CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 26 octobre 2011, n° 09-16703
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Groupements d'Achats des Centres Leclerc (SA)
Défendeur :
Syndicat de la librairie Française
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Roche
Conseillers :
MM. Vert, Luc
Avoués :
SCP Lagourgue, Olivier, SCP Fisselier Chiloux Boulay
Avocats :
Mes Parleani, Janssen, Colores
LA COUR,
Vu le jugement en date du 2 juin 2009 par lequel le Tribunal de grande instance de Créteil a condamné la société coopérative à capital variable Groupements d'Achats des Centres Leclerc (ci-après le GALEC) à verser au Syndicat de la Librairie Française (ci-après SLF) la somme de 20 000 euro à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale, ainsi que celle de 3 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, la décision étant assortie de l'exécution provisoire ;
Vu l'appel interjeté le 21 juillet 2009 par le GALEC et ses conclusions enregistrées le 30 août 2011 tendant à faire :
- réformer ce jugement sauf en ce qu'il a rejeté la demande d'injonction du SLF,
- laisser inappliqué l'article 7 de la loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre pour non-conformité à l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales,
- condamner le Syndicat de la Librairie Française à lui verser la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
Vu les conclusions du SLF du 24 mai 2011 tendant à faire :
- confirmer le jugement entrepris ;
- condamner le GALEC à lui verser la somme de 35 000 euro à titre de dommages-et intérêts outre celle de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Considérant qu'il résulte de l'instruction que le GALEC a fait paraître dans les journaux quotidiens "Le Monde" et "Libération" du 20 mars 2007 ainsi que dans le journal quotidien gratuit "20 Minutes", une publicité couvrant une page entière et contenant les mentions suivantes, concernant l'espace culturel Leclerc : "Tour à tour, toutes les enseignes spécialisées ont arrêté la réduction systématique de 5 % sur le livre. Toutes, sauf une. Aujourd'hui pour défendre le livre, nos concurrents réduisent la surface qui lui est consacrée et suppriment la remise systématique en caisse à tous les clients. Drôle de culture ! Nous croyons que défendre la lecture c'est rendre le livre plus accessible. Accessible en lui réservant une place prépondérante dans nos Espaces Culturels et en faisant bénéficier tous les lecteurs de la remise légale de 5 %. Depuis le loi Lang de 1981 nous étions quelques-uns à partager ces convictions. Nous sommes désormais les seuls" ; que le même texte a été publié par le GALEC dans les journaux Libération et Le Figaro du 22 mars 2007 ; que le SLF a assigné le GALEC le 23 mars 2007 devant le Tribunal de grande instance de Créteil en concurrence déloyale, demandant au Tribunal, au visa des articles 1, 7 et 8 de la loi du 10 août 1981, dite "loi Lang" et de l'article 1382 du Code civil, et sous le régime de l'exécution provisoire, de :
- condamner le GALEC à lui verser la somme de 100 000 euro à titre de dommages et intérêts, en réparation du préjudice causé par l'atteinte aux intérêts collectifs dont le syndicat a la charge,
- le condamner à cesser toute publicité hors des lieux de vente à peine de 20 000 euro par infraction constatée ;
Considérant que par le jugement entrepris du 2 juin 2009, le Tribunal de grande instance a fait droit aux demandes du SLF, estimant que les publicités litigieuses, annonçant des prix inférieurs au prix de vente public et effectuées hors des lieux de vente, constituaient une violation de la loi Lang et des actes de concurrence déloyale ;
SUR LE MOYEN TIRE DE L'INCONVENTIONNALITE DE L'ARTICLE 7 DE LA LOI DU 10 AOÛT 1981
Considérant que le GALEC expose que l'article 7 de la loi du 10 août 1981 serait contraire à l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, car cet article autoriserait une ingérence injustifiée et en tout cas, disproportionnée dans la liberté de communication ;
Mais considérant que l'article 7 de la loi Lang dispose, s'agissant des prix des livres pratiqués par les détaillants, que : "Toute publicité annonçant des prix inférieurs au prix de vente au public mentionné à l'article 1er (alinéa 1er) est interdite hors des lieux de vente", ce "prix de vente au public" étant fixé par "toute personne physique ou morale qui édite ou importe des livres" (alinéa 1 de l'article 1er) et les détaillants devant "pratiquer un prix effectif de vente au public compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l'éditeur ou l'importateur" (alinéa 4 de l'article 1er) ; qu'il résulte de ces dispositions combinées que les détaillants ne peuvent pratiquer de publicité hors des lieux de vente, lorsqu'ils entendent consentir des rabais pouvant aller jusqu'à 5 % du prix de vente au public ; Considérant que l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, dispose que "Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière" (§ 1) ; que "l'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire" (§2) ;
Considérant qu'il convient de relever que les ingérences de l'Etat dans la liberté d'expression ne violent pas l'article 10 de la Convention si elles sont tournées vers un but légitime au regard de l'article 10 § 2 et nécessaire dans une société démocratique pour l'atteindre ;
