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Décisions

CE, 2e et 7e sous-sect. réunies, 4 juin 2012, n° 351976

CONSEIL D'ÉTAT

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Société BT France

Défendeur :

Ministère de l'Economie, des Finances et du Commerce extérieur

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Honorat

Rapporteur :

Isabelle de Silva

Avocat :

SCP Piwnica & Molinié

CE n° 351976

4 juin 2012

LE CONSEIL : - Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 17 août 2011 et 17 novembre 2011 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, présentés pour la Société BT France, dont le siège est au 5, place de la Pyramide, Tour Ariane à Puteaux (92800), représentée par son président directeur général en exercice ; la Société BT France demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir la décision n° 2011-0669 de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) du 14 juin 2011 portant sur la définition du marché de gros pertinent des offres d'accès haut débit et très haut débit activées livrées au niveau infranational, sur la désignation d'un opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et sur les obligations imposées à cet opérateur sur le marché, en ce qu'elle maintient, à son article 14, l'obligation pour France Télécom de pratiquer des tarifs de non-éviction sur le marché de la fourniture d'offres de gros d'accès à haut débit au niveau infranational à destination de la clientèle professionnelle ;

2°) de mettre à la charge de l'Arcep la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative ;

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 102 ;

Vu la directive 2002/21/CE du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002 ;

Vu le Code de commerce, notamment son article L. 420-2 ;

Vu le Code des postes et des communications électroniques ;

Vu le Code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Isabelle de Silva, Conseiller d'Etat,

- les observations de la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la Société BT France,

- les conclusions de M. Damien Botteghi, Rapporteur public,

La parole ayant à nouveau été donnée à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de la Société BT France ;

Considérant qu'aux termes de l'article L. 37-1 du Code des postes et des communications électroniques : " L'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes détermine, au regard notamment des obstacles au développement d'une concurrence effective, et après avis de l'Autorité de la concurrence, les marchés du secteur des communications électroniques pertinents, en vue de l'application des articles L. 38, L. 38-1 et L. 38-2. / Après avoir analysé l'état et l'évolution prévisible de la concurrence sur ces marchés, l'autorité établit, après avis de l'Autorité de la concurrence, la liste des opérateurs réputés exercer une influence significative sur chacun de ces marchés, au sens des dispositions de l'alinéa suivant. / Est réputé exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques tout opérateur qui, pris individuellement ou conjointement avec d'autres, se trouve dans une position équivalente à une position dominante lui permettant de se comporter de manière indépendante vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et des consommateurs. Dans ce cas, l'opérateur peut également être réputé exercer une influence significative sur un autre marché étroitement lié au premier (...) " ; qu'aux termes de l'article L. 37-2 du même Code : " L'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes fixe en les motivant : / (...) 2° Les obligations des opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques, prévues aux articles L. 38 et L. 38-1. Ces obligations s'appliquent pendant une durée limitée fixée par l'autorité, pour autant qu'une nouvelle analyse du marché concernée, effectuée en application de l'article L. 37-1, ne les rende pas caduques " ; qu'aux termes de l'article L. 38 du même Code : " I. Les opérateurs réputés exercer une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques peuvent se voir imposer, en matière d'interconnexion et d'accès, une ou plusieurs des obligations suivantes, proportionnées à la réalisation des objectifs mentionnés à l'article L. 32-1 : / (...) 4° Ne pas pratiquer des tarifs excessifs ou d'éviction sur le marché en cause et pratiquer des tarifs reflétant les coûts correspondants (...). / IV. - Les obligations prévues au présent article sont établies, maintenues ou supprimées, compte tenu de l'analyse du marché prévue à l'article L. 37-1. (...) / VI. - Un décret fixe les modalités d'application du présent article et précise les obligations mentionnées aux 1° à 5° du I " ; qu'aux termes de l'article D. 301 du même Code : " (...) Les projets de mesures pris en application du premier alinéa de l'article L. 37-1 font l'objet d'une consultation publique dans les conditions prévues aux articles L. 32-1 et D. 304. Ils sont soumis pour avis à l'Autorité de la concurrence (...) " ; qu'aux termes du I de l'article D. 302 : " (...) Les projets de mesures pris en application du deuxième alinéa de l'article L. 37-1 font l'objet d'une consultation publique (...). Ils sont soumis pour avis à l'Autorité de la concurrence (...) " ; qu'aux termes de l'article D. 303 : " Lorsqu'elle détermine qu'un opérateur exerce une influence significative sur un marché du secteur des communications électroniques, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes peut lui imposer une ou plusieurs obligations parmi celles prévues aux articles D. 307 à D. 315. / Les projets de mesures correspondants font l'objet d'une consultation publique dans les conditions prévues aux articles L. 32-1 et D. 304. Ils font l'objet d'une consultation de la Commission européenne et des autorités compétentes des autres Etats membres de l'Union européenne dans les conditions prévues aux articles L. 37-3 et D. 305. Ils fixent la durée d'application de chacune des obligations établies ou maintenues qui ne peut dépasser la date de révision des décisions prises en vertu de l'article D. 301 (...) " ;

