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Décisions

CA Toulouse, 2e ch. sect. 1, 5 octobre 2011, n° 10-00769

TOULOUSE

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Association Garonne Animation, Dutot (ès qual.), Vigreux (ès qual.)

Défendeur :

Association Loisirs Education et Citoyenneté Grand Sud

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cousteaux

Conseiller :

M. Roger

Avoués :

SCP Boyer Lescat Merle, SCP Nidecker Prieu Jeusset

Avocats :

Selarl Bouche Jean-Paul, SCP Matheu Rivière-Sacaze, Associés

Vice-président :

M. Croisille-Cabrol

TGI de Toulouse, du 21 déc. 2009

21 décembre 2009

Faits et procédure

Les associations Loisirs Education et Citoyenneté Grand Sud (LECGS) et Garonne Animation (GA) interviennent auprès des collectivités locales pour l'organisation d'activités enfance et jeunesse ; l'attribution de la gestion des ces activités s'effectue au terme d'une procédure d'appel d'offres. Le financement des activités s'effectue par le biais des CAF, des familles et des collectivités.

Ces deux associations ont répondu à des appels d'offres organisés par les communes de Beaumont de Lomagne, Pins Justaret et Gagnac sur Garonne. Fin 2008, ces trois marchés ont été attribués à l'association GA.

L'association LECGS s'est plainte de ce que l'association GA avait remporté les appels d'offres grâce à des prix très inférieurs à ceux de ses concurrents (Beaumont de Lomagne et Pins Justaret : respectivement 92 367,09 euro et 24 899 euro proposés par GA pour 197 468,09 euro et 77 469,27 euro proposés par LECGS) voire des prix nuls (Gagnac sur Garonne : prix nul proposé par GA pour 87 335,30 euro proposé par LECGS).

Le 13 mars 2009, elle a alors saisi le Président du Tribunal de grande instance de Toulouse d'une requête en désignation d'un huissier pour obtenir copie des documents relatifs aux appels d'offres et entendre les responsables de GA et les intervenants responsables sur le terrain, requête à laquelle il a été fait droit par ordonnance du 21 mars 2009 ; la SCP d'huissiers Vales Gautie Pelissou désignée a effectué un constat les 7 et 13 mai 2009.

Par exploit d'huissier du 11 septembre 2009, l'association LECGS a fait assigner l'association GA, pour concurrence illicite et déloyale, aux fins de faire interdiction à la défenderesse, sous astreinte de 50 000 euro par infraction constatée, de soumettre des offres de prix égales à zéro ou dérisoires et de condamnation au paiement d'indemnités de 53 505,13 euro au titre du préjudice matériel et 50 000 euro au titre du préjudice complémentaire et moral.

Par jugement du 21 décembre 2009, le Tribunal de grande instance de Toulouse a estimé que GA avait fait une concurrence déloyale et a :

- condamné l'association GA à payer à l'association LECGS les sommes suivantes :

* 70 000 euro de dommages-intérêts (dont 50 000 euro au titre du préjudice matériel et 20 000 euro au titre de l'atteinte à l'image associative) ;

* 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- dit n'y avoir lieu à astreinte ;

- condamné l'association GA aux dépens, dont distraction ;

- ordonné l'exécution provisoire à hauteur de 50 000 euro.

Par acte déposé le 16 février 2010, l'association Garonne Animation a interjeté appel du jugement.

L'association Garonne Animation a déposé des conclusions le 16 juin 2010.

Elle a été placée en redressement judiciaire suivant jugement du 7 avril 2010 du Tribunal de grande instance de Toulouse ; le 28 juin 2010, LECGS a déclaré sa créance entre les mains de Me Dutot, mandataire judiciaire, à hauteur de 83 218 euro.

Le 5 août 2010, Me Vigreux, ès-qualité d'administrateur judiciaire, a déposé des conclusions reprenant les conclusions précédentes de l'association Garonne Animation ; le 25 août 2010, Me Dutot, ès-qualité de mandataire judiciaire, a à son tour déposé des conclusions.

L'association Loisirs et Citoyenneté Grand Sud a déposé des conclusions le 21 octobre 2010.

L'ordonnance de clôture est intervenue le 31 mai 2011.

