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Décisions

CJUE, 1re ch., 3 octobre 1990, n° C-61/89

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Syndicat national des médecins ostéothérapeutes français, Syndicat national des médecins spécialisés en rééducation et réadaptation fonctionnelle , République Française, République Italienne, Commission des communautés européennes

Défendeur :

Bouchoucha

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

Sir Gordon Slynn

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. Joliet, Rodríguez Iglesias

Avocats :

Mes Bureau, Deniniolle, Picard

CJUE n° C-61/89

3 octobre 1990

LA COUR (première chambre)

1 Par arrêt du 23 janvier 1989, parvenu au greffe de la Cour le 1er mars 1989, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle concernant l'interprétation des articles 52 et suivants du traité CEE, en vue d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire d'une loi française interdisant l'exercice illégal de la profession de médecin.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'une poursuite pénale engagée contre M. Marc Gaston Bouchoucha. Ce dernier, de nationalité française, est titulaire d'un diplôme de l'État français de masseur-kinésithérapeute et d'un diplôme en ostéopathie qui lui a été délivré le 1er octobre 1979 par l'École européenne d'ostéopathie de Maidstone en Grande-Bretagne (ci-après "EEO "). Il possède également le diplôme et le titre de "Doctor of Naturopathy" du London College of Applied Science. Il ne détient cependant aucun diplôme, certificat ou autre titre qui lui permette, en vertu de l'article L. 356-2 du code français de la santé publique, d'exercer la profession de médecin.

3 A la suite d'une citation du 24 novembre 1987 délivrée à la requête du ministère public, M. Bouchoucha a été poursuivi devant le tribunal correctionnel de Nice sous la prévention d'avoir exercé illégalement la médecine à Nice, depuis le mois d'avril 1981, en pratiquant l'ostéopathie sans être titulaire d'un diplôme de médecin. En vertu d'un arrêté du ministre de la Santé du 6 janvier 1962 (Journal officiel de la République française du 1.2.1962, p. 1111), sont considérés comme des actes professionnels pour l'exercice desquels une habilitation de médecin est requise "toute mobilisation forcée des articulations et toute réduction de déplacement osseux, ainsi que toutes manipulations vertébrales et, d'une façon générale, tous les traitements dits 'd'ostéopathie'".

4 Par jugement du 29 avril 1988, le tribunal correctionnel a déclaré M. Bouchoucha coupable du délit d'exercice illégal de la médecine, lui a infligé une peine d'amende assortie d'un sursis et l'a condamné à payer un franc symbolique de dommages-intérêts à chacune des trois parties civiles, le Syndicat national des médecins ostéothérapeutes français (ci-après "SNMOF "), le Syndicat national des médecins spécialisés en rééducation et réadaptation fonctionnelle (ci-après "SNMSRRF ") et le conseil départemental de l'ordre des médecins des Alpes-Maritimes (ci-après "conseil de l'ordre "). Deux des parties civiles, à savoir le SNMOF et le SNMSRRF, ainsi que le ministère public, ont interjeté appel de ce jugement devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence.

5 Les deux parties civiles appelantes et le ministère public ont sollicité la confirmation de la culpabilité du prévenu. Les parties civiles appelantes ont réclamé, en outre, le paiement de sommes en réparation de leur préjudice ainsi que la publication de l'arrêt dans deux journaux locaux. M. Bouchoucha a soutenu, en revanche, que son diplôme d'ostéopathie délivré par l'EEO l'autorisait à exercer cette activité en Grande-Bretagne et que lui en interdire l'exercice en France au motif qu'il n'était pas docteur en médecine était contraire aux dispositions des articles 52 et suivants du traité CEE sur la liberté d'établissement.

6 Dès lors, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a sursis à statuer et a déféré à la Cour la question préjudicielle de savoir

"si l'interdiction faite à un ressortissant français titulaire du diplôme d'État de masseur-kinésithérapeute, et détenteur d'un diplôme d'ostéopathie délivré le 1er octobre 1979 par l'École européenne d'ostéopathie de Maidstone (Grande-Bretagne) d'exercer l'ostéopathie en France, au motif qu'il n'est pas titulaire du diplôme de docteur en médecine exigé pour ce faire par l'arrêté ministériel du 6 janvier 1962 est compatible avec les dispositions du traité de Rome, notamment en ses articles 52 et suivants sur la liberté d'établissement ".

7 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, des dispositions communautaires et nationales en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

8 Il convient de constater, à titre liminaire, que tant la directive 75-362-CEE du Conseil, du 16 juin 1975, visant à la reconnaissance mutuelle des diplômes, certificats et autres titres de médecin et comportant des mesures destinées à faciliter l'exercice effectif du droit d'établissement et de libre prestation de services (JO L 167, p. 1), que la directive 75-363-CEE du Conseil, également du 16 juin 1975, visant à la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives concernant l'activité de médecin (JO L 167, p. 14), ne contiennent que des dispositions relatives à la profession de "médecin ". Il n'existe, par ailleurs, aucune disposition communautaire réglementant l'exercice des professions paramédicales telles que, notamment, l'ostéopathie. Il convient de relever, en outre, que les directives susmentionnées ne contiennent pas davantage de définition communautaire des activités qui sont à considérer comme des activités de médecin.