Considérant que, par décision du 14 juin 2011, l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep) a, sur le fondement de ces dispositions, déclaré pertinent le marché de gros des offres d'accès haut débit et très haut débit activées livrées au niveau infranational, qui comprend les " offres de gros haut débit et très haut débit activées destinées in fine à la clientèle résidentielle, qu'elles soient fondées sur le DSL, le câble coaxial ou la fibre optique et indépendamment de l'interface de livraison utilisée ", et inclut également " les offres d'accès haut débit activées sur DSL destinées in fine à la clientèle professionnelle " ; que, par la même décision, l'Arcep désigne la société France Télécom comme seul opérateur exerçant une influence significative sur le marché ainsi défini ; que, par les articles 3 à 16 de la décision en cause, l'Arcep impose diverses obligations à France Télécom ; que, par l'article 14 de la décision attaquée, l'Autorité prévoit que : " Sur l'ensemble du territoire national, France Télécom doit offrir les prestations de gros d'accès haut débit activées livrées sur DSL au niveau infranational à destination d'une clientèle professionnelle ainsi que les prestations associées à des tarifs reflétant les coûts correspondants. Par ailleurs, France Télécom ne doit pas pratiquer un tarif d'éviction pour ses offres de gros d'accès haut débit activées livrées sur DSL au niveau infranational à destination d'une clientèle professionnelle " ; que la société requérante demande l'annulation pour excès de pouvoir de l'article 14 de la décision attaquée en tant qu'il prévoit l'obligation pour France Télécom de ne pas pratiquer un tarif d'éviction, cette obligation ayant pour effet, selon la société requérante, de perpétuer une distorsion de concurrence à son détriment sur le marché de détail des offres d'accès haut débit à destination de la clientèle professionnelle ;

Sur le moyen tiré de l'irrégularité de la consultation de l'Autorité de la concurrence :

Considérant qu'il résulte des dispositions des articles L. 37-1, L. 37-2, D. 301, D. 302 et D. 303 du Code des postes et des communications électroniques que l'Arcep est tenue de consulter l'Autorité de la concurrence préalablement à l'édiction des décisions définissant les marchés pertinents et désignant les opérateurs exerçant une influence significative sur ce marché, mais qu'elle n'est pas tenue de procéder à une telle consultation préalablement à l'édiction des obligations mises à la charge de ces opérateurs ; que lorsque l'autorité compétente demande, sans y être légalement tenue, l'avis d'un organisme consultatif sur un projet de texte, elle doit procéder à cette consultation dans des conditions régulières ; que néanmoins, elle conserve, dans cette hypothèse, la faculté d'apporter au projet, après consultation, toutes les modifications qui lui paraissent utiles, quelle qu'en soit l'importance, sans être dans l'obligation de saisir à nouveau cet organisme ;

