CA Paris, Pôle 5 ch. 2, 28 octobre 2011, n° 10-19178
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Davimar (SARL)
Défendeur :
Eleven (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lachacinski
Conseiller :
Mmes Nerot Regniez
Avoués :
SCP Baufume Galland Vignes, SCP Narrat Peytavi
Avocats :
Mes Schlosser, Bouchara Haddad
La société Davimar SARL exerce sous l'enseigne Berenice une activité de création et commercialisation de vêtements de prêt à porter dont certains sont revêtus d'un dessin d'ailes d'ange créé selon elle au printemps 2005, et devenu son emblème. Ce dessin, qui a fait l'objet d'un horodatage le 14 novembre 2006 auprès d'un organisme Fidealis, est reproduit sur des documents commerciaux et notamment sur les couvertures intérieures des catalogues de ses collections.
Ayant appris en mai 2008 que des vêtements sur lesquels était apposé un dessin d'ailes étaient diffusés par la société Eleven SARL sur ses sites Internet, www.elevenparis.com et www.elevenshop.fr, elle a acquis un tee-shirt dans un magasin de cette société puis a fait procéder à un constat d'un huissier sur les sites Internet le 17 juin 2008 qui a révélé la présence de trois modèles de vêtements (pull et tee-shirt) référencés "Laguna Line", "Oliva" et "Tropea" comportant le dessin litigieux. Par acte du 1er août 2008, la société Davimar a fait assigner la société Eleven devant le Tribunal de commerce de Paris sur le fondement de la contrefaçon de ses droits d'auteur, de la concurrence déloyale et d'agissements parasitaires.
Par jugement du 14 septembre 2010, le Tribunal de commerce de Paris a dit que le dessin d'ailes d'ange de la société Davimar est "original et nouveau" et digne de bénéficier de la protection édictée par les dispositions des Livres 1 et III du Code de la propriété intellectuelle, a dit que la société Eleven n'a pas commis d'actes de contrefaçon, de concurrence déloyale ou de parasitisme au préjudice de la société Davimar en commercialisant les modèles "Laguna Line", "Oliva", "Tropea", a débouté la société Davimar de toutes ses demandes et la société Eleven de sa demande reconventionnelle, a condamné la société Davimar à payer la somme de 8 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Appelante de ce jugement, la société Davimar, par ses dernières écritures du 6 septembre 2011, prie la cour de l'infirmer en ses dispositions lui faisant grief et statuant à nouveau de :
- condamner la société Eleven à lui payer la somme de 90 000 euro en réparation du préjudice subi du fait des actes de contrefaçon et celle de 90 000 euro pour les faits de concurrence déloyale et parasitaire,
- ordonner des mesures d'interdiction sous astreinte, la confiscation des pièces contrefaisantes et leur destruction,
- ordonner la publication de la décision dans 3 journaux différents et sur les sites www.elevenparis.com et www.elevenshop.fr,
- condamner la société Eleven au paiement de la somme de 17 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
Par conclusions du 24 juin 2011, la société Eleven prie la cour de confirmer le jugement sauf en ce qu'il a dit que le dessin d'ailes d'ange est protégeable au titre du droit d'auteur et sur le rejet de sa demande reconventionnelle, statuant à nouveau de ces chefs, de :
- dire que le dessin d'ailes d'ange revendiqué par la société Davimar n'est pas protégeable au titre du droit d'auteur,
- condamner la société Davimar à lui verser la somme de 10 000 euro sur le fondement de la procédure abusive.
