité à la Constitution, du fait de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif, de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales à la suite de l'insertion par l'article 164 de la loi du 4 août 2008 de dispositions prévoyant des garanties supplémentaires pour des personnes soumises à des visites domiciliaires, en leur ouvrant la faculté de saisir le premier président de la cour d'appel d'un appel de l'ordonnance autorisant la visite des agents de l'administration fiscale ainsi que d'un recours contre le déroulement de ces opérations, le Conseil constitutionnel a constaté que si "l'ordonnance autorisant la visite est exécutoire "au seul vu de la minute" et (si) l'appel n'est pas suspensif, ces dispositions, indispensables à l'efficacité de la procédure de visite et destinées à assurer la mise en œuvre de l'objectif de valeur constitutionnelle de lutte contre la fraude fiscale, ne portent pas atteinte aux droits du requérant d'obtenir, le cas échéant, l'annulation des opérations des visites" (Cons. const. n° 201-19-27 décision du 30 juillet 2010) ;

Considérant que s'il est vrai que cette décision ne concerne pas directement l'article L. 450-4 du Code de commerce, la conformité à la Constitution de l'article L. 16 B du livre des procédures fiscales qui est ainsi consacrée par le Conseil constitutionnel n'est cependant pas dépourvue de lien avec l'appréciation qu'il convient de porter en l'espèce sur le caractère sérieux de la question prioritaire de constitutionnalité soumise au magistrat délégué ;

Qu'en effet, l'article contesté a été modifié par l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008 portant modernisation de la régulation de la concurrence, puis par la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d'allégement des procédures, instaurant les mêmes garanties que les dispositions, identiques ou à tout le moins largement comparables qui viennent d'être présentées en matière de perquisition fiscale, soit la faculté de saisir le premier président de la cour d'appel d'un appel contre le déroulement de ces opérations ;

Attendu que, contrairement à ce qui est soutenu, la question formulée par X repose bien sur le postulat en vertu duquel le recours devant une juridiction qui est consacré par le Conseil constitutionnel devrait, pour être effectif, être, dans tous les cas, suspensif d'exécution alors qu'une telle exigence ne résulte pas de la décision précitée du Conseil constitutionnel, pas plus que l'exigence d'une prévision des situations d'urgence dans la disposition, celles-ci pouvant, de toute façon, être traitées selon les règles générales de procédure actuellement en vigueur;

Attendu, dès lors, que la question prioritaire de constitutionnalité posée par X ne présente pas le caractère sérieux requis pour permettre sa transmission à la Cour de cassation ;

Que sa demande sera rejetée ;

Par ces motifs : Rejette la demande de transmission à la Cour de cassation de la question prioritaire de constitutionnalité soumise au magistrat délégué par la société X.