Considérant que si l'article 7 de la loi du 10 août 1981 instaure une restriction à la liberté d'expression des détaillants de livres, la publicité commerciale pour les rabais portant sur les prix du livre leur étant interdite hors de leurs lieux de vente, cette ingérence, prévue par la loi, vise à la préservation des droits des petits libraires que la loi du 10 août 1981 tend à protéger de la concurrence des grands distributeurs ; qu'ainsi, la loi Lang vise à protéger les " droits d'autrui ", et à travers eux, à assurer le pluralisme des éditeurs et des distributeurs de livres, au bénéfice de la collectivité ; qu'en effet, l'article 7 vise à entretenir la diversité culturelle française au profit des consommateurs français, à travers la préservation d'un réseau décentralisé de librairies sur tout le territoire, et notamment le maintien des petites librairies de quartier dont la politique de vente est plus exigeante que celle des grandes surfaces, assurant une rotation plus lente des livres offerts et pratiquant un choix de titres plus large et éclectique ; que cette ingérence, justifiée par un but légitime et prévu dans la Convention, est nécessaire dans une société démocratique pour préserver le pluralisme de l'édition et des librairies ; qu'elle n'édicte pas de mesures générales d'interdiction de publicité des prix, mais seulement la limitation de la publicité sur les rabais pratiquée par les détaillants hors des lieux de vente, la publicité des éditeurs ou des importateurs ou encore la publicité des détaillants sur leurs lieux de vente, dont les sites en ligne, assimilés à des lieux de vente, font partie, étant libres ; qu'enfin cette restriction est strictement proportionnée au but poursuivi ; qu'en effet, si le GALEC fait valoir que l'interdiction qui lui est faite de faire de la publicité sur ses prix est préjudiciable aux consommateurs qui ne sont pas informés des prix plus avantageux consentis par les distributeurs Leclerc, qu'elle contribue à l'opacité du marché et n'est pas justifiée au regard de l'objectif poursuivi, il convient cependant d'énoncer qu'en plus de l'intérêt général que revêt un débat libre sur les pratiques commerciales, il existe un intérêt concurrent à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises pour le bénéfice des actionnaires et des employés mais aussi pour le bien économique au sens large; qu'ainsi l'article 7 de la loi du 10 août 1981 n'est pas contraire à l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ; que l'exception d'inconventionnalité soulevée par le GALEC sera rejetée ;
SUR LA QUALIFICATION DES PUBLICITES LITIGIEUSES
Considérant que la société GALEC prétend que la condition édictée par l'article 7 de la loi du 10 août 1981, à savoir l'existence de publicité sur les prix, n'est pas remplie, les publicités litigieuses ne mentionnant pas de prix, mais la possibilité légale offerte aux détaillants de procéder à une remise de 5 % sur le prix éditeur ;
Mais considérant que si aucun prix brut n'apparaît dans les annonces litigieuses, l'indication, dans celles-ci, du pourcentage de rabais offert par les espaces culturels Leclerc, par rapport au prix public unique fixé par l'éditeur ou l'importateur, permet bien aux consommateurs de calculer un prix ; qu'il s'agit de publicités faites à tous les lecteurs des quotidiens en cause, les informant que les espaces culturels Leclerc les font bénéficier de la remise légale, plafonnée à 5 % et qu'ils sont les seuls à le faire ; que ces prix sont inférieurs au prix de vente au public affiché sur les livres; qu'ainsi, les publication des 20 et 22 mars 2007 dans les journaux Le Monde, Libération, le Figaro, et 20 Minutes constituent des publicités prohibées par l'article 7 de la loi du 10 août 1981;
Considérant que le fait de contrevenir à la loi du 10 août 1981 constitue un acte de concurrence déloyale, puisque le GALEC a utilisé des moyens illicites pour augmenter ses ventes de livres au détriment des distributeurs qui respectent la loi ; que la faute ainsi commise de ce chef est de nature à engager la responsabilité de la société en cause ;
SUR LE DEFAUT PRETENDU DE PREUVE DU PREJUDICE ALLEGUE PAR LE SLF
Considérant que si le GALEC soutient, à titre subsidiaire, qu'à supposer qu'une faute lui soit imputable, le SLF ne démontre pas l'atteinte qui aurait été portée aux intérêts des libraires indépendants, il ne saurait toutefois contester que le caractère répété, et à bref intervalle, des publicités litigieuses, effectuées sur une page entière dans plusieurs des principaux quotidiens nationaux, et leur large diffusion a revêtu le caractère d'une véritable campagne de presse et a détourné un certain nombre de consommateurs des magasins des libraires indépendants au profit des centres Leclerc, répartis sur tout le territoire ; qu'eu égard à la nature de la faute commise, à sa réitération et à son impact sur les consommateurs au regard du marché considéré, la Cour dispose des éléments d'appréciation suffisants pour évaluer le préjudice causé au SLF, lequel en vertu de l'article 8 de la loi et de l'article 3 de ses propres statuts, a qualité à agir en réparation au nom des libraires indépendants qu'il représente, à la somme de 20 000 euro ; qu'il convient en conséquence de confirmer le jugement déféré et de débouter les parties du surplus de leurs demandes respectives ;
PAR CES MOTIFS, Confirme le jugement déféré, Déboute les parties du surplus de leurs demandes respectives, Condamne le GALEC aux entiers dépens d'appel avec recouvrement dans les conditions de l'article 699 du Code procédure civile, Le condamne à payer au SLF la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.