Elle demande, à titre subsidiaire, de dire que la société Davimar ne justifie pas avoir subi un préjudice du fait des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale, de débouter en conséquence la société Davimar de toutes ses demandes indemnitaires et en tout état de cause de condamner la société Davimar à lui payer la somme de 15 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Sur ce, la cour :
Sur la date de création et l'originalité du dessin "d'ailes d'ange" :
Considérant que le tribunal a fixé la date de création au 14 novembre 2006 et a estimé que le dessin d'ailes était original ;
Considérant que l'appelante conteste la date de création retenue par les premiers juges, soutenant qu'en réalité la création est bien antérieure ; qu'elle doit être fixée au mois d'avril 2005, ainsi que le montrent les fiches techniques relatives à divers modèles de vêtements sur lesquels figure le dessin en cause ; que cette date est corroborée par les éléments suivants :
- la collection automne/hiver 2006/2007 présentée au salon du prêt à porter de la porte de Versailles à Paris fin janvier 2006, ce qui signifie que la création était achevée à l'automne 2005,
- le catalogue de la collection automne/hiver 2006/2007 contenant de nombreux modèles (Isa 2, Ceres 4,5,6) revêtus du dessin,
- les échanges de courriels de novembre 2005 à février 2006 avec le façonnier asiatique montrant que le dessin était déjà créé (pièces 48 à 50) ;
Considérant que les fiches techniques versées aux débats comportent comme première date 26 octobre 2005 (pièce n° 10) et non pas avril 2005 ; que la date de création ainsi alléguée ne peut être retenue ; que de plus ces fiches techniques sont des documents internes à l'entreprise, lesquels ne sont pas à elles seules probantes ;
Considérant cependant qu'il ressort des documents émanant de tiers - les courriels échangés avec le façonnier asiatique de novembre 2005 à février 2006, les factures relatives au vêtement Isa 2 (pièces 48, 49 et 50) ainsi que l'horodatage effectué en novembre 2006 (qui apporte une certitude sur l'identité entre les modèles reproduits dans le catalogue automne hiver 2006/2007 et les références Isa 2 et Ceres visées également dans les courriels) - que le 15 novembre 2005 des échantillons du modèle Isa 2 étaient fabriqués et que les 21 et 23 janvier 2006, des modèles Isa 2, Ceres 4/5/6 étaient expédiés en vue d'un salon fin janvier 2006 ; qu'il convient, en conséquence, de retenir comme date de création non pas la date du 14 novembre 2006 ainsi que l'a indiqué le tribunal mais celle de novembre 2005 ;
Considérant que la société Eleven prétend que, contrairement à ce qu'ont dit les premiers juges, le dessin d'ailes est dénué de toute originalité ; qu'elle fait valoir qu'en réalité la société Davimar tente de revendiquer la protection d'un monopole sur un dessin d'ailes d'ange apposé dans le dos d'articles vestimentaires alors que les idées sont de libre parcours et ne sont pas protégeables ; que selon elle, les ailes d'ange ne sont qu'une tendance de la mode (pièce n°12) et que de nombreux dessins appartenant au domaine public mettent en évidence l'absence d'originalité ; qu'elle ajoute qu'elle-même avait apposé des ailes d'ange sur des modèles de tee-shirt au printemps-été 2006 (pièce n° 10) ;
Mais considérant que la société Davimar n'entend pas protéger toute reproduction d'ailes apposées dans le dos de vêtement mais un dessin spécifique qui se caractérise par les éléments suivants tels que définis dans les conclusions d'appel de la société appelante :
"- sur l'aspect d'ensemble : des ailes d'ange non déployées se faisant face, sans se toucher, les pointes des ailes "biffant" vers l'extérieur, les traits sciemment minimalistes pour conférer une impression de légèreté,
- sur l'intérieur des ailes, le haut constitué d'une forme ovale (haricot), en dessous, trois petites vagues représentant de manière épurée de petites plumes arrondies, ensuite trois rangées de longues plumes occupant plus de 4/5ème de la surface des ailes et dont la taille croit à chaque rangée ainsi qu'à l'intérieur d'une même rangée" ;
Considérant qu'ainsi que le relève la société Eleven, des représentations d'ailes existaient dans le domaine public préalablement au dessin de la société Davimar et étaient apposées sur des vêtements (notamment pièces n° 13 et 14) ; que les autres pièces, et notamment les parutions sur site Internet, ne sont pas suffisamment pertinentes sur la date de création des dessins ou démontrent seulement que les ailes étaient connues comme symbole (pièce n° 9) ; que néanmoins, un dessin peut emprunter au domaine public et être original, (étant observé que sur le fondement du droit d'auteur, il n'y a pas lieu de rechercher la nouveauté), dès lors que le dessin traduit un parti pris qui révèle l'empreinte de la personnalité de son auteur ; que par ailleurs, contrairement à ce que prétend la société Eleven, celle-ci ne démontre pas qu'un tel dessin relèverait d'une tendance de la mode, le seul article invoqué sur ce point étant daté de septembre 2009, soit très postérieurement à la date de création ci-dessus retenue et à celle de la commercialisation incriminée ; qu'en outre, le modèle figurant sur le catalogue de la société Eleven est postérieur à la date de création ;
