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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 24 juin 2011, n° 10-16439

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Cyrillus (SA)

Défendeur :

Tod's (SPA) , Tod's France (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Girardet

Conseillers :

Mmes Nerot, Regniez

Avoués :

Me Teytaud, SCP Baufume Galland Vignes

Avocats :

Mes Bertrand, De Haas

T. Com. Paris, du 25 Février 2010

25 février 2010

La société de droit italien Tod'S spa revendique la titularité de droits patrimoniaux de propriété artistique sur deux modèles de chaussures, l'un dénommé Kate Selleria Access - ci-après Kate, l'autre dénommée Olympia. L'un et l'autre sont commercialisés sous la marque Hogan.

Elle découvrit que la société Cyrillus offrait à le vente et vendait des modèles de chaussures portant atteinte, selon elle, à ses droits, l'un commercialisé sous la marque Veletto reprenant certaines caractéristiques du modèle Kate, alors que l'autre commercialisé sous la marque Joggers reprendrait celles du modèle Olympia.

La société Tod's spa et la société Tod's France ont alors assigné la société Cyrillus devant le tribunal de commerce de Paris en contrefaçon de droits d'auteur et en concurrence déloyale.

Par jugement en date du 25 février 2010, le tribunal a accueilli les demandes des sociétés Tod's, a prononcé les mesures d'interdiction et de publication d'usage et a condamné la société Cyrillus à verser à la société Tod's spa la somme de 100 000 euro en réparation des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale et à la société Tod's France la somme de 50 000 euro en réparation des actes de concurrence déloyale.

Vu les dernières écritures en date du 25 août 2010 de la société Cyrillus qui fait valoir en substance que dès lors que le modèle Joggers a été licitement acheté en Italie par la société Cyrillus, la loi italienne doit s'appliquer comme étant celle du fait générateur du dommage allégué, pour en tirer la conclusion que l'intimé ne démontre pas que la loi italienne pourrait protéger le modèle en cause ; elle suggère à la cour de poser une question préjudicielle à la CJUE ; elle conteste en tout cas l'originalité des modèles qui lui sont opposés, qu'elle qualifie notamment de simple déclinaison de modèles antérieurs d'une grande banalité et dépourvus d'éléments protégeables, avant de contester l'existence d'acte de contrefaçon et de concurrence déloyale ; subsidiairement, elle fait état de sa totale bonne foi pour soutenir qu'elle ne doit être sanctionnée que sur la base des bénéfices qu'elle a réalisés comme le prévoit l'article 13 partiellement transposé de la directive CE 2004/48 et demande in fine à la cour de constater que le préjudice des intimées est nul ;

Vu les dernières écritures en date du 9 décembre 2010 des sociétés Tod's qui opposent que la loi française est applicable et qu'il n'y a pas lieu de poser de questions préjudicielles à la CJUE avant de conclure à la confirmation de la décision déférée sauf en ce qui concerne la réparation de leur préjudice qu'elles demandent à la cour de fixer aux sommes suivantes :

- à la société Tod's spa, 150 000 euro au titre de la contrefaçon et 50 000 euro au titre des actes "de concurrence déloyale et parasitaire" distincts des actes de contrefaçon,

- à la société Tod's France, la somme de 100 000 euro en réparation des actes de concurrence déloyale ; elles sollicitent en outre la publication de la présente décision sur la page d'accueil du serveur de la société Cyrillus accessible à l'adresse www.cyrillus.fr ;

SUR CE,

Sur la loi applicable au litige :

Considérant que la société appelante se réfère à l'article 5.2 de la Convention de Berne qui dispose en substance que l'étendue de la protection ainsi que les moyens de recours garantis à l'auteur pour sauvegarder ses droits se règlent d'après la législation du pays où la protection est demandée ;

Considérant que la société Cyrillus soutient qu'il importe de déterminer si le modèle de chaussures de sport Olympia fabriqué par Tod's en Italie bénéficie effectivement de la protection du droit d'auteur en Italie et si le modèle importé et commercialisé par la société Cyrillus est contrefaisant au regard de la loi italienne ; qu'elle ajoute qu'il serait contraire aux principes de libre circulation des biens à l'intérieur de l'Union qu'une paire de chaussures fabriquée et mise dans le commerce licitement en Italie " devienne contrefaisante " d'un modèle italien au seul motif qu'elle ait été importée en France pour y être commercialisée ; qu'elle demande à la cour de dire que par application de l'article 5.2 précité, c'est la loi italienne, lieu du fait générateur du dommage qui doit, seule, s'appliquer et, subsidiairement, de poser à la CJUE la question préjudicielle suivante :