Considérant qu'en l'espèce, il ressort des pièces du dossier que l'Arcep a transmis, le 24 janvier 2011, à l'Autorité de la concurrence un projet de décision unique comportant des dispositions définissant un marché pertinent, désignant l'opérateur exerçant une influence significative sur ce marché et lui imposant, sur le fondement de l'article L. 38 du Code des postes et des communications électroniques, certaines obligations ; que l'Autorité de la concurrence a émis un avis sur ce projet de décision le 8 mars 2011 ; que la société requérante n'est pas fondée à se prévaloir de ce que des modifications ont été apportées au projet de décision après la consultation de l'Autorité de la concurrence en ce qui concerne l'obligation tarifaire de non éviction contestée pour soutenir que les dispositions litigieuses seraient intervenues à la suite d'une procédure irrégulière, dès lors que la consultation de l'Autorité de la concurrence n'avait pas, sur ce point, un caractère obligatoire ;

Sur le moyen tiré de l'irrégularité de la consultation de la Commission européenne :

Considérant qu'il résulte des dispositions combinées de l'article 7 et de l'article 16 de la directive du Parlement européen et du Conseil, du 7 mars 2002, relative à un cadre réglementaire commun pour les réseaux et services de communications électroniques que, lorsqu'une autorité réglementaire nationale a l'intention de prendre une mesure qui impose des obligations réglementaires spécifiques à une entreprise identifiée comme puissante sur un marché pertinent, elle met à disposition de la Commission, de l'Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) et des autorités réglementaires nationales des autres Etats membres le projet de mesure ainsi que les motifs sur lesquels la mesure est fondée et en informe la Commission, l'ORECE et les autres autorités réglementaires nationales ; que selon le paragraphe 7 de l'article 7 de la directive du 7 mars 2002 : " L'autorité réglementaire nationale concernée tient le plus grand compte des observations formulées par les autres autorités réglementaires nationales, l'ORECE et la Commission " ; qu'aux termes des dispositions de l'article L. 37-3 du Code des postes et des communications électroniques, qui transposent les dispositions précitées : " L'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes informe la Commission européenne ainsi que les autorités compétentes des autres Etats membres de la Communauté européenne des décisions qu'elle envisage de prendre, en application des articles L. 37-1 et L. 37-2, et qui sont susceptibles d'avoir des incidences sur les échanges entre les Etats membres (...) " ; qu'aux termes de l'article D. 303 du même Code, cette procédure est applicable à la définition des obligations contestées par la requête ; qu'il ressort des pièces du dossier que l'Arcep a informé, le 26 avril 2011, la Commission européenne du projet de décision contesté ; que, par décision du 26 mai 2011, la Commission a émis des observations sur le projet de décision notifié ; que, dans la décision contestée, l'Arcep, faisant suite à l'avis émis par la Commission européenne, a indiqué, au paragraphe 4.6.2.2., les raisons pour lesquelles elle estimait, malgré les doutes exprimés par la Commission à ce sujet, que la situation concurrentielle sur le marché considéré justifiait de maintenir une obligation tarifaire de non éviction en ce qui concerne le seul marché de gros à destination de la clientèle professionnelle ; qu'ainsi, contrairement à ce que soutient la société requérante, l'Arcep n'a méconnu ni les dispositions du Code des postes et des communications électroniques relatives à la consultation de la Commission européenne ni, en tout état de cause, celles du paragraphe 7 de l'article 7 de la directive du 7 mars 2002 ;

Sur le moyen tiré de l'atteinte au principe de libre concurrence :

