CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 7 janvier 2011, n° 09-16251
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Klein, Objekto (SARL), Tête à Tête Arts (SARL)
Défendeur :
Archigram (SARL), De Oliveira, Martins, BCP (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Girardet
Conseillers :
Mes Darbois, Nerot
Avoués :
Me Couturier, SCP Baufume-Galland-Vignes, SCP Hardouin, SCP Menard-Scelle-Millet
Avocats :
Mes Paugam, Garnier, Blanc, Leker, Gaubiac
Yves Klein est l'auteur d'une table basse, de forme rectangulaire, constituée d'un vaste plateau supportant un pigment pur, en grains, de couleur monochrome bleu outremer nommé ici " bleu IKB ", recouvert et protégé par une plaque de verre, le piétement métallique étant placé en retrait des bords du plateau, pour ne donner à voir que cette couleur, dénommée " couleur matière ";
Décédé en 1962, l'artiste laissa comme unique héritier son fils Yves Armand Marie Klein.
La société Tête à Tête Arts est cessionnaire des droits d'édition sur cette œuvre.
Une grande exposition rétrospective intitulée " Yves Klein-Corps, Couleur, Immatériel " fut organisée du 5 octobre 2006 au 5 février 2007 par le Centre Georges Pompidou.
Yves Armand Klein et la société Tête à Tête Arts firent constater qu'au même moment était commercialisée par les sociétés Objekto, Archigram et BPCP, (cette dernière tenant boutique au sein du Centre Georges Pompidou), une table basse comparable dénommée Pigmento présentée par ses auteurs Messieurs De Oliveira et Martins, comme étant un " hommage au travail d'Yves Klein, au bleu qu'il a créé et à la manière dont il abordait la couleur... ".
Estimant que la table Pigmento était la contrefaçon de la table d'Yves Klein,Yves Armand Klein et la société Tête à Tête Arts assignèrent les sociétés précitées devant le tribunal de grande instance de Paris en contrefaçon des droits d'auteur dont ils sont respectivement investis et en concurrence déloyale.
Par jugement en date du 29 mai 2009, le tribunal déclara recevable l'intervention volontaire des auteurs, rejeta l'action en contrefaçon aux motifs que l'impression d'ensemble qui résultait de la contemplation de la table Pigmento était totalement distincte de celle produite par l'œuvre revendiquée ; en revanche, il accueillit l'action en concurrence déloyale, prononça les mesures d'interdiction et de publication d'usage, condamna in solidum les défenderesses à verser à la société Tête à Tête Arts la somme de 60 000 euro à titre de dommages et intérêts et dit que la société Objekto devait garantir les sociétés Archigram et BPCP ;
Vu les dernières écritures en date du 15 septembre 2010 d'Yves Armand Klein et de la société Tête à Tête Arts qui concluent à l'infirmation du jugement en ce qu'il a rejeté l'action en contrefaçon et en ce qui concerne le montant des dommages et intérêts alloués, pour solliciter la condamnation in solidum des intimées à verser, tous préjudices confondus, les sommes de 350 000 euro à la société Tête à Tête Arts et de 100 000 euro au bénéfice d'Yves Armand Klein ;
Vu les dernières écritures en date du 23 février 2010 de la société Objekto et de Messieurs De Oliveira et Martins qui font valoir que l'originalité de la table revendiquée tient à un ensemble de caractéristiques qui confèrent à l'œuvre une impression de légèreté et qui ne sont pas présentes dans la table arguée de contrefaçon, avant de solliciter l'infirmation de la décision déférée en ce qu'elle a accueilli l'action en réparation d'actes de parasitisme ;
Vu les dernières écritures en date du 27 mai 2010 de la société Archigram qui soulève l'irrecevabilité de la société Tête à Tête Arts à agir au motif que la présomption de titularité des droits d'auteur ne bénéficie qu'à l'auteur et non au cessionnaire avant de conclure comme la société Objekto à l'absence de toute contrefaçon et de tout acte de parasitisme et, subsidiairement, à la garantie de la société Objekto en relevant que cette dernière ne la lui conteste d'ailleurs pas ;
Vu les dernières écritures de la société BPCP en date du 27 octobre 2010 qui fait grief aux appelants de ne pas décrire l'œuvre qu'ils revendiquent, pour préférer mettre en exergue le processus de création d'Yves Klein qui n'est finalement qu'une idée, un principe ou un concept (un plateau ou coffre contenant des pigments purs en poudre) plutôt qu'une création formalisée ; elle ajoute que ce que revendiquent les appelants, notamment sur la composition et le procédé d'obtention de la couleur IKB, relève davantage du droit de la propriété industrielle que du droit d'auteur, pour en déduire que la seule ressemblance entre les deux tables tient à la même couleur de bleu, laquelle ne peut suffire à fonder une action en contrefaçon ; elle relève qu'elle a présenté la table litigieuse dans la boutique " Printemps design " sans référence à Yves Klein ; elle conclut au rejet de l'ensemble des prétentions des appelants et, subsidiairement à une condamnation individualisée et non pas in solidum et en tout cas, à la garantie de la société Objekto ;
