CA Paris, Pôle 5 ch. 1, 7 décembre 2011, n° 10-05755
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
IHT (SA)
Défendeur :
Unopiu'France (SARL), Unopiu'Spa
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Pimoulle
Conseillers :
Mmes Chokron, Gaber
Avoués :
SCP Baskal Chalut-Natal, SCP Monin, D'auriac de Brons
Avocats :
Mes Hoffman, Lherbet
Vu l'appel interjeté le 16 mars 2010 par la société IHT (SA), du jugement contradictoire rendu par le Tribunal de commerce de Paris le 22 janvier 2010 dans l'instance l'opposant à la société Unopiu France (SARL) et à la société de droit italien Unopiu (SPA) ; Vu les dernières conclusions signifiées par la société IHT, appelante, le 4 octobre 2011 ; Vu les dernières conclusions signifiées par les sociétés Unopiu et Unopiu France, intimées, le 4 octobre 2011 ; Vu l'ordonnance de clôture prononcée le 4 octobre 2011 ;
Sur ce, LA COUR :
Considérant qu'il est expressément renvoyé, pour un exposé complet des faits de la cause et de la procédure, au jugement déféré et aux écritures des parties ;
Qu'il suffit de rappeler que la société IHT, exerçant sous l'enseigne mis en demeure une activité de création, de fabrication, de commercialisation de modèles de meubles revendique des droits d'auteur et des droits de modèle sur une table basse et un bout de canapé de sa collection Roussillon ; qu'ayant découvert l'offre en vente par la société Unopiu France d'une gamme de meubles référencés Geranium constituant selon elle des reproductions serviles de ses modèles de table basse et de bout de canapé, elle a fait procéder, dûment autorisée, à une saisie-contrefaçon le 24 mai 2007 dans le show-room de la société Unopiu 58, place du marché Saint-Honoré à Paris puis a assigné celle-ci le 25 septembre 2007 ainsi que son fournisseur italien, la société Unopiu (Spa), en contrefaçon de ses droits d'auteur et de modèles et en concurrence déloyale ; que le Tribunal de commerce de Paris, par le jugement dont appel, l'a déboutée de toutes ses prétentions au motif que les modèles revendiqués seraient 'antériorisés' et ne présenteraient, par voie de conséquence, ni originalité ni nouveauté ;
Sur les droits d'auteur :
Considérant qu'en vertu des dispositions de l'article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous, qui comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial ; que cette protection est conférée, en vertu de l'article L. 112-1 du même Code, à toute œuvre de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination ;
Qu'il se déduit de ces dispositions le principe de la protection de l'œuvre sans formalités et du seul fait de la création d'une forme originale ;
Qu'il incombe cependant à celui qui se prévaut des prérogatives attachées à la qualité d'auteur d'une œuvre de l'esprit, de justifier d'abord d'une création déterminée à date certaine ;
Considérant qu'en l'espèce, la société IHT soutient que la table basse et le bout de canapé de la collection Roussillon, sur lesquels elle revendique des droits d'auteur, ont été créés en 1992 et qu'elle les commercialise intensivement depuis 1993 ;
Qu'elle précise que le modèle de table basse et le modèle de bout de canapé présentent les mêmes caractéristiques, le second n'étant qu'une déclinaison du premier, caractéristiques qu'elle décrit comme suit :
- un plateau supérieur de forme carrée ou rectangulaire, présentant un rebord en saillie vers le haut, de forme convexe, arrondie à l'intérieur, et de forme concave à l'extérieur,
- quatre pieds verticaux reliés entre eux par deux séries de traverses horizontales, en retrait par rapport à la face intérieure des pieds,
- une première série de quatre traverses situées en partie supérieure, formant un bandeau latéral sur lequel repose le plateau supérieur,
- une seconde série de quatre traverses situées en partie intérieure (à environ 1/3 de sa hauteur) , sur lesquelles repose le plateau inférieur,
- les pieds des meubles ayant une forme allongée, sensiblement incurvée vers l'extérieur à leur extrémité ;
Considérant qu'elle produit pour preuve de la création du modèle en 1992 et de sa commercialisation depuis 1993 une attestation par laquelle Philippe Dareaux, architecte d'intérieur, déclare avoir créé la table Roussillon dans une version 3 plateaux en 1992, en avoir cédé les droits, de même que les droits sur l'ensemble de ses créations, à la société IHT mis en demeure qu'il venait de fonder et précise que la table exposée sous la référence Primavera - Le Printemps dans le numéro de rentrée 1993 du magazine Maison Francaise est la table Roussillon qu'il a créée et dont le magasin Le Printemps a été le premier acheteur et a, comme tel, contribué au succès ;
