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Décisions

CJUE, 2e ch., 15 septembre 2011, n° C-132/10

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Halley

Défendeur :

Belgische Staat

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Cunha Rodrigues

Avocat général :

M. Jääskinen

Juges :

MM. Arabadjiev, Rosas, Lõhmus (Rapporteur), Ó Caoimh

Avocats :

Mes Biesmans, Deblauwe

CJUE n° C-132/10

15 septembre 2011

LA COUR (deuxième chambre),

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l'interprétation des articles 26 TFUE, 49 TFUE, 63 TFUE et 65 TFUE.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d'un litige opposant M. et Mmes Halley au Belgische Staat au sujet des droits de succession dus sur des actions nominatives d'une entreprise dont le siège de la direction effective ne se trouve pas en Belgique.

Le cadre juridique

La réglementation de l'Union

3 Aux termes de l'article 1er, paragraphe 1, de la directive 88-361-CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité [article abrogé par le traité d'Amsterdam] (JO L 178, p. 5):

"Les États membres suppriment les restrictions aux mouvements de capitaux intervenant entre les personnes résidant dans les États membres, sans préjudice des dispositions figurant ci-après. Pour faciliter l'application de la présente directive, les mouvements de capitaux sont classés selon la nomenclature établie à l'annexe I."

4 Parmi les mouvements de capitaux visés à l'article 1er de la directive 88-361, l'annexe I de celle-ci mentionne, à sa rubrique XI, intitulée "Mouvements de capitaux à caractère personnel", notamment les successions et les legs.

La réglementation nationale

5 L'article 1er, 1°, du code des droits de succession, établi par l'arrêté royal n° 308, du 31 mars 1936 (Belgisch Staatsblad, du 7 avril 1936, p. 2403), confirmé par la loi du 4 mai 1936 (Belgisch Staatsblad, du 7 mai 1936, p. 3426, ci-après le "code"), dispose qu'un droit de succession est assis sur la valeur, déduction faite des dettes, de tout ce qui est recueilli dans la succession du défunt par ses héritiers.

6 L'article 111 du code dispose:

"En vue d'établir l'insuffisance d'évaluation de tout ou partie des biens successoraux se trouvant dans le Royaume [de Belgique], qui sont déclarés pour leur valeur vénale, le receveur peut, sans préjudice des autres moyens de preuve prévus à l'article 105, requérir l'expertise desdits biens; toutefois, en ce qui concerne les biens meubles corporels, ce droit d'expertise ne s'applique qu'aux navires et bateaux."

7 L'article 137, premier alinéa, 2°, dudit code prévoit qu'il y a prescription pour la demande "de l'action en expertise de biens sujets à pareil contrôle et des droits, intérêts et amendes en cas d'insuffisance d'évaluation desdits biens, après deux ans; des droits, intérêts et amendes en cas d'insuffisance d'évaluation de biens non sujets à l'expertise, après dix ans; le tout à compter du jour du dépôt de la déclaration".

Le litige au principal et la question préjudicielle

8 Mme De Pinsun et M. Halley, les parents des requérants au principal, sont décédés simultanément le 6 décembre 2003. Ils étaient domiciliés à Tervuren (Belgique), et une déclaration de succession devait être effectuée à Louvain.

9 Les 16 août 2004 et 2005, les requérants au principal ont payé, respectivement, 16 millions d'euros et 4 millions d'euros à titre d'acomptes sur les droits de succession.

10 Le 7 novembre 2005, les requérants au principal ont introduit, auprès de l'administration fiscale de Louvain, une déclaration de succession pour leur père et une autre pour leur mère.

11 La succession comprenait, dans chacun des cas, la moitié en indivision de 2 172 600 actions nominatives de la société Carrefour SA, dont le siège social était situé, à l'époque des faits au principal, à Levallois-Perret (France), et de 2 085 actions au porteur de cette même société. Les requérants au principal ont évalué la valeur des actions nominatives à 28,31 euros l'action, soit leur valeur en Bourse, à la date du décès de leurs parents, affectée d'une réduction de 35 %.

12 Par lettre du 20 février 2008, le derde Ontvangkantoor van de Registratie te Leuven (troisième bureau des recettes de l'enregistrement de Louvain) a informé les requérants au principal que l'administration centrale de Bruxelles avait décidé, le 29 janvier 2008, que les actions devaient être évaluées à 43,55 euros chacune.

13 Dans leur requête introduite devant la juridiction de renvoi, les requérants au principal invoquent, à titre principal, la prescription de l'action de l'administration fiscale belge pour constater l'insuffisance d'évaluation desdites actions nominatives. À titre subsidiaire, ils contestent la valeur de celles-ci retenue par cette administration.