Sur ce,
Sur la recevabilité de la société Tête à Tête Arts à agir :
Considérant que la société Tête à Tête Arts fait valoir qu'elle est cessionnaire des droits de reproduction et produit le contrat en date du 6 octobre 2006 aux termes duquel, Yves Armand Klein l'a investie du droit de fabriquer et de commercialiser la table en cause ; qu'elle produit en outre diverses factures établissant qu'elle commercialise sous son nom, de façon non équivoque, des reproductions de l'œuvre de Klein ;
Considérant qu'agissant aux côtés de l'ayant-droit de l'auteur et, produisant au surplus le contrat de cession de droits et les factures précitées, elle justifie amplement de sa recevabilité à agir en défense des droits patrimoniaux, comme l'ont pertinemment relevé les premiers juges ;
Sur l'œuvre revendiquée :
Considérant que pour mieux appréhender l'originalité de l'œuvre en cause, il n'est pas inutile de rappeler ici ce que Yves Klein déclarait à propos des couleurs, comme le font les appelants dans leurs écritures :
" Je n'aimais pas les couleurs broyées à l'huile. Elles me semblaient mortes ; ce qui me plaisait par-dessus tout c'était les pigments en poudre, tels que je les voyais souvent chez les marchands de couleurs en gros. Ils avaient un éclat et une vie propre et autonome extraordinaire. C'était la couleur en soi véritablement. La matière colorée vivante et tangible .... La possibilité de laisser les grains de pigments en totale liberté, tels qu'ils se trouvent en poudre, mêlés peut-être mais indépendants, tout en étant tous semblables, me souriait assez. L'art c'est la liberté totale, c'est la vie .... " Yves Klein, in " Le dépassement de la problématique de l'art et autres écrits " Ecole Nationale des Beaux-arts, Paris, mars 2003 ;
Considérant que cette " couleur-matière " qui renvoie au pigment en poudre monochrome, est précisément celle utilisée pour investir le plateau de la table revendiquée laquelle présente en outre les caractéristiques suivantes, telles qu'énumérées par les appelants page 15 de leurs écritures :
une grande table basse, de forme rectangulaire, supportée par un piétement dissimulé pour que seul apparaisse le plateau en verre sur lequel est répandue une " couleur matière " monochrome - un bleu outremer ou bleu IKB -, en poudre, recouvert d'une structure en verre transparent, l'ensemble de ces caractéristiques ayant pour effet de présenter et de mettre en exergue cette étendue de pigment en poudre ;
Considérant que l'œuvre ainsi décrite n'est pas un concept, une idée ou un principe mais une œuvre, définie dans ses contours et sa structure qui met en scène une représentation de la couleur considérée ;
Que c'est la contrefaçon de cette œuvre, ainsi définie, qu'il s'agit d'apprécier ;
Sur la contrefaçon :
Considérant qu'aux termes de l'article L. 122-4 du Code de la propriété intellectuelle, " toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite.. " et constitue une contrefaçon ;
Considérant que l'existence ou non d'un risque de confusion est dès lors étrangère à l'appréciation de la contrefaçon laquelle résulte de la seule reprise des caractéristiques essentielles de l'œuvre qui sont au fondement de son originalité ;
Considérant en l'espèce que la table Pigmento reprend l'ensemble des caractéristiques suivantes :
table basse de forme géométrique simple présentant un grand plateau, avec un piétement dissimulé de faible hauteur, (plateau de110/110 cm, hauteur de 30 cm - l'œuvre revendiquée ayant un plateau de 125/100 cm et une hauteur de 37 cms),
un pigment pur monochrome, bleu outremer notamment, réparti comme une " matière libre " sur toute la surface du plateau, celui-ci étant recouvert d'une vitre transparente qui enferme le pigment et l'expose pour frapper ou imprégner le regard ;
Considérant que les quelques différences relevées par les premiers juges tenant à la présence - au demeurant à peine visible - d'une forme carrée émergeant du pigment, à la structure d'encadrement du plateau en carbone gris graphite ou encore aux dimensions du plateau, ne sont que des variantes d'exécution qui n'affectent aucunement la reprise des mêmes caractéristiques originales ;
Que la décision entreprise sera en conséquence infirmée en ce qu'elle a rejeté l'action en contrefaçon ;
Sur le parasitisme commercial :
Considérant que les appelants font grief aux intimées d'avoir associé la table litigieuse au nom et à l'œuvre de Klein par une notice présentée notamment sur le site de la société Objekto, et d'avoir usurpé sa notoriété au moment où une exposition consacrée à son œuvre, intitulée " Yves Klein-Corps, Couleur, Immatériel " était organisée au Centre Georges Pompidou quelques jours plus tard (du 5 octobre 2006 au 5 février 2007) ;