" Au regard du principe fondamental de libre circulation des produits à l'intérieur de l'UE, et compte tenu de la disparité qui existe dans la protection accordée aux œuvres d'arts appliqués par les législations des pays membres et de l'article 5 de la Convention de Berne de 1886, afin d'éviter qu'un produit licitement mis dans le commerce dans un pays de l'Union (pays A) soit jugé contrefaisant d'un modèle créé dans ce même pays (pays A) par une juridiction d'un pays tiers (pays B), alors qu'il n'est pas établi qu'il en soit ainsi dans son pays d'origine (pays A), la juridiction dudit pays tiers (pays B) ne doit-elle pas apprécier à la fois la validité des droits invoqués et l'existence des actes de contrefaçon en appliquant le droit du pays d'origine du produit authentique (pays A) "

En matière de dessins et modèles, la législation des pays de l'UE a été harmonisée par la directive 98/71/ CE du 13 octobre 1998 relative à la protection juridique des dessins et modèles. Néanmoins, l'article 17 de ladite Directive qui a maintenu la théorie de " l'unité de l'art " et qui permet également aux dessins et modèles de bénéficier de la protection du droit d'auteur et dispose que " la portée et les conditions d'obtention de cette protection, y compris le degré d'originalité requis, sont déterminées par chaque Etat membre ". En conséquence cet article (qui a en quelque sorte désharmonisé la protection des œuvres d'arts appliqués au sein de l'UE en permettant à chaque Etat membre de déterminer objectivement les conditions de la protection desdits dessins et modèles), n'est-il pas contraire au principe de prévisibilité et de sécurité juridique qui est un des objectifs fondamentaux de l'article de l'article 6 de la CEDH et de nature à porter atteinte à la libre circulation des produits au sein de l'UE ... "

Considérant ceci rappelé, que la question de la détermination de la loi applicable est réglée, comme en conviennent d'ailleurs les parties, par l'article 5.2 de la Convention de Berne qui énonce d'une part, que la jouissance et l'exercice des droits de l'auteur sont indépendants de l'existence et de la protection dans le pays d'origine, et d'autre part, que l'étendue de cette protection est réglée par la législation du pays où la protection est réclamée ;

Considérant que la loi de la juridiction saisie, loi française, correspond, en l'espèce, à la loi du pays où la protection est demandée ;

Qu'elle correspond aussi à la loi qui gouverne l'incrimination des actes en cause, puisque la juridiction est saisie d'actes d'importation en France de modèles argués de contrefaçon ;

Considérant que la référence au fait générateur défini comme étant celui du lieu de fabrication du modèle litigieux, est dès lors inopérante ;

Considérant par ailleurs qu'il est indifférent de déterminer si les modèles en cause sont susceptibles de porter atteinte à des droits d'auteur dont la société Tod's pourrait se prévaloir en Italie et, comme le suggère l'appelante, de poser les questions préjudicielles ci-dessus rappelées, dans la mesure où la CJUE à laquelle le tribunal de grande instance de Paris avait posé une question relative aux droits dont pouvait se prévaloir la société Tod's en France, avait dit pour droit dans son arrêt du 30 juin 2005, C-/28/04 que " ... le principe général de non-discrimination en raison de la nationalité , doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à ce que la recevabilité d'un auteur à réclamer dans un Etat membre la protection du droit d'auteur accordée par la législation de cet Etat soit subordonnée à un critère de distinction fondé sur le pays d'origine de l'œuvre " ;

Considérant qu'il suit que la loi française est applicable au litige ;

Sur l'originalité des modèles opposés :

- modèle Kate :

Considérant que les intimées revendiquent la combinaison des caractéristiques suivantes :

" - un empiècement en cuir couvrant le cou-de- pied et l'empeigne,

- une boucle en cuir de forme trapézoïdale reliée aux bords de la chaussure par deux attaches métalliques cylindriques,

- un dernier empiècement compose l'emboîtage : au niveau de l'emboîtage, l'empiècement est perforé afin de laisser ressortir les picots caractéristiques de Tod's comme sur le dessous de la semelle " ;

Considérant que les intimées exposent que ce modèle a été divulgué le 11 juillet 2005 et commercialisé en France à partir de cette date, ce qui n'est d'ailleurs pas contesté ;

Considérant que la société Cyrillus conteste en revanche que les caractéristiques sus-décrites puissent conférer à ce modèle une originalité quelconque, car d'une part, la boucle trapézoïdale, en cuir, reliée aux bords de la chaussure par deux attaches cylindriques est un accessoire largement diffusé sur lequel l'intimée ne détient aucun droit, et d'autre part, la présence de picots sur la semelle et le talon a pour objet d'assurer une fonction anti-dérapante comme en témoignent des modèles de mocassins Biscayne de Bexley ;

