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Décisions

CA Versailles, 3e ch., 10 novembre 2011, n° 10-03532

VERSAILLES

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Kia Motors France (SAS)

Défendeur :

Guez Automobiles (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Valantin

Conseillers :

Mmes de Martel, Souciet

Avoués :

SCP Debray Chemin, SCP Jullien Lecharny Rol Fertier

Avocats :

Mes Homman, Yver, Bourgeon

TGI Pontoise, 1re ch., du 30 mars 2010

30 mars 2010

La société Kia Motors France est appelante d'un jugement rendu le 30 mars 2010 par le Tribunal de grande instance de Pontoise dans un litige l'opposant à la société Guez Automobiles.

La société Guez Automobiles, concessionnaire Ford dans le département de la Seine Maritime, a été sollicitée courant 2004 par la société Kia Motors, constructeur coréen de véhicules, pour la représentation de sa marque dans le département.

Par lettres d'intentions datées des 27 juillet et 3 août 2004, les parties ont envisagé la conclusion de deux contrats, l'un dit de "concession" pour la vente de véhicules neufs, l'autre dit de "réparateur agréé" pour le service après-vente ; et ce à partir du site consacré par la société Guez Automobiles à la représentation de la marque Ford ; la société Guez réservant au sein de ses locaux, une surface d'exposition de 150 m² aux véhicules de marque Kia. Ces deux contrats ont été régularisés en août 2005.

Début 2006, la société Kia Motors a proposé à la société Guez Automobiles la signature de nouveaux contrats comportant des standards nouveaux pour la représentation de la marque, et augmentent les objectifs de vente.

Ces contrats avaient vocation à se substituer, à effet au 1er janvier 2006, aux contrats précédemment conclus, ce que Guez Automobiles a refusé, en raison du caractère plus exigeant des normes et objectifs posés par les nouveaux contrats, que la société Guez jugeait irréalistes.

Mise en demeure de signer les nouveaux contrats, la société Guez Automobiles a refusé tant que les objectifs de 2006 ne seraient pas réexaminés.

Début 2007, la société Kia Motors, a notifié successivement à la société Guez Automobiles :

- la résiliation avec préavis de deux ans des contrats de concession et de réparateur agréé à effet du 15 février 2009,

- de nouveaux objectifs de vente pour 2007,

- La réduction de la remise fixe de 13 % par rapport au prix public de vente conseillé accordée sur les achats de véhicules neufs,

- son refus d'actualiser les taux de main-d'œuvre servant de base au remboursement des interventions gratuites effectuées dans le cadre de la garantie contractuelle assurée aux acheteurs de véhicules neufs de la marque.

Saisi par la société Guez Automobiles, le juge des référés du tribunal de commerce, par décision du 14 juin 2007, a ordonné une expertise, ainsi que le prévoyait la convention en cas de désaccord sur les objectifs. Le rapport a été déposé le 26 mars 2008. Il conclut à un objectif pour 2007 de 130 véhicules contre les 300 proposés par Kia.

La société Guez Automobiles a considéré que les objectifs de vente annuels de véhicules neufs Kia proposés pour les années 2006, 2007 et 2008 étaient irréalisables et qu'en refusant de négocier des objectifs de vente raisonnables, la société Kia lui a causé des préjudices justifiant son assignation.

Par jugement du 30 mars 2010, le Tribunal de grande instance de Pontoise a :

- condamné la société Kia Motors à payer à la société Guez Automobiles la somme de 100 000 euro à titre de dommages et intérêts pour la perte de chance de réaliser un volume de vente en rapport avec des objectifs raisonnables d'une part, et de bénéficier des primes correspondantes d'autre part,

- condamné la société Kia Motors à payer à la société Guez Automobiles la somme de 50 000 euro de dommages et intérêts pour avoir subordonné le maintien d'une partie substantielle de la remise qu'elle accordait jusqu'alors à la société Guez Automobiles sur ses factures d'achats de véhicules neufs, à des critères dépourvus de caractère contractuel,

- débouté les parties de leurs autres demandes,

- condamné la société Kia Motors à payer à la société Guez Automobiles la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Le tribunal a donc considéré que Kia Motors avait fixé des objectifs disproportionnés et modifié unilatéralement la marge sur les véhicules neufs, à compter du 2e trimestre 2007.