Mais quand bien même les documents antérieurs à la date de création montrent qu'il était déjà connu d'apposer deux ailes séparées par un espace sur le dos de vêtements, la société Davimar a néanmoins réalisé en l'espèce un dessin d'ailes d'une forme très particulière en ce que les ailes sont tournées vers l'extérieur et comportent une stylisation des plumes composées au sommet d'une forme ovale, suivie par trois petites vagues représentant des petites plumes arrondies puis trois rangées de longues plumes ; que cette composition très affinée des ailes révèle l'empreinte de la personnalité de l'auteur et rend le dessin éligible à la protection du droit d'auteur ; que le jugement sera sur ce point confirmé ;
Sur la contrefaçon :
Considérant qu'il sera rappelé que la contrefaçon sur le fondement du droit d'auteur résulte de la reprise des caractéristiques essentielles protégeables, étant observé que des différences ne suffisent pas à écarter la contrefaçon et qu'il n'y a pas lieu de rechercher l'existence d'un risque de confusion ;
Considérant que la société Davimar critique la décision, faisant valoir que l'existence d'un risque de confusion n'est pas une condition nécessaire pour caractériser le délit de contrefaçon, que les premiers juges n'ont tenu compte que des différences, au demeurant mineures, s'abstenant d'apprécier l'impression d'ensemble ; qu'elle ajoute que la société Eleven a en réalité copié les caractéristiques fortes de son dessin : reprise des caractéristiques d'aspect d'ensemble (ailes se faisant face sans se toucher, non déployées avec pointe "biffant" vers l'extérieur, traits minimalistes), ainsi que celles relatives à l'intérieur des ailes, reproduisant sur le haut une forme ovale, suivie d'une succession de trois rangées de plumes décroissantes ;
Considérant qu'ainsi qu'il a été rappelé, il n'y a pas lieu de rechercher si l'impression d'ensemble est identique, seule la reprise des caractéristiques constituant l'originalité de l'œuvre suffisant à qualifier la contrefaçon en matière de droit d'auteur ;
Considérant que contrairement à ce que décrit la société Davimar, le dessin d'ailes de la société Eleven incriminé ne représente pas des ailes avec une pointe tournée vers l'extérieur mais au contraire présente une forme arrondie tournée vers l'intérieur, qu'en outre, le dessin ne reprend pas la même configuration, c'est à dire un ovale dans la partie supérieure de l'aile suivie par une représentation d'une série de trois rangées de petites plumes en " vagues " puis trois rangées de plumes allongées ; qu'en effet, l'ovale se trouve sur le côté et est suivi de deux séries de petites plumes et d'une seule rangée de plumes allongées ; qu'ainsi les caractéristiques essentielles ne se retrouvent pas dans le dessin de la société Eleven ; que la décision sera confirmée par substitution de motifs ;
Sur la concurrence déloyale et les agissements parasitaires :
Considérant que selon la société Davimar, les premiers juges ont à tort estimé que les deux sociétés n'étaient pas en concurrence et qu'il n'existait aucun risque de confusion ni davantage d'actes de parasitisme ; qu'elle fait valoir que toutes deux ont des activités de vente de vêtements et qu'il importe peu que la société Eleven ait essentiellement une clientèle masculine ; qu'elle expose qu'elle a acquis une excellente réputation dans son secteur d'activités, créant un style et une identité reconnus par les consommatrices ainsi qu'il est relevé dans la presse, ce que ne pouvait ignorer la société Eleven, concurrente directe, dont le siège social est proche du sien et de deux de ses magasins ; qu'elle ajoute que le dessin d'ailes d'ange s'est imposé comme l'emblème de sa société, dessin phare qu'elle reproduit lors de chaque collection et qui se trouve sur ses catalogues ;
Qu'elle relève encore que, contrairement à ce qu'a dit le tribunal, la société Eleven n'a pas cherché à suivre une tendance de la mode mais a copié son emblème dans le dessein de créer une confusion et de capter sa clientèle, ce d'autant que cette société a en outre imité l'emplacement du dessin, sa taille, la couleur des ailes et la manière de les intégrer à la maille ; que ces actes déloyaux sont accentués par une pratique de vils prix, pratique qui s'explique par le fait que la société Eleven, en se contentant de copier, fait l'économie d'investissements de création, de promotion, de marketing, profitant de ceux exposés par elle ; que la société intimée a ainsi tiré profit de ses investissements en se mettant dans son sillage ;