14 Il ressort de la décision de renvoi que, en vertu de la lecture combinée des articles 111 et 137, premier alinéa, 2°, du code, l'expertise des actions nominatives visée à cet article 111 est possible pour autant qu'elles sont détenues dans une société située en Belgique. Les actions sont considérées comme se trouvant dans cet État membre lorsque le siège de la direction effective de la société concernée y est situé. Le délai de prescription pour l'évaluation des actions est, dans ce cas, de deux ans. Toutefois, pour des actions détenues dans une société dont la direction effective est établie en dehors du territoire belge, une telle expertise n'est pas possible et ledit délai s'élève à dix ans.

15 Estimant que le litige au principal soulève des questions d'interprétation du droit de l'Union, le rechtbank van eerste aanleg te Leuven a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

"Les dispositions de l'article 137, premier alinéa, 2°, du code [...], lues en combinaison avec les dispositions de l'article 111 de ce même code, sont-elles compatibles avec les articles 26 [TFUE], 49 [TFUE], 63 [TFUE] et 65 [TFUE], dès lors que le délai de prescription des droits de succession dus sur des actions nominatives s'élève à deux ans lorsque le siège de la direction effective de la société se trouve en Belgique, alors que ce même délai de prescription s'élève à dix ans lorsque le siège de la direction effective de la société ne se trouve pas en Belgique ?"

Sur la question préjudicielle

Sur la liberté en cause dans l'affaire au principal

16 La question posée par la juridiction de renvoi vise les articles 26 TFUE, 49 TFUE, 63 TFUE et 65 TFUE. Dans leurs observations soumises à la Cour, le gouvernement belge et la Commission européenne font valoir que seules les deux dernières dispositions, à savoir celles relatives à la libre circulation des capitaux, sont pertinentes au regard de l'affaire au principal.

17 À cet égard, il résulte d'une jurisprudence à présent bien établie que, pour déterminer si une législation nationale relève de l'une ou l'autre des libertés de circulation, il y a lieu de prendre en considération l'objet de la législation en cause (arrêts du 24 mai 2007, Holböck, C-157-05, Rec. p. I-4051, point 22, et du 17 septembre 2009, Glaxo Wellcome, C-182-08, Rec. p. I-8591, point 36).

18 Dans l'affaire au principal, l'objet de la législation nationale en cause est de fixer le délai à l'intérieur duquel il peut être procédé à l'évaluation des actions nominatives détenues dans une société dont le siège de la direction effective est établi en dehors du territoire belge et transférées par voie de succession.

19 Or, il résulte de la jurisprudence de la Cour que les successions, qui consistent en une transmission à une ou plusieurs personnes du patrimoine laissé par une personne décédée, relevant de la rubrique XI de l'annexe I de la directive 88-361, intitulée "Mouvements de capitaux à caractère personnel", constituent des mouvements de capitaux au sens de l'article 63 TFUE, à l'exception des cas où leurs éléments constitutifs se cantonnent à l'intérieur d'un seul État membre (voir, en ce sens, arrêt du 11 septembre 2008, Eckelkamp e.a., C-11-07, Rec. p. I-6845, point 39 et jurisprudence citée). Une situation, telle que celle en cause au principal, dans laquelle les actions sont détenues par un résident belge dans une société dont le siège de la direction effective se situe en France ne constitue nullement une situation purement interne.

20 Il s'ensuit que les dispositions du traité FUE relatives à la libre circulation des capitaux s'appliquent dans une affaire telle que celle au principal.

21 Dès lors, il y a lieu de considérer que, par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l'article 63 TFUE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à la législation d'un État membre qui prévoit, en matière de droits de succession, un délai de prescription différent pour l'évaluation d'actions nominatives suivant que le siège de la direction effective de la société émettrice dont le défunt était actionnaire se situe ou non dans cet État membre.

Sur l'existence d'une restriction à la libre circulation des capitaux

22 Il convient de rappeler que les mesures interdites par l'article 63, paragraphe 1, TFUE, en tant que restrictions aux mouvements de capitaux, comprennent notamment celles qui sont de nature à dissuader les non-résidents de faire des investissements dans un État membre ou de maintenir de tels investissements (voir, en ce sens, arrêts du 22 janvier 2009, STEKO Industriemontage, C-377-07, Rec. p. I-299, points 23 et 24, ainsi que du 31 mars 2011, Schröder, C-450-09, non encore publié au Recueil, point 30).