La société Kia Motors a régulièrement interjeté appel de ce jugement et dans ses dernières conclusions visées le 13 mai 2011, demande à la cour :

A titre principal,

- l'infirmation du jugement entrepris en ce qu'il l'a condamnée au paiement des sommes de 100 000 euro et 50 000 euro de dommages et intérêts, et 2 000 euro de frais irrépétibles,

- la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a débouté la société Guez Automobiles de sa demande au titre de la reprise du stock de pièces de rechange,

- de dire qu'elle n'a commis aucune faute susceptible d'engager sa responsabilité et ordonner la restitution de la somme de 75 000 euro versée au titre du jugement entrepris,

- débouter la société Guez Automobiles de l'ensemble de ses demandes.

A titre subsidiaire, la société Kia Motors demande à la cour de dire que le montant du préjudice allégué par la société Guez Automobiles n'est pas démontré.

En tout état de cause, Kia Motors demande la condamnation de la société Guez Automobiles à lui payer la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Dans ses dernières écritures visées le 9 juin 2011, la société Guez Automobiles demande à la cour :

- de dire que les objectifs de vente annuels de véhicules neufs Kia proposés par la société Kia Motors France pour les années 2006, 2007 et 2008 étaient déraisonnables au regard de la zone de chalandise de la société Guez Automobiles et de son potentiel de ventes,

- de dire qu'en refusant de négocier des objectifs de ventes raisonnables en temps utile, la société Kia Motors Automobiles lui a, par sa légèreté et sa mauvaise foi causé des préjudices,

- de condamner la société Kia Motors France à lui payer à titre de dommages et intérêts :

- en contrepartie des volumes de ventes qu'elle lui a fait perdre en la privant du moyen substantiel constitué par la marge additionnelle dont l'obtention dépend de la réalisation des objectifs:

- 68 675 euro, 103 844 euro et 108 148 euro, respectivement pour les années 2006, 2007 et 2008

- en contrepartie de la privation des primes liées à la réalisation des objectifs pour 2006, 2007 et 2008 respectivement pour chaque année 30 106 euro, 36 383 euro et 32 115 euro,

- de dire que la société Kia Motors France a subordonné à compter du deuxième trimestre 2007 à des critères dépourvus de caractère contractuel, le maintien d'une partie substantielle de la remise qu'elle lui accordait jusqu'alors sur ses factures d'achats véhicules neufs,

- de condamner la société Kia Motors France à lui payer en réparation du préjudice qu'elle lui a ainsi causé :

- 30 379 euro, au titre de la période du 1er avril 2007 au 31 décembre 2007,

- 41 107 euro, au titre de la période du 1er janvier 2008 au 31 décembre 2008,

- de condamner la société Kia Motors France à lui payer la somme de 43 019,55 euro à charge pour la société Kia Motors France de procéder à l'enlèvement à ses frais dans les locaux de la société Guez Automobiles du stock de pièces de rechange Kia correspondant,

- de condamner la société Kia Motors France au paiement de la somme de 15 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

La cour renvoie à ces conclusions déposées et soutenues à l'audience, pour un plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, conformément à l'article 455 du Code de procédure civile.

Motifs de la décision :

- sur la négociation des objectifs

Kia Motors France a conclu à l'infirmation du jugement qui avait accordé à la société Guez Automobiles une somme de 100 000 euro à titre de dommages-intérêts sur le fondement de la perte d'une chance de réaliser un volume de vente en rapport avec des objectifs raisonnables et de bénéficier des primes correspondantes.

En appel, la société Guez Automobiles reprend les demandes formées par elle en première instance sur le fondement de la perte d'une chance, y ajoutant des demandes complémentaires de 108 148 euro (pour 2008) pour le volume de vente, outre 32 115 euro (pour 2008) pour la privation des primes.