Mais considérant que l'intimée se prévaut de droits patrimoniaux sur une combinaison de caractéristiques dont les documents et pièces produites sont d'autant moins habiles à ruiner l'originalité, qu'ils ne sont que parcellaires et surtout non datés, - à l'exception du catalogue Mora daté de 2006, alors que la société Tod's spa fait remonter ses droits à l'année 2005 ;

- modèle olympia :

Considérant que la combinaison des caractéristiques suivantes est revendiquée :

- des empiècements de différentes couleurs et matières, à savoir : un empiècement en nubuck d'une forme particulière allant des œillets à la semelle recouvrant l'empeigne et le cou de pied, formant une bande étroite au niveau des œillets et du cou de pied puis se divisant en deux parties de chaque côté de la chaussure pour former l'empeigne , un empiècement composant chaque bourrelet figurant sur le haut des quartiers de la chaussure qui se rejoignent par le milieu de l'emboîtage, un empiècement en nubuck composant l'emboîtage, deux fins empiècements soulignant la partie basse de l'empeigne une semelle de gomme de forme particulières et bicolore,

- des coutures en surpiqûre simple délimitant chaque empiècement ;

Considérant que la société Cyrillus oppose que des modèles antérieurs présentaient déjà un empiècement situé au niveau des lacets qui rejoignait celui du bout de la chaussure (Doc Martens 2001, Caterpilar /Scuba, Adidas /Puma /Anjan 2002) ; qu'il en est de même de la présence d'un empiècement en nubuck autour du talon (Caterpilar /Scuba, Puma/Anjan, GOLA/Speed 2002) ; que le modèle Olympia ne fait ainsi que reprendre des éléments ornementaux qui font flores et que la société Tod's spa décline avec quelques légères modifications de détails qui sont insuffisantes pour lui conférer une originalité quelconque ;

Considérant ceci rappelé, qu'il est inopérant de relever, comme le font les intimées, que les modèles antérieurs produisent une impression d'ensemble différente, puisque l'originalité d'un modèle ne se déduit pas de l'impression différente que peuvent produire les modèles qui lui sont antérieurs ;

Qu'il importe en revanche de dégager au regard des créations existantes en 2003, si la combinaison des caractéristiques revendiquées est ou non porteuse de l'empreinte personnelle de son auteur ;

Considérant en l'espèce qu'il est indéniable que la présence d'un empiècement allant des œillets à la pointe de la chaussure pour revenir de chaque côté de la pointe, est une caractéristique déjà divulguée par les modèles précités ; que les modèles Caterpilar/Scuba, Gola/speed présentent en outre la caractéristique tenant à la présence d'un empiècement sur le talon ;

Que cependant, les autres caractéristiques (forme des empiècements et de la semelle, surlignement de l'empeigne, bourrelets qui se rejoignent sur le milieu de l'emboîtage, semelle bicolore) sont absentes ; qu'il ne s'agit pas de détails dans des modèles de chaussures qui ne se singularisent que par des jeux de lignes et de couleurs ;

Considérant en conséquence que la décision déférée sera confirmée en ce qu'elle retient que les modèles Kate et Olympia sont éligibles à la protection par le droit d'auteur ;

Sur la contrefaçon :

Considérant que les premiers juges ont pertinemment relevé que le modèle de mocassin commercialisé par l'appelante reprenait la combinaison des caractéristiques du modèle Kate et que le modèle Joggers reprenait celle du modèle Olympia, peu important que le modèle Joggers substitue à la lettre " H " présente sur les côtés du modèle original, la lettre " C " ;

Qu'en effet, la contrefaçon est caractérisée en droit d'auteur par la constatation de la reprise des caractéristiques qui sont au fondement de l'originalité de l'œuvre ;

Que tel est le cas de l'espèce pour les deux modèles incriminés ;

Sur la concurrence déloyale :

à l'égard de Tod's France :

Considérant que la décision déférée relève exactement que la société Tod's France commercialise soit directement soit par le canal d'un réseau de distribution sélective, les deux modèles contrefaits qui ont acquis une certaine notoriété auprès du public en raison de l'importance des investissements publicitaires dont ils ont été l'objet ; que la très grande similarité des modèles contrefaisants quand bien même arborent-ils la lettre " C ", n'a pu que générer une confusion, du moins par association, et détourner la clientèle des produits authentiques ;

à l'égard de Tod's spa :