Considérant cela exposé que les deux sociétés, contrairement à ce qu'a dit le tribunal, se trouvent en situation de concurrence, quand bien même la clientèle de la société Eleven était au moment des faits masculine alors que celle de la société Davimar était féminine ; qu'en effet, l'une et l'autre ont pour activité la commercialisation de vêtements et diversifient, au surplus, leurs produits en s'adressant de manière non exclusive aux hommes et aux femmes ;
Considérant que la société Davimar ne peut de ce fait valablement invoquer un comportement parasitaire, la notion de parasitisme ne trouvant pas à s'appliquer en l'espèce dès lors que les sociétés sont en situation de concurrence, opèrent sur le même marché et s'adressent à une clientèle très voisine ; que l'analyse du comportement de la société Eleven doit donc être conduite au regard de la concurrence déloyale et de la faute constituée en l'espèce par le risque de confusion, voire le risque d'association que le comportement dénoncé est susceptible de faire naître dans l'esprit de la clientèle ;
Considérant qu'il est démontré par la société Davimar (essentiellement pièces n° 22 à 29, 32, 34, 35, 36 concernant des articles de presse antérieurs à la date du constat) que le dessin des deux ailes est devenu l'emblème de sa société et qu'elle a acquis une bonne réputation dans le secteur d'activités de diffusion de vêtements ; qu'il est également constant que la société Davimar propose, lors de chaque collection, des vêtements sur lesquels est apposé le dessin d'ailes en cause sur le dos des vêtements ; que ce dessin ne peut en conséquence être ignoré d'une société concurrente ;
Considérant que si la contrefaçon n'a pas été retenue en raison de l'absence de reprise des caractéristiques qui constituent l'originalité du dessin, la cour relève que le dessin d'ailes repris par la société Eleven est très évocateur de celui de la société Davimar puisqu'il comporte un dessin d'ailes non déployées, apposé sur un emplacement identique sur le dos des vêtements et dans une taille sensiblement identique ; que ce faisant, la société Eleven a eu un comportement fautif en cherchant à profiter de la réputation acquise par la société Davimar sur le dessin d'ailes d'ange et des efforts financiers engagés par cette société, en suscitant chez sa clientèle un risque de confusion ou à tout le moins un risque d'association entre les produits; qu'ainsi la société Eleven s'est rendue coupable d'actes de concurrence déloyale en commercialisant les vêtements objet du constat référencés "Laguna Line", "Oliva" et "Tropea" ; que le jugement sera sur ce point infirmé ;
Sur les mesures réparatrices :
Considérant qu'il n'est pas donné de précision sur les ventes relatives aux vêtements incriminés; que toutefois, la société Davimar a subi du fait des actes déloyaux un préjudice du fait de la divulgation par évocation de son emblème sur les sites Internet et du profit indûment tiré des investissements et du travail de la société Davimar ; qu'eu égard à ces éléments, la cour fixe à la somme de 12 000 euro le montant des dommages et intérêts ;
Considérant qu'il convient de faire droit aux mesures d'interdiction dans les termes du dispositif ci-dessous énoncé sans qu'il soit nécessaire de procéder à des mesures de confiscation aux fins de destruction et de publication ;
Considérant que la demande de la société Eleven pour procédure abusive doit être rejetée eu égard à la teneur de la décision ;
Considérant que des raisons d'équité commandent d'allouer à la société Davimar la somme de 8 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, le jugement étant infirmé de ce chef ;
Considérant que les dépens seront à la charge de la société Eleven sans toutefois que soient pris en compte les frais du procès-verbal de constat qui ne sont pas inclus dans les dépens tels que prévus par l'article 695 du Code de procédure civile ;
Par ces motifs : LA COUR, Confirme le jugement sauf sur le rejet de la demande en concurrence déloyale et la condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Infirmant de ces chefs, statuant à nouveau, Dit qu'en commercialisant les modèles "Laguna Line", "Oliva" et "Tropea" la société Eleven s'est rendue coupable d'actes de concurrence déloyale, La condamne à payer à la société Davimar la somme de 12 000 euro à titre de dommages et intérêts, Fait interdiction à la société Eleven de continuer la commercialisation des modèles "Laguna Line", "Oliva" et "Tropea" ce sous astreinte de 100 euro par infraction constatée passé le délai d'un mois de la signification du présent arrêt, Condamne la société Eleven à payer la somme de 8 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Rejette toutes autres demandes, Condamne la société Eleven aux entiers dépens, Dit que les dépens d'appel seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.