Considérant que les déclarations précises et circonstanciées de Philippe Dareaux, dont il n'y a pas lieu de mettre en doute la sincérité, sont corroborées par Marie-Andrée Beneyt qui atteste, pour avoir occupé les fonctions de chef du bureau des achats dans les grands magasins du Printemps, que le modèle de table paru dans la revue Maison Francaise de rentrée 1993 (joint en annexe de l'attestation et signé par l'auteur de l'attestation) correspond au modèle IHT mis en demeure commercialisé par Le Printemps et sont également confirmées par Jean-Dominique Leze qui rapporte avoir œuvré pour le compte de Philippe Dareaux, avec lequel il a collaboré de 1990 à 2001, à la conclusion du contrat commercial entre la société IHT et Le Printemps et portant sur la collection Roussillon ;
Considérant que la société IHT produit par ailleurs le numéro octobre-novembre 1994 du magazine Côte Sud montrant la table basse Roussillon à 2 plateaux avec l'indication des adresses des magasins à l'enseigne " mis en demeure ", des extraits de ses catalogues de ventes et de ses tarifs pour les années 1997, 1998, 2001 avec la référence Roussillon, un nombre important de coupures de presse datées de 2001 à 2008 donnant à voir, en les attribuant à la société IHT mis en demeure, la table basse ou le bout de canapé Roussillon ;
Considérant que les sociétés intimées ne sauraient utilement exciper de la nullité de la cession de droits invoquée au regard des dispositions, instituées dans le seul intérêt de l'auteur et que l'auteur seul serait recevable à invoquer, de l'article L. 331-1 du Code de la propriété intellectuelle ;
Considérant qu'en l'état des éléments produits, qu'aucune preuve contraire ne vient ruiner, la société IHT justifie avoir diffusé et commercialisé sous son nom, pour le moins depuis 1994, la table basse et le bout de canapé Roussillon sur lesquels elle revendique des droits d'auteur ;
Qu'elle est en conséquence fondée à se prévaloir, à l'égard des tiers recherchés pour contrefaçon, de la présomption selon laquelle la personne morale qui exploite l'œuvre sous son nom est titulaire des droits patrimoniaux d'auteur attachés à cette œuvre ;
Considérant que les sociétés intimées contestent aux créations revendiquées, qui se réduisent selon elle à la reprise d'éléments relevant du domaine public, l'originalité requise pour accéder à la protection par le droit d'auteur ;
Qu'il importe dès lors de se livrer à la recherche nécessaire de l'originalité du modèle revendiqué, le mérite de l'action en contrefaçon étant subordonné, d'abord, à la condition que la création, objet de cette action, soit une œuvre de l'esprit éligible à la protection par le droit d'auteur, c'est à dire originale ;
Considérant que pour justifier de la prétendue banalité des modèles Roussillon, les sociétés Unopiu produisent :
- des extraits des revues Club Maison 1982, Journal de la Maison de 1993, The World Of Interiors 1991 dont les copies de très mauvaise qualité permettent de distinguer une table à deux plateaux mais aucunement les caractéristiques de cette table,
- le n° 296 de la revue Art et Décoration, non datée, exposant une table basse aux pieds non pas incurvés mais droits et dont les quatre côtés du plateau supérieur sont en forme de voûte,
- un modèle de table du catalogue La Fibule daté de 1998 présentant des pieds droits et des plateaux droits sans rebords inclinés en saillie vers le haut et, de chaque côté du plateau inférieur, un tablier recouvrant l'espace entre la base de ce plateau et le sol ;
Considérant que de telles pièces, dont aucune, quelle qu'en soit la date, ne donne à voir une combinaison de plateaux agencés de telle façon que l'un des plateaux, formant la partie supérieure du meuble, présente des rebords en saillie, et de pieds incurvés vers l'extérieur à leurs extrémités, reliés par des traverses horizontales en retrait par rapport à leur face extérieure, sur lesquelles reposent les plateaux, sont inefficaces à démontrer que le modèle de table basse et de bout de canapé Roussillon, que les sociétés intimées ne sauraient réduire à un genre de table à plateaux, relevait du domaine public à l'époque où il a été divulgué c'est-à-dire en 1993 et au plus tard en 1994 ;
Et considérant que si certains des éléments qui caractérisent ces deux meubles sont effectivement connus et appartiennent, pris séparément, au fonds commun des arts de l'ameublement, leur combinaison telle que revendiquée, dès lors que l'appréciation portée par la Cour doit s'effectuer de manière globale, en fonction de l'impression d'ensemble produite par l'agencement des différents éléments constituant le modèle en cause et non de l'examen de chacun de ces éléments pris individuellement, confère à ce modèle une physionomie singulière qui le distingue d'autres modèles du même genre et qui traduit un parti-pris esthétique empreint de la personnalité de leur auteur ;