Si la perte d'une chance n'est pas assimilable à un dommage futur et certain, elle ne peut non plus se ramener à un préjudice éventuel, non réparable.

Il convient donc d'examiner en l'espèce, si la chance invoquée par Guez Automobiles est suffisamment sérieuse pour constituer un préjudice réparable. De plus, il doit être rappelé que les dommages-intérêts attribués en cas de perte d'une chance représentent une fraction de l'avantage espéré et non cet avantage en son entier. Enfin il appartient à la société Guez Automobiles de rapporter la preuve de la perte d'une chance.

Pour demander à la cour de condamner Kia Motors France au paiement de dommages-intérêts représentant la perte d'une chance d'avoir vendu plus de voitures et touché plus de primes, Guez Automobiles, propose de retenir la méthodologie retenue par l'expert pour déterminer les objectifs annuels raisonnables en 2007.

Cette méthode est clairement décrite par l'expert ; elle constitue ainsi un élément fiable de référence pour la solution du litige. S'il est vrai que l'expert s'est prononcé uniquement pour l'année 2007, il n'est pas démontré que les années 2006 et 2008 se caractérisent par une rupture de la situation du marché des voitures automobiles, ce marché étant plutôt orienté à la baisse dans ces années 2006/2007/2008 comme le fait observer la société Guez Automobiles.

En effet, Kia Motors France n'a pas démontré en quoi la méthode de l'expert devait être écartée, quand bien même elle n'aurait autorité que pour 2007.

Par ailleurs il est constant que Kia Motors France n'a justifié d'aucune "méthode", d'aucune logique objective dans la fixation des objectifs, propre à justifier que soit écartée la méthode retenue par l'expert.

Non seulement on ne sait pas sur quel fondement sont fixés les quotas tant globaux que catégoriels de véhicules Kia, mais la zone de chalandise, déterminée à 41 cantons puis à 29 cantons par Kia, a ensuite été fixée à 49 et n'a pu finalement être déterminée avec quelque précision que par l'expert, les parties n'ayant jamais pu trouver un accord sur ce point essentiel, Kia se refusant à toute négociation (pièces 17 à 26).

Ainsi le caractère réalisable et justifié des objectifs fixés à Guez Automobiles par la société Kia Motors France ne résulte pas du dossier ; elle ne démontre pas non plus en quoi la méthode de l'expert ne peut être appliquée aux années 2006 et 2008.

Rien ne permettant d'écarter le recours à la méthode de l'expert, pour les années 2006 et 2008 également, on doit considérer que constituent des objectifs raisonnables

- pour 2006, 116 véhicules,

- pour 2007, 130 véhicules

- pour 2008, 139 véhicules.

Mais pour ces trois années, la société Guez Automobiles avait vendu 78 véhicules en 2006, 66 en 2007, et 16 en 2008.

Or la société Guez Automobiles ne parvient pas à prouver que la fixation par Kia, des objectifs, à 116 (2006), 130 (2007), 139 véhicules (2008) lui aurait permis de réaliser ces ventes, ou plus, en 2006, 2007, et 2008 ;

Compte tenu de l'écart très important qui existe entre des quotas "raisonnables" retenus par le présent arrêt et ceux réalisés par Guez Automobiles, il n'est pas établi que la seule fixation de quotas plus raisonnables aurait permis à Guez Automobiles d'améliorer ses ventes. On ne connaît d'ailleurs pas la marge unitaire que se réservait Guez Automobiles.

La société Guez Automobiles ne peut donc prétendre obtenir réparation du préjudice correspondant à la différence de marge qu'elle aurait perçue sur les quotas obtenus en appliquant la méthode de l'expert.

S'agissant des primes, il en va de même ; la réalisation de l'objectif entraîne le versement d'une prime mais cette réalisation est en l'espèce, trop incertaine.