Considérant qu'il résulte du II de l'article L. 32-1 du Code des postes et des communications électroniques que l'Arcep doit, notamment, veiller, dans le cadre de ses attributions, en premier lieu, à " l'exercice au bénéfice des utilisateurs d'une concurrence effective et loyale entre les exploitants de réseau et les fournisseurs de communications électroniques " et, à ce titre, " lorsque cela est approprié, à la promotion d'une concurrence fondée sur les infrastructures ", en deuxième lieu, au " développement de l'emploi, de l'investissement efficace notamment dans les infrastructures améliorées et de nouvelle génération, de l'innovation et de la compétitivité dans le secteur des communications électroniques ", et, en troisième lieu, à " la définition de conditions d'accès de réseaux ouverts au public et d'interconnexion de ces réseaux qui garantissent la possibilité pour tous les utilisateurs de communiquer librement et l'égalité des conditions de concurrence " ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que l'Arcep a défini, depuis 2005, un cadre de régulation ayant pour objet de favoriser le développement de la concurrence sur le marché de gros du haut débit, en estimant que l'existence d'un fonctionnement concurrentiel sur le marché de gros était la condition nécessaire d'un fonctionnement satisfaisant sur les marchés de détail de l'accès à haut débit et très haut débit ; que ce cadre de régulation était destiné à inciter les opérateurs alternatifs à procéder au dégroupage de la boucle locale cuivre et à favoriser les investissements dans les infrastructures de réseau sur ce marché ; que, par les dispositions contestées de la décision attaquée, l'Arcep a décidé, dans le cadre du troisième cycle d'analyse du marché du haut et très haut débit fixe, de favoriser la poursuite du développement de la concurrence exercée par les opérateurs procédant au dégroupage sur le marché des offres de gros activées haut débit par technologie DSL pour le marché professionnel ; qu'à cette fin, l'Arcep a imposé à France Télécom, d'une part, d'offrir les prestations de gros d'accès haut débit activées livrées sur DSL au niveau infranational à destination d'une clientèle professionnelle ainsi que les prestations associées à des tarifs reflétant les coûts correspondants, d'autre part, de ne pas pratiquer un tarif d'éviction pour ses offres de gros d'accès haut débit activées livrées sur DSL au niveau infranational à destination d'une clientèle professionnelle ; qu'eu égard à la part de marché conséquente conservée par France Télécom sur le marché professionnel au regard de ses concurrents, de l'ordre de 75% dans la zone où deux offreurs alternatifs sont actifs, et supérieure à 90 % dans la zone où un seul offreur alternatif est actif, et compte-tenu du degré limité de concurrence sur le marché de gros considéré, l'Arcep a pu, sans erreur d'appréciation, estimer que la suppression de l'obligation de ne pas pratiquer des tarifs d'éviction aurait été de nature à permettre à France Télécom de réduire excessivement ses prix sur la zone dégroupée, au risque d'entraîner à court terme la disparition des offres concurrentes et la reconstitution d'un monopole de fait de l'opérateur historique ; qu'ainsi, l'Arcep a pu, sans erreur d'appréciation, maintenir l'obligation contestée au regard de l'objectif de développement d'une concurrence par les infrastructures sur le marché considéré ; qu'il ne ressort pas des pièces du dossier que le maintien de la contrainte de non éviction tarifaire serait de nature à créer une distorsion de concurrence sur le marché de détail professionnel du haut débit et très haut débit entre la filiale de détail de France Télécom et les opérateurs alternatifs intervenant uniquement sur le marché de détail professionnel ; que la disposition critiquée procède ainsi d'une exacte application des dispositions combinées des articles L. 32-1 et L. 38 du Code des postes et des communications électroniques et n'a pas méconnu le principe de libre concurrence ;

Considérant que les dispositions litigieuses, qui ont pour objet de permettre à des opérateurs alternatifs concurrents de France Télécom de disposer d'un espace tarifaire favorisant leur développement économique et commercial, ne sauraient être regardées comme mettant nécessairement France Télécom en situation d'abuser de sa position dominante sur le marché de gros des offres activées livrées ; que la société requérante n'est, par suite, pas fondée à soutenir que les dispositions contestées auraient méconnu l'article L. 420-2 du Code de commerce ou l'article 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que la Société BT France n'est pas fondée à demander l'annulation de la décision attaquée ;

Sur l'application des dispositions de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative :

Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à la charge de l'Etat (Arcep), qui n'est pas la partie perdante dans la présente instance, la somme que la Société BT France demande au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de la société requérante la somme demandée par l'Arcep au titre des frais exposés par elle et non compris dans les dépens ;

Décide:

Article 1er : La requête de la Société BT France est rejetée. Article 2 : Les conclusions présentées par l'Arcep au titre de l'article L. 761-1 du Code de justice administrative sont rejetées. Article 3 : La présente décision sera notifiée à la Société BT France, à l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes et au ministre du redressement productif.