Considérant tout d'abord, que seule la société Tête à Tête Arts, qui exploite l'œuvre de Klein, a qualité à agir en réparation du préjudice qu'elle déclare subir du fait des actes de parasitisme allégués ;
Considérant ensuite que les sociétés intimées étant en situation de concurrence déloyale avec la société Tête à Tête Arts, c'est au regard de la concurrence déloyale que doivent être appréhendés les actes en cause ;
Considérant au fond, que la société Objekto et la société Archigram présentaient en effet la table " Pigmento " avec l'accroche : " La table Pigmento commet un hommage au travail d'Yves Klein, au bleu qu'il a créé et à la manière dont il abordait la couleur " ;
Que cette référence sous forme d'un prétendu hommage n'est cependant pas un acte distinct de la contrefaçon de l'œuvre mais vient signer, au contraire, la réalité de celle-ci par la reconnaissance de l'apport d'Yves Klein et de ses créations ;
Considérant que s'agissant de l'offre à la vente de la table Pigmento dans la boutique de la société BPCP sise au sein du Centre Georges Pompidou au moment de l'exposition consacrée à Yves Klein, il convient d'observer que la table de Klein n'était pas présentée dans le cadre de l'exposition consacrée à cet artiste ;
Que la seule concomitance de l'offre à la vente de la table contrefaisante et de l'exposition n'est pas de nature à caractériser un acte de concurrence déloyale distinct de l'acte de contrefaçon précité ;
Que les demandes des appelants relatives à la réparation d'actes de parasitisme seront en conséquence rejetées, le jugement étant infirmé de ce chef ;
Sur les mesures réparatrices :
Considérant que la commercialisation de la table Pigmento porte atteinte à l'intégrité de l'œuvre et partant au droit moral dont Yves Armand Klein est investi ;
Qu'en outre, la référence faite dans le texte de présentation de la table Pigmento au nom d'Yves Klein, sous forme d'un prétendu hommage, réalise un usage détourné du nom de l'auteur à des fins purement mercantiles et engage la responsabilité de la société Objekto et de la société Archigram ;
Considérant que la société Tête à Tête Arts commercialise le modèle authentique au prix de 15 000 euro ;
Considérant que la société Objekto a vendu en France 26 tables au prix unitaire de 719 euro ; qu'il n'est pas établi qu'elle ait pu en vendre davantage ; qu'elle a présenté le modèle contrefaisant sur son site internet ;
Que la société BPCP n'en a vendu qu'un exemplaire au prix de 1 600 euro alors que la société Archigram en a vendu quatre au prix de 1 550 euro l'unité ;
Considérant que le préjudice subi par Monsieur Klein sera réparé par la condamnation de la société Objekto à lui verser la somme de 12 000 euro en réparation de l'atteinte portée à son droit moral, in solidum avec les sociétés Archigram et BPCP à concurrence respectivement de 2 000 euro et de 400 euro ;
Que le préjudice patrimonial subi par l'appelante sera réparé par la condamnation de la société Objekto à verser la somme de 60 000 euro, in solidum avec les sociétés Archigram et BPCP à concurrence respectivement de 10 000 euro et de 2 500 euro ;
Considérant que les mesures de publications et d'interdiction seront confirmées sauf à ajouter que la mesure de publication tiendra compte du présent arrêt ;
Sur les frais irrépétibles :
Considérant que l'équité commande de condamner in solidum les intimées, sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et non pas de l'article 1382 du Code civil qui n'a pas vocation à s'appliquer en la matière, à verser aux appelants la somme globale de 8 000 euro au titre des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
Par ces motifs, Infirme la décision entreprise en ce qu'elle a rejeté l'action en contrefaçon et retenu l'existence d'actes de parasitisme, Statuant à nouveau des chefs infirmés et y ajoutant, Dit qu'en commercialisant une table dénommée Pigmento, la société Objekto, la société Archigram et la société BPCP ont porté atteinte au droit moral dont monsieur Yves Armand Klein est investi sur l'œuvre dénommée " Table Yves Klein ", ainsi qu'aux droits patrimoniaux dont la société Tête à Tête Arts est titulaire, En conséquence, Condamne la société Objekto à verser à Yves Armand Klein la somme de 12 000 euro, in solidum avec les sociétés Archigram et BPCP à concurrence respectivement de 2 000 euro et de 400 euro, Condamne la société Objekto à verser à la société Tête à Tête Arts la somme de 60 000 euro, in solidum avec les sociétés Archigram et BPCP à concurrence respectivement de 10 000 euro et de 2500 euro, Rejette les demandes formées par les appelants au titre d'actes de parasitisme, Dit que la mesure de publication tiendra compte du présent arrêt, Condamne in solidum les sociétés Objekto, Archigram et BPCP à verser à Monsieur Yves Armand Klein et la société Tête à Tête Arts la somme de 8 000 euro au titre de l' article 700 du Code de procédure civile et à supporter les dépens qui seront recouvrés dans les formes de l'article 699 du même Code.