23 S'agissant de la législation en cause au principal, il ressort de la décision de renvoi qu'elle aboutit à établir une distinction en ce qui concerne le délai de prescription pour l'évaluation d'actions nominatives, en vue de l'imposition d'une succession, en fonction de la localisation du siège de la direction effective de l'entreprise émettrice, dès lors que le délai de prescription pour l'évaluation des actions émises par une société dont le siège de la direction effective est établi en Belgique est de deux ans, tandis que, lorsque les actions sont détenues dans une société dont ce siège se trouve dans un autre État membre, ledit délai de prescription s'élève à dix ans.

24 Or, l'application d'un tel délai de prescription supérieur aux héritiers détenant des actions dans une société dont le siège de la direction effective est établi dans un État membre autre que le Royaume de Belgique est susceptible d'avoir pour conséquence de dissuader les résidents belges d'investir ou de conserver des investissements dans des actifs situés en dehors de cet État membre, étant donné que leurs héritiers se trouveront plus longtemps dans l'incertitude quant à la possibilité de faire l'objet d'un redressement fiscal.

25 Une telle législation nationale constitue donc une restriction à la libre circulation des capitaux au sens de l'article 63, paragraphe 1, TFUE.

Sur la justification de la restriction à la libre circulation des capitaux

26 Afin de justifier la restriction à la libre circulation des capitaux, le gouvernement belge invoque des considérations relatives, d'une part, à la nécessité de garantir l'efficacité des contrôles fiscaux et, d'autre part, à la lutte contre la fraude fiscale.

27 Selon ledit gouvernement, s'agissant de l'efficacité des contrôles fiscaux, l'application d'un délai de prescription supérieur pour l'évaluation des actions de sociétés situées dans un État membre autre que le Royaume de Belgique est nécessaire pour pouvoir obtenir les renseignements afférents à celles-ci.

28 Concernant la lutte contre la fraude fiscale, un tel délai offrirait aux autorités fiscales belges la possibilité, en cas de découverte d'une insuffisance de valeur des actions de sociétés localisées à l'étranger, d'initier une enquête et, lorsqu'il s'avère que ces actions ont été soumises à l'impôt pour un montant trop bas, d'appliquer une imposition complémentaire.

29 En outre, le gouvernement belge soutient qu'une législation telle que celle en cause dans l'affaire au principal est nécessaire pour remédier à l'absence de possibilité réelle pour lesdites autorités d'obtenir des informations sur les avoirs détenus dans un État membre autre que le Royaume de Belgique. Ce gouvernement fait observer qu'une demande de renseignements présentée sur le fondement de l'article 2 de la directive 77-799-CEE du Conseil, du 19 décembre 1977, concernant l'assistance mutuelle des autorités compétentes des États membres dans le domaine des impôts directs (JO L 336, p. 15), ne saurait être introduite par un État membre que dans le cas précis où ce dernier dispose déjà d'éléments suffisants au départ.

30 À cet égard, il ressort d'une jurisprudence constante de la Cour que constituent des raisons impérieuses d'intérêt général susceptibles de justifier une restriction à l'exercice des libertés de circulation garanties par le traité FUE l'objectif de la lutte contre la fraude et la nécessité de garantir l'efficacité des contrôles fiscaux (voir, notamment, s'agissant de la lutte contre la fraude, arrêt du 14 septembre 2006, Centro di Musicologia Walter Stauffer, C-386-04, Rec. p. I-8203, point 32, et, s'agissant de l'efficacité des contrôles fiscaux, arrêt du 27 janvier 2009, Persche, C-318-07, Rec. p. I-359, point 52).

31 Toutefois, une restriction à la libre circulation des capitaux ne saurait être admise à ce titre qu'à la condition qu'elle soit propre à garantir la réalisation de l'objectif en cause sans aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (voir, notamment, arrêt du 28 octobre 2010, Établissements Rimbaud, C-72-09, non encore publié au Recueil, point 33 et jurisprudence citée).

32 Or, à supposer même que la législation nationale en cause au principal soit à même d'atteindre les objectifs relatifs à la nécessité d'assurer l'efficacité des contrôles fiscaux et de lutter contre la fraude fiscale, il convient de relever qu'une telle législation va au-delà de ce qui est nécessaire pour la réalisation de tels objectifs.