Qu'il s'ensuit, par infirmation du jugement déféré, que les deux meubles opposés sont éligibles à la protection au titre des droits d'auteur instituée au Livre I du Code de la propriété intellectuelle ;
Sur les droits de modèles :
Considérant que le modèle Roussillon, dans sa version bout de canapé, a fait l'objet d'un dépôt de modèle à l'Institut national de la propriété industrielle le 18 décembre 1997 sous le n° 977467 ;
Considérant qu'un modèle est protégé au sens des dispositions du Livre V du Code de la propriété intellectuelle s'il présente, ainsi qu'il est disposé à l'article L. 511-2 de ce même Code, un caractère propre et s'il est nouveau ;
Et considérant qu'il s'infère des développements qui précèdent :
- que le modèle de table opposé répond certes à des exigences fonctionnelles qui mettent en œuvre un savoir-faire technique mais procède néanmoins d'une recherche esthétique qui résulte des choix, indépendants de toute contrainte technique, qui ont présidé à l'agencement des différents éléments qui le constituent ;
- que les éléments de comparaison rapportés ne présentent avec le modèle revendiqués qu'un fragment de ressemblance tenant à la présence de plateaux et ne sauraient valoir antériorité de toutes pièces susceptible d'entacher la validité de ce dernier pour défaut de nouveauté ;
- qu'enfin, le caractère propre du modèle en cause n'est pas plus critiquable dès lors que, par l'effet de la combinaison spécifique des éléments qui le composent, il suscite chez l'observateur averti une impression visuelle d'ensemble différente de celle produite par les modèles divulgués antérieurement ;
Qu'il s'ensuit, par infirmation du jugement entrepris, que le modèle de table basse et de bout de canapé Roussillon est doté des qualités ouvrant droit au bénéfice de la protection instituée au Livre V du Code de la propriété intellectuelle ;
Sur la contrefaçon :
Considérant que deux exemplaires du catalogue Unopiu 2007 ont été saisis au cours des opérations de saisie-contrefaçon du 24 mai 2007 ;
Qu'il ressort de l'examen de ce catalogue que le modèle de table basse et de bout de canapé de la ligne Géranium, commercialisée par les sociétés intimées, reproduit dans une même combinaison les caractéristiques de la table basse et du bout de canapé Roussillon à savoir un plateau supérieur de forme carrée ou rectangulaire, présentant un rebord en saillie vers le haut, de forme convexe, arrondie à l'intérieur, et de forme concave à l'extérieur, quatre pieds verticaux reliés entre eux par deux séries de traverses horizontales, en retrait par rapport à la face intérieure des pieds, une première série de quatre traverses situées en partie supérieure, formant un bandeau latéral sur lequel repose le plateau supérieur, une seconde série de quatre traverses situées en partie intérieure, sur lesquelles repose le plateau inférieur, les pieds des meubles ayant une forme allongée, sensiblement incurvée vers l'extérieur à leur extrémité ;
Considérant que la contrefaçon s'apprécie au regard des ressemblances et non des différences ;
Considérant que la reprise des caractéristiques précitées confère au modèle Géranium une apparence d'ensemble quasi identique à celle du modèle Roussillon nonobstant le fait que le plateau inférieur du modèle incriminé soit positionné plus bas ;
Qu'il s'ensuit que la contrefaçon, définie par la reproduction intégrale ou partielle de l'œuvre ou du modèle sans le consentement du titulaire des droits est caractérisée ;
Sur la concurrence déloyale :
Considérant que le grief de reproduction servile tenant en particulier à la reprise des mêmes dimensions, s'il est de nature à aggraver la contrefaçon, ne caractérise pas un fait distinct de concurrence déloyale ;
Que la pratique de prix inférieurs n'est pas davantage critiquable au regard du principe de la liberté du commerce ;
Que force est de relever, en revanche, que les sociétés intimées ont créé un effet de gamme en reproduisant le modèle Roussillon dans ses deux versions à savoir table basse et bout de canapé et, de surcroît, en reprenant la même déclinaison de coloris (crème et noir) que celle proposée par la société IHT ;
Considérant que de tels actes, qui ne sont pas fortuits, sont susceptibles de générer dans l'esprit de la clientèle un risque de confusion sur l'origine du produit et caractérisent une faute attentatoire à l'exercice paisible et loyal du commerce ;
Que la concurrence déloyale est en conséquence et par infirmation du jugement entrepris, caractérisée au fondement des dispositions de l'article 1382 du Code civil ;
Sur les mesures réparatrices :