Moyens et prétentions des parties

L'association Garonne Animation, Me Vigreux et Me Dutot soutiennent que :

- sur la concurrence illicite : l'article L. 420-5 du Code de commerce invoqué par l'intimée n'est pas applicable ; en effet :

* ce texte ne concerne que les consommateurs c'est-à-dire des personnes qui, sans expérience particulière dans le domaine où elles contractent, agissent pour la satisfaction de leurs besoins personnels (cf. jurisprudence de la Cour d'appel de Paris) ; or, en l'espèce, les destinataires des appels d'offres sont des communes, dont les responsables des passations de marchés publics ont des compétences techniques ; ces marchés sont passés pour répondre, non aux besoins propres des communes, mais à ceux de leurs usagers ; les acheteurs publics tels que les communes ne sont donc pas des consommateurs (cf. décisions du Conseil de la concurrence) ;

* l'interdiction ne s'applique qu'à deux conditions cumulatives :

- d'une part, que les prix soient abusivement bas par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation ; or, GA s'est basée, pour chiffrer ses prix, sur des taux de fréquentation des enfants importants (rien n'empêchant que les taux estimés par GA soient supérieurs à ceux estimés par la commune), ce qui augmente la participation des familles et des CAF et diminue d'autant la participation des communes ;

- d'autre part, que la pratique ait pour objet d'éliminer durablement d'un marché une entreprise ; or, la volonté d'élimination à long terme n'est pas établie dans un marché public qui est à son terme remis en concurrence ;

- sur la concurrence déloyale : LECGS ne caractérise pas les faits constitutifs d'une faute au sens de l'article 1382 du Code civil, invoquant tantôt des prix anormalement bas tantôt la désorganisation du marché ; or, d'une part, la simple mise en œuvre de prix anormalement bas n'est pas constitutive d'une faute ; d'autre part, la désorganisation du marché ne constitue un motif de concurrence déloyale que lorsque le non-respect de la réglementation conduit à une rupture dans l'égalité des moyens de lutte concurrentielle et met celui qui l'enfreint dans une situation anormalement favorable par rapport à ses concurrents ; en l'espèce, il n'est pas établi que GA aurait violé une réglementation ou commis une infraction pénale (la revente à perte n'étant pas applicable aux prestations de service) ;

- à titre surabondant, sur le préjudice : une association loi de 1901 telle que LECGS, à but non lucratif, ne peut se plaindre d'un manque à gagner ; en toute hypothèse, un manque à gagner ne pourrait résulter que de la perte de chance d'être retenue sur les marchés ; or, les critères d'attribution des marchés ne se limitent pas aux prix et concernent surtout la qualité des prestations, et il n'est pas démontré que les prestations offertes par LECGS étaient d'une qualité telle par rapport à ses concurrentes qu'elle était certaine d'être retenue ; enfin, l'intimée ne produit aucun document comptable ; elle n'établit donc pas son préjudice.

Ils sollicitent, au visa des articles L. 420-5 du Code de commerce et 1382 du Code civil :

- l'infirmation du jugement ;

- le débouté de l'intimée en ses prétentions ;

- la condamnation de l'intimée à payer à l'appelante la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

- la condamnation de l'intimée aux dépens, dont distraction au profit de la SCP d'avoués.

L'association Loisirs Education et Citoyenneté Grand Sud réplique que :

- sur la concurrence illicite : l'article L. 420-5 du Code de commerce est applicable ; en effet :

* ce texte concerne toutes les activités de production, de distribution et de service, y compris celles du fait de personnes publiques qui peuvent être considérées comme des consommateurs (cf. jurisprudences du Tribunal des conflits et de la Cour d'appel de Bordeaux) ;

* sur les deux conditions cumulatives :

- d'une part, le dossier d'appel d'offres établi par les communes a défini les divers paramètres des marchés, identiques pour tous les soumissionnaires, et notamment le nombre d'enfants concernés, de sorte que l'appelante ne pouvait pas surévaluer les recettes extérieures et minimiser les dépenses ; les prix étaient bien abusivement bas ;

- d'autre part, le comportement de GA porte atteinte à la réputation et à la crédibilité de LECGS et met en péril son existence ; l'intention d'évincer un concurrent peut être induite du seul niveau de prix ; suite à la défaillance de GA, la commune de Gagnac sur Garonne a d'ailleurs décidé la municipalisation de ses activités en 2010 ;

- sur la concurrence déloyale : la jurisprudence considère que n'importe quelle faute, intentionnelle ou non, même d'imprudence, peut être retenue au titre de la concurrence déloyale, qui est établie lorsque la pratique de prix anormalement bas s'inscrit dans le cadre d'une politique de prix d'appel ; GA avait pour objectif de s'emparer de marchés sur les communes extérieures à sa zone habituelle d'intervention en évinçant ses concurrents ;

- sur le préjudice : le régime juridique des associations loi de 1901 ne leur interdit pas d'agir ; LECGS subit un préjudice matériel constitué par le manque à gagner de 53.505,13 euro (24 676,36 euro pour Beaumont de Lomagne + 9 362,75 euro pour Pins Justaret + 19 466,02 euro pour Gagnac sur Garonne) ; LECGS subit également un préjudice moral lié à une atteinte à sa réputation et à sa crédibilité car les agissements de GA entretiennent l'idée auprès des communes que les prix proposés par les autres associations sont exagérés.