33 En effet, il ressort de la jurisprudence de la Cour portant sur le délai de redressement en cas de dissimulation aux autorités fiscales d'avoirs issus de l'épargne et/ou de revenus tirés de tels avoirs qu'il convient de distinguer deux cas de figure, le premier correspondant à la situation où des éléments imposables ont été dissimulés, ces dernières ne disposant d'aucun indice permettant de déclencher une enquête, et le second concernant une situation dans laquelle lesdites autorités disposent des informations relatives à ces éléments imposables (arrêt du 11 juin 2009, X et Passenheim-van Schoot, C-155-08 et C-157-08, Rec. p. I-5093, points 62 et 63).

34 Dans l'affaire au principal, il est constant que les actions nominatives en cause ont été mentionnées dans les déclarations de succession, de sorte que les autorités fiscales de l'État membre concerné disposent des informations relatives à ces actions. La législation en cause au principal relève, dès lors, du second cas de figure mentionné au point précédent.

35 Or, s'agissant de ce second cas de figure, la Cour a jugé, au point 74 de l'arrêt X et Passenheim-van Schoot, précité, que ne saurait être justifiée l'application par un État membre d'un délai de redressement prolongé qui ne vise pas spécifiquement à permettre aux autorités fiscales de cet État de recourir utilement à des mécanismes d'assistance mutuelle entre États membres et qui se déclenche dès que les éléments imposables concernés se situent dans un autre État membre.

36 En effet, lorsque les autorités fiscales d'un État membre disposent d'indices qui leur permettent de s'adresser aux autorités compétentes d'autres États membres, que ce soit au moyen de l'assistance mutuelle prévue par la directive 77-799 ou de celle prévue par des conventions bilatérales, afin que ces dernières autorités leur communiquent les renseignements nécessaires pour établir le montant correct de l'impôt, le simple fait que les éléments imposables concernés se situent dans un autre État membre ne justifie pas l'application générale d'un délai de redressement supplémentaire qui n'est aucunement fonction du laps de temps nécessaire pour recourir utilement à ces mécanismes d'assistance mutuelle (arrêt X et Passenheim-van Schoot, précité, point 75).

37 Or, en l'occurrence, s'il est vrai que ladite directive ne s'applique pas aux droits de succession, il ressort du dossier soumis à la Cour qu'il n'apparaît pas exclu que les autorités fiscales belges auraient néanmoins pu recourir, pour vérifier la valeur des actions en cause, à d'autres instruments d'assistance mutuelle, tels que, notamment, la convention entre la France et la Belgique tendant à éviter les doubles impositions et à régler certaines autres questions en matière d'impôts sur les successions et de droits d'enregistrement, signée à Bruxelles le 20 janvier 1959.

38 En tout état de cause, ainsi que la Commission l'a relevé à juste titre, afin d'évaluer la valeur des actions de sociétés cotées en Bourse, telles que celles en cause dans l'affaire au principal, rien n'empêche que les autorités fiscales belges, pour déclencher leur enquête, se réfèrent au cours de ces actions à la date du décès du propriétaire de celles-ci soit dans la presse, soit sur Internet. Ainsi qu'il ressort du dossier soumis à la Cour, c'est d'ailleurs sur cette base que les actions en cause au principal ont été finalement évaluées par ces autorités plus de deux ans après le dépôt des déclarations de succession.

39 Il s'ensuit que l'application d'un délai de dix ans afin d'évaluer les actions détenues dans une société dont le siège de la direction effective est situé dans un État membre autre que le Royaume de Belgique n'est pas justifiée dans la mesure où l'application générale d'un tel délai n'est aucunement fonction du laps de temps nécessaire pour recourir utilement à des mécanismes d'assistance mutuelle ou à d'autres moyens permettant d'enquêter sur la valeur de ces actions.

40 Il résulte de l'ensemble de ce qui précède qu'il convient de répondre à la question posée que l'article 63 TFUE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à la législation d'un État membre, telle que celle en cause dans l'affaire au principal, qui prévoit, en matière de droits de succession, un délai de prescription de dix ans pour l'évaluation d'actions nominatives d'une société dont le défunt était actionnaire et dont le siège de la direction effective est établi dans un autre État membre, alors que ce même délai est de deux ans lorsque le siège de la direction effective est situé dans le premier État membre.

Sur les dépens

41 La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:

L'article 63 TFUE doit être interprété en ce sens qu'il s'oppose à la législation d'un État membre, telle que celle en cause dans l'affaire au principal, qui prévoit, en matière de droits de succession, un délai de prescription de dix ans pour l'évaluation d'actions nominatives d'une société dont le défunt était actionnaire et dont le siège de la direction effective est établi dans un autre État membre, alors que ce même délai est de deux ans lorsque le siège de la direction effective est situé dans le premier État membre.