Ainsi la chance, pour la société Guez Automobiles, de réaliser des objectifs raisonnables, selon même la méthode proposée par l'expert invoquée par l'intimée, n'est pas suffisamment sérieuse pour justifier sa demande tendant à être indemnisée sur le fondement de la perte d'une chance. La fixation déraisonnable et donc fautive par Kia Motors France, des objectifs commerciaux, n'a donc pu générer un préjudice réparable au profit de Guez Automobiles, sur le fondement de la perte d'une chance.

Il convient donc de débouter Guez Automobiles de cette demande et d'infirmer l'arrêt sur ce point.

- sur la modification unilatérale de la marge sur véhicules neufs :

La société Guez Automobiles a renouvelé ses demandes, fixées à 71 486 euro pour 2007 et 2008 dans ses dernières conclusions.

Il est constant que, par circulaire applicable à compter du 1er avril 2007, Kia Motors France a apporté une modification unilatérale à des dispositions claires contenues dans le contrat. La remise, par rapport au prix public conseillé, était en effet de 13 % sur la majorité des modèles ; or cette remise a été scindée en deux parties, une remise de 2 % étant introduite au sein des 13 %, conditionnée par des paramètres unilatéralement définis, ajoutant aux conditions initiales.

De fait, Kia Motors France n'a pas versé la remise complémentaire des 2 % entre avril 2007 et décembre 2008, ce qu'elle ne pouvait décider de faire de manière unilatérale.

Les critères posés par Kia Motors France pour l'obtention de ces 2 % constituant des obligations supplémentaires, Guez Automobiles n'était pas tenue de s'y conformer, si bien que le refus par Kia de lui accorder cette prime ne peut être justifié par le refus de Guez d'accepter ces conditions.

La cour s'associe aux appréciations faites par le tribunal dont les dispositions seront confirmées sur ce point.

S'agissant du quantum des dommages intérêts, il convient de préciser que Guez Automobiles ne se place pas sur le registre de la perte d'une chance mais sur celui du préjudice certain.

Eu égard au nombre de voitures effectivement vendues, il convient d'apprécier le préjudice subi par Guez Automobiles à la somme de 21 000 euro.

- sur la reprise des stocks :

Les contrats ont été résiliés à l'initiative de Kia Motors France qui n'a pas respecté les termes de ses engagements ; cette résiliation suppose donc des restitutions entre les parties, du fait que le matériel n'avait été confié à Guez Automobiles, qu'en raison du contrat de réparateur agréé dont elle bénéficiait, lequel a été résilié. Or Guez Automobiles a bien souligné que, ne faisant plus partie du réseau de réparateurs Kia, elle n'avait pas l'écoulement des pièces de rechange ; le stock doit donc être repris par Kia Motors France, qui est à l'origine de la rupture, sans qu'une disposition spéciale du contrat ne l'y oblige.

Le jugement sera infirmé ; la demande de la société Guez Automobiles accueillie et Kia Motors France condamnée à reprendre le stock pour un montant de 43 019,55 euro dont il est justifié.

- sur les frais irrépétibles :

Il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de chacune des parties les frais exposés par elles et non compris dans les dépens de l'instance d'appel.

Par ces motifs : LA COUR, statuant en audience publique, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, infirme le jugement rendu par le Tribunal de grande instance de Pontoise le 30 mars 2010 en toutes ses dispositions, à l'exception de la condamnation de la société Kia Motors France au titre des frais irrépétibles de première instance ; Et, statuant à nouveau, Déboute la société Guez Automobiles de sa demande fondée sur la perte d'une chance de réaliser un volume de vente en rapport avec des objectifs raisonnables, et de bénéficier des primes correspondantes ; Condamne la société Kia Motors France à payer à Guez Automobiles la somme de 21 000 euro, au titre de la modification des conditions d'obtention de la remise sur le prix public des véhicules neufs ; Condamne la société Kia Motors France à payer à la société Guez Automobiles la somme de 43 019,55 euro, au titre de la reprise des stocks ; Déboute les parties du surplus de leurs prétentions ; Y ajoutant, Condamne la société Kia Motors France aux dépens d'appel et autorise la SCP Jullien Lecharny Rol Fertier à procéder à leur recouvrement dans les conditions prévues par les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.