Considérant que la société Tod's Spa souligne que ses modèles ont acquis une réelle notoriété ; que la société Cyrillus a voulu profiter des important investissements qu'elle avait réalisés et de son savoir-faire, en commercialisant, à des prix nettement inférieurs, deux modèles qui sont la copie quasi servile des modèles authentiques ; que de tels actes caractérisent, selon elle, un comportement parasitaire distincts des actes de contrefaçon ;

Mais considérant tout d'abord, que la notion de parasitisme n'a pas cours en l'espèce, les sociétés en présences étant en situation de concurrence, opérant sur le même marché et s'adressant à une clientèle très voisine ; que l'analyse de leur comportement doit donc être conduite au regard de la concurrence déloyale et du risque de confusion, voire du risque d'association, que le comportement dénoncé est susceptible de faire naître dans l'esprit de la clientèle ;

Considérant en suite, que la société Tod's n'incrimine aucun acte distinct de la contrefaçon puisque la notoriété des modèles, fruit d'importants investissements, et la reprise d'un savoir-faire qui découle nécessairement de la reprise des caractéristiques originales, sont des éléments qui sont pris en compte dans la réparation allouée au titre des actes de contrefaçon ; que par ailleurs la commercialisation de deux modèles au demeurant fort distincts, ne saurait rendre compte de la reprise d'une gamme, et que leurs prix de vente, pour être inférieurs à ceux des produits authentiques, ne sont pas vils ;

Considérant qu'il suit que la décision entreprise sera infirmée en ce qu'elle a retenu que l'appelante avait commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la société Tod's spa ;

Sur les mesures réparatrices :

Considérant que la société Tod's spa fait valoir que son préjudice résulte de l'atteinte à son droit d'auteur, des gains manqués et des pertes qu'elle a subies, postes dont elle rappelle la signification, pour estimer que son préjudice s'élève à la somme de 150 000 euro au regard d'une masse contrefaisante constituée de 795 paires du modèle Veletto et 1100 paires du modèle Joggers ;

Considérant que la société Cyrillus excipe de sa bonne foi, pour revendiquer le bénéfice des dispositions de l' article 13 de la directive n° 2004/48 du 29 avril 2004 et des accords ADPIC lesquels distinguent la situation du contrefacteur qui s'est livré à une activité contrefaisante sans le savoir ou sans avoir de motifs raisonnables de la savoir ; que, selon elle, ces dispositions devraient conduire à ne fixer le montant des dommages et intérêts qu'en fonction des seuls bénéfices qu'elle a réalisés ;

Considérant cependant, que la notoriété des modèles authentiques exclut que la société Cyrillus qui est une professionnelle du commerce d'articles de mode puisse invoquer son ignorance des droits des intimées ;

Considérant en outre, que les dispositions de l'article 13 précité n'ont qu'un caractère facultatif pour les Etats membres ; que les dispositions ADPIC, notamment son article 45qui n'a pas d'effet direct, laissent également une option aux Etats signataires, en sorte que c'est au regard de l' article L 331-1-3 du Code de la propriété intellectuelle issu de la loi de transposition de la directive 2004/48 que doit être fixé le montant des dommages et intérêts ;

Considérant en l'espèce, que les premiers juges ont sous- estimé le taux de marge dégagé par la société Tod's spa ;

Que sur la base d'un taux de l'ordre de 50 % et compte tenu de la notoriété des modèles en cause, de l'atteinte portée à leur valeur, et des gains manqués, le préjudice subi par la société TOD'S spa sera fixé à la somme de 90 000 euro ;

Considérant en revanche que la décision entreprise a exactement estimé la réparation des actes de concurrence déloyale subis par la société Tod's France, à la somme de 50 000 euro ;

Considérant que les autres mesures, notamment d'interdiction et de publication seront confirmées sauf à y ajouter que la mesure de publication tiendra compte du présent arrêt ;

Sur l'article 700 du Code de procédure civile :

Considérant que l'équité commande de condamner l'appelante à verser aux intimées la somme de 7 000 euro au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.

Par ces motifs, Confirme la décision déférée, sauf en ce qu'elle a retenu que la société Cyrillus avait commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société TOD'S spa et en ce qu'elle a fixé à 80 000 euro le montant des dommages et intérêts alloués à cette dernière en réparation des actes de contrefaçon, Statuant à nouveau et y ajoutant, Déboute la société Tod's spa de sa demande en réparation d'actes de concurrence déloyale, Condamne la société Cyrillus à verser à la société TOD'S spa la somme de 90 000 euro en réparation des actes de contrefaçon, La condamne en outre à verser aux sociétés TOD'S spa et TOD'S France la somme globale de 7 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile et à supporter les dépens qui seront recouvrés dans les formes de l'article 699 du même code.