Elle demande, au visa des articles L. 420-5 du Code de commerce et 1382 du Code civil :

- la confirmation du jugement ;

- la fixation de la créance de l'intimée à 75 000 euro ;

- la condamnation de Me Vigreux ès-qualité à payer à l'intimée la somme de 5.000 euro au titre de l'article 700 ;

- la condamnation de Me Vigreux ès-qualité aux dépens, dont distraction au profit de la SCP d'avoués.

Motifs de la décision

Sur la concurrence illicite :

L'association LECGS fonde son action sur l'article L. 420-5 du Code de commerce, qui dispose, en son alinéa 1er, que " sont prohibées les offres de prix ou pratiques de prix de vente aux consommateurs abusivement bas par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation, dès lors que ces offres ou pratiques ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'éliminer d'un marché ou d'empêcher d'accéder à un marché une entreprise ou l'un de ses produits ".

Néanmoins, en l'espèce, les offres de prix ont été faites aux communes de Beaumont de Lomagne, Pins Justaret et Gagnac sur Garonne, désireuses d'organiser les centres de loisirs accueillant les enfants ; l'organisation de cet accueil relève des attributions habituelles des communes, qui disposent de personnels spécialement affectés aux passations de marchés publics, et agissent, non pour la satisfaction de leurs besoins personnels, mais pour celle de leurs administrés, dans l'intérêt public ; à ce titre, les communes ne sont pas des consommateurs.

De plus, l'article L. 420-5 ne s'applique pas aux offres de prix faites par des soumissionnaires à un appel d'offres d'une collectivité publique ; dans ce cas, le candidat à l'appel d'offres malheureux ne peut se fonder que sur le Code des marchés publics pour engager un recours devant la juridiction administrative (le juge judiciaire n'étant pas compétent). Ainsi l'article 55 du Code des marchés publics prévoit que, si une offre paraît anormalement basse, la commission d'appel d'offres peut la rejeter ; si la commission ne le fait pas, le candidat évincé peut contester la procédure d'appel d'offres.

Il convient donc de rejeter l'action de l'intimé sur ce fondement, inapplicable en l'espèce.

Sur la concurrence déloyale :

L'intimé se fonde sur l'article 1382 du Code civil.

Néanmoins, la simple offre de prix bas, dès lors qu'ils ne sont ni des prix à perte ni des prix d'appel, ne suffit pas en soi à caractériser une concurrence déloyale ; cette offre doit être accompagnée d'autres circonstances.

En l'espèce, si les prix proposés par GA étaient inférieurs à ceux proposés par LECGS, voire nuls dans une commune (Gagnac Sur Garonne), pour autant LECGS n'établit pas que GA offrait ses services à perte ; en effet, GA comptait aussi sur le financement des CAF et des familles. LECGS ne prouve pas non plus que GA a pratiqué des prix d'appel c'est-à-dire a par la suite augmenté ses tarifs après avoir obtenu les marchés.

LECGS n'établit pas non plus une désorganisation profonde du " marché " des centres de loisirs sur les trois communes concernées ou environnantes ni l'éviction durable des concurrents induite par ces prix : dès 2010, GA a été placée en redressement judiciaire, laissant ainsi la " place libre " aux autres associations et relançant la possibilité de nouveaux appels d'offres (sauf, au moins provisoirement, pour Gagnac sur Garonne, qui a décidé, dans l'urgence, de reprendre en gestion directe son centre de loisirs).

Il convient donc d'estimer que les offres de prix de GA ne constituaient pas un acte de concurrence déloyale sanctionnable par des dommages-intérêts.

LECGS sera par suite déboutée de ses demandes en dommages-intérêts pour préjudice matériel et préjudice moral et le jugement sera infirmé.

Sur l'article 700 du Code de procédure civile et les dépens :

LECGS succombant au principal supportera les entiers dépens ainsi que ses propres frais irrépétibles. L'équité commande de laisser à la charge de GA ses frais irrépétibles.

Par ces motifs, Infirme le jugement du 21 décembre 2009 en toutes ses dispositions ; Statuant à nouveau : Déboute l'association Loisirs Education et Citoyenneté Grand Sud de sa demande en dommages-intérêts pour concurrence illicite et déloyale ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne l'association Loisirs Education et Citoyenneté Grand Sud aux entiers dépens de première instance et d'appel ; Autorise les avoués de la cause à recouvrer directement les dépens d'appel dont ils auraient fait l'avance sans avoir reçu de provision conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.