9 M. Bouchoucha soutient que l'applicabilité du droit communautaire résulte du fait que, malgré le diplôme qui lui a été délivré dans un autre État membre, il est empêché d'exercer l'activité visée par ce diplôme dans son État national. Il fait valoir, d'une part, que l'arrêt du 7 février 1979, Knoors (115-78, Rec. p. 399), suffit à écarter l'objection selon laquelle la présente affaire s'inscrit dans un cadre purement interne à l'État membre concerné et, d'autre part, que les dispositions de l'arrêté français du 6 janvier 1962 classant les traitements dits "d'ostéopathie" au nombre des actes professionnels pour lesquels une habilitation de médecin est requise enfreignent le principe communautaire de proportionnalité.

10 Le gouvernement français soutient en revanche qu'en matière médicale la mise en œuvre du principe de la liberté d'établissement repose sur la reconnaissance mutuelle des diplômes, cas par cas, dans le cadre des directives prévues à cette fin. Il estime qu'en l'absence, toutefois, d'une définition communautaire précise des "activités de médecin" l'État membre reste libre de réserver l'ostéopathie et les manipulations vertébrales aux médecins. L'arrêt du 7 février 1979 (115-78, précité) ne serait à prendre en considération que lorsque la formation professionnelle acquise par l'intéressé dans un autre État membre aura été "reconnue par le droit communautaire ".

11 Il y a lieu de rappeler, en premier lieu, que, à la différence de la situation visée dans les procédures pénales contre Eleonora Nino e.a. (arrêt de ce même jour, affaires jointes C-54-88, C-91-88 et C-14-89), M. Bouchoucha, ressortissant français exerçant en France, détient un diplôme professionnel obtenu dans un autre État membre. Il s'ensuit que le cas de l'espèce au principal n'est pas limité à un cadre purement national et qu'il faut examiner si les dispositions du traité CEE en matière de liberté d'établissement sont applicables.

12 Il convient de constater, en second lieu, que, dans la mesure où il n'existe pas de définition communautaire des activités médicales, la définition des actes qui sont réservés à la profession médicale relève, en principe, de la compétence des États membres. Il s'ensuit qu'en l'absence d'une réglementation communautaire de l'activité d'ostéopathie à titre professionnel chaque État membre est libre de régler l'exercice de cette activité sur son territoire, sans discrimination entre ses propres ressortissants et ceux des autres États membres.

13 Il ressort de l'arrêt du 7 février 1979 (115-78, précité), que la portée de l'article 52 du traité CEE ne saurait être interprétée de façon à exclure du bénéfice du droit communautaire les ressortissants d'un État membre déterminé lorsque ceux-ci, par le fait d'avoir résidé régulièrement sur le territoire d'un autre État membre et d'y avoir acquis une qualification professionnelle reconnue par les dispositions du droit communautaire, se trouvent, à l'égard de leur État membre d'origine, dans une situation assimilable à celle de tout autre sujet bénéficiant des droits et des libertés garantis par le traité (point 24).

14 Il convient, toutefois, de constater que, d'une part, comme l'ont relevé à juste titre le gouvernement français ainsi que le SNMOF et le SNMSRRF, le diplôme de l'EEO que détient M. Bouchoucha ne bénéficie actuellement d'aucune reconnaissance mutuelle au niveau communautaire. Ce diplôme ne saurait, dès lors, être considéré comme une qualification professionnelle reconnue par les dispositions du droit communautaire. D'autre part, selon les termes de l'arrêt précité du 7 février 1979, on ne saurait méconnaître l'intérêt légitime qu'un État membre peut avoir d'empêcher qu'à la faveur des facilités créées en vertu du traité certains de ses ressortissants ne tentent de se soustraire à l'emprise de leur législation nationale en matière de formation professionnelle (point 25).

15 Tel serait notamment le cas si le fait, pour le ressortissant d'un État membre, d'avoir obtenu dans un autre État membre un diplôme dont la portée et la valeur ne sont reconnues par aucune disposition réglementaire communautaire pouvait obliger l'État membre d'origine de ce ressortissant à lui permettre d'exercer les activités visées par ce diplôme sur son territoire, alors que l'accès à ces activités y est réservé aux détenteurs d'une qualification supérieure bénéficiant de la reconnaissance mutuelle au niveau communautaire et que cette réserve n'apparaît pas comme arbitraire.

16 Il résulte des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de répondre à la question préjudicielle posée par la cour d'appel d'Aix-en-Provence que, en l'absence d'harmonisation au niveau communautaire quant aux activités relevant exclusivement de l'exercice de fonctions médicales, l'article 52 du traité CEE ne s'oppose pas à ce qu'un État membre réserve une activité paramédicale telle que, notamment, l'ostéopathie, aux seuls détenteurs d'un diplôme de docteur en médecine.

Sur les dépens

17 Les frais exposés par les gouvernements français et italien ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, LA COUR (première chambre), statuant sur la question à elle posée par la cour d'appel d'Aix-en-Provence, par arrêt du 23 janvier 1989, dit pour droit : En l'absence d'harmonisation au niveau communautaire quant aux activités relevant exclusivement de l'exercice de fonctions médicales, l'article 52 du traité CEE ne s'oppose pas à ce qu'un État membre réserve une activité paramédicale telle que, notamment, l'ostéopathie, aux seuls détenteurs d'un diplôme de docteur en médecine.