Considérant qu'il n'est pas contesté que la société Unopiu France, qui déclare à cet égard avoir appliqué le principe de précaution, a cessé d'offrir en vente les deux meubles incriminés après la saisie-contrefaçon opérée le 24 mai 2007 ;
Considérant que les éléments de la procédure ne permettent pas d'établir avec exactitude les quantités commandées et vendues ;
Qu'il n'en demeure pas moins que la table basse et le bout de canapé Géranium ont fait l'objet d'une diffusion massive sur le catalogue Unopiu, édité à 1,5 millions d'exemplaires, où ils sont représentés sur 40 % des photographies exposées, sur le site Internet de la société Unopiu, dans les 28 points de vente en France de la société Unopiu ;
Or considérant que l'offre en vente massive de produits de contrefaçon est de nature à banaliser le modèle original et à porter atteinte à sa valeur patrimoniale, que, par surcroît, le caractère servile des copies réalisées a nécessairement contribué à avilir un modèle au succès avéré puisqu'il a été commercialisé de façon intensive et continue de 1993 à 2008 et, par voie de conséquence, à susciter une désaffection de la clientèle qui s'en détournera inéluctablement ;
Considérant que les opérations de saisie-contrefaçon ont permis d'établir que le modèle contrefaisant a été proposé au prix public de 490 euro pour la table basse et de 380 euro pour le bout de canapé tandis que le prix pratiqué par la société IHT est de l'ordre de 1 500 euro ;
Considérant enfin, que doit être pris en compte le fait que les actes de contrefaçon cumulent une atteinte à des droits d'auteur et une atteinte à des droits de modèle ;
Considérant que ces éléments sont suffisants pour permettre à la Cour d'évaluer le préjudice subi par la société IHT à 60 000 euro des suites de la contrefaçon et à 40 000 euro des suites de la concurrence déloyale, les montants réclamés par la société IHT à concurrence de 100 000 euro pour chacun de ces chefs de préjudice étant excessifs ;
Considérant que la société Unopiu France ne saurait contester, dès lors qu'il résulte du procès-verbal de saisie-contrefaçon que l'huissier instrumentaire a pu constater la présence dans son show-room de la table basse Géranium de couleur noire et, sur consultation de l'ordinateur de la boutique, la disponibilité en stocks de 30 bouts de canapé de couleur crème, de 5bouts de canapés de couleur noire, de 15 tables basses de couleur crème et de 6 tables basses de couleur noire, et qu'il a pu par ailleurs recueillir les informations du responsable commercial présent sur place, M. Romera, aux termes desquelles les modèles sont vendus sur Internet ou sur commande, qu'elle a offert à la vente les modèles illicites qui lui ont été fournis par la société Unopiu Spa ;
Que la société Unopiu France est, par voie de conséquence, mal fondée à demander sa mise hors de cause et sera condamnée, in solidum avec la société Unopiu Spa à payer à la société IHT les dommages-intérêts qui lui ont été ci-dessus alloués ;
Considérant qu'une mesure d'interdiction doit être prononcée en tant que de besoin dans les termes du dispositif ci-après ;
Que la mesure de publication sollicitée par la société IHT n'est pas opportune au regard des circonstances de la cause d'où il résulte que les actes illicites ont cessé en juin 2007 et n'ont pas été renouvelés depuis ;
Sur la demande reconventionnelle de la société Unopiu France :
Considérant que la société Unopiu France prétend avoir subi à raison de la saisie-contrefaçon dont elle a été l'objet et de la procédure qui s'est ensuivie, un préjudice commercial à concurrence de 50 000 euro ;
Considérant qu'il s'infère du sens de l'arrêt que la société IHT, loin d'avoir abusé du droit d'ester en conséquence lui être imputé à faute ;
Par ces motifs, Infirme le jugement déféré, Dit que les sociétés Unopiu' France et Unopiu' Spa ont commis au préjudice de la société IHT des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale en fabricant, important et commercialisant la table basse et le bout de canapé Géranium, Leur interdit la poursuite de tels actes sous peine d'une astreinte de 1 000 euro par infraction constatée à compter de la signification du présent arrêt, Les condamne in solidum à payer à titre de dommages-intérêts à la société IHT, les sommes de : - 60 000 euro en réparation du préjudice de contrefaçon, - 40 000 euro en réparation du préjudice de concurrence déloyale, Rejette le surplus des demandes, Condamne in solidum les sociétés Unopiu'France et Unopiu'Spa aux dépens de première instance et d'appel qui seront, s'agissant de ces derniers, recouvrés par les avoués en la cause conformément à l'article 699 du Code de procédure civile et à payer à la société IHT, au titre des frais irrépétibles, une indemnité de 10 000 euro.