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Décisions

CA Orléans, ch. com., économique et financière, 23 juin 2011, n° 10-00547

ORLÉANS

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Boisson

Défendeur :

Touraine Outillage Precision Mécanique " Top Meca " (SA), Mark'techno (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Raffejeaud

Conseillers :

MM. Garnier, Monge

Avoués :

SCP Laval Lueger, Me Garnier, Bordier

Avocats :

Mes Pielberg, Mihailov, SCP Prieto, Gillet

T. com Tours, du 4 déc. 2009

4 décembre 2009

Jean-Luc Boisson exploite un atelier de mécanique de précision à Lusignan. Il a acheté à la société Touraine Outillage Précision Mécanique (la société Top Méca) un tour Arix 430x1000 en 2003 qu'elle lui a repris en avril 2004 contre un tour Arix MTT 15-MX5 importé de Taiwan par la société Mark'Techno, laquelle en assurait le service après-vente. Dès le mois de sa livraison, en mai 2004, M. Boisson s'est plaint de dysfonctionnements pour lesquels Mark Techno s'est déplacée à de nombreuses reprises.

Après avoir obtenu en référé le 16 septembre 2005 du président du tribunal de commerce de Tours l'institution d'une mesure d'expertise au contradictoire des sociétés Top Méca et Mark' Techno, M. Boisson les a fait assigner l'une et l'autre par actes des 28 et 29 janvier 2008 devant le tribunal de grande instance de Tours en sollicitant la résolution de la vente pour vice caché ou subsidiairement défaut de conformité, et la réparation de son préjudice.

Le tribunal de grande instance s'est déclaré incompétent le 15 janvier 2009 au profit du tribunal de commerce de Tours, lequel, par jugement du 4 décembre 2009, a rejeté le moyen d'irrecevabilité tiré du bref délai pour agir, dit que le fondement approprié de l'action était la garantie du vice caché et non la non-conformité, et débouté le demandeur de toutes ses prétentions, en rejetant également la demande reconventionnelle de dommages et intérêts formée par Mark'Techno.

Monsieur Boisson a relevé appel le 19 février 2010.

Devant la cour, il invoque à titre principal le défaut de conformité de la chose vendue, en se prévalant des conclusions de l'expert judiciaire Drouin selon lesquelles le tour était d'une qualité 'non conforme', qu'il était dépourvu de plaque de sécurité et contrevenait aux exigences de la réglementation européenne relatives aux indications devant figurer sur l'appareil. Il invoque subsidiairement l'existence de vices cachés, en estimant avoir agi dans le bref délai eu égard à l'attitude des défenderesses, et fait valoir que l'expert a constaté des vibrations excessives, des dysfonctionnements informatiques et un jeu supérieur à la tolérance. Il reproche également à Top Méca un manquement à son obligation de conseil en ce qu'elle n'aurait pas attiré son attention sur la médiocre précision du tour et sur son inadaptation à ses besoins, et il recherche la responsabilité contractuelle de Mark'Techno en lui reprochant d'avoir inversé le sens de rotation de l'appareil au détriment de sa précision. Il réclame 57 707 euro TTC en remboursement du prix, et 188 078,67 euro à titre d'indemnisation de sa perte d'exploitation et de ses frais, sauf pour la cour à ordonner une expertise.

La SA Top Méca conteste toute non-conformité au motif que l'appareil livré correspond à la commande, soulève la tardiveté de l'action fondée sur le vice caché et objecte subsidiairement que l'engin ne présente pas de vice rédhibitoire en soutenant que M. Boisson a successivement invoqué des problèmes différents, qu'il n'a pas formé son personnel au maniement de l'appareil et qu'il en a fait une utilisation anormale. Elle répond au moyen tiré de l'obligation de conseil que M. Boisson voulait et savait acheter une machine de moyenne précision. Elle conteste très subsidiairement le préjudice allégué et son lien de causalité avec les dysfonctionnements invoqués, faisant observer que le demandeur réclame 86% d'un chiffre d'affaires qui n'a pas baissé durant la période considérée.

La société Mark'Techno fait valoir que l'unique fondement de la demande est la garantie pour vice caché, et tient l'action pour tardive au regard de l'exigence du bref délai au motif que l'acheteur a attendu quinze mois pour assigner en référé expertise alors qu'il avait pu constater rapidement que les problèmes persistaient malgré de multiples interventions. Elle conteste subsidiairement l'existence d'un vice, en soutenant que les dysfonctionnements invoqués proviennent d'une utilisation maladroite ou non conforme de la machine. Elle affirme que c'est à la demande de M. Boisson que le sens du tour fut inversé, et que ce procédé est tout à fait possible. Elle conteste très subsidiairement le préjudice allégué, fustige la mauvaise foi de l'appelant et formant appel incident, reprend sa demande en paiement rejetée par les premiers juges à hauteur d'une somme de 16 378 euro correspondant au coût de l'assistance qu'elle considère lui avoir apportée à tort, dans l'ignorance de ses carences.

Il est référé pour le surplus aux dernières conclusions récapitulatives des parties, respectivement déposées et signifiées le 26 juillet 2010 s'agissant de M. Boisson, le 20 juillet 2010 s'agissant de la société Top Meca, et le 29juillet 2010 s'agissant de la société Mark'Techno.

L'instruction a été clôturée par une ordonnance du 20 janvier 2011, ainsi que les avoués des parties en ont été avisés.

L'audience, successivement prévue pour le 9 septembre 2010 puis le 17 février 2011, a été reportée à la demande des parties et fixée en définitive au 19 mai 2011.

MOTIFS DE L'ARRÊT :

Attendu que l'appelant a reçu livraison d'un tour de la marque Arix et du modèle MTT 15 qu'il avait spécifié dans sa commande (sa pièce n°6) ; que les caractéristiques techniques de la machine sont celles mentionnées dans la proposition émise par la société Mark'Techno à l'intention de M. Boisson (cf pièce n°5) ; qu'ainsi, la chose livrée est conforme à la chose convenue, sans qu'il importe que l'expert judiciaire ait recouru au terme de " non-conformité " pour exprimer la " qualité moyenne " de l'engin (cf page 44 de son rapport) ;

Attendu que M. Boisson déplore un manque de précision de l'appareil excédant les tolérances, un phénomène de jeu dans les guidages mécaniques, des vibrations excessives dans certaines conditions d'utilisation et des désordres informatiques, en expliquant n'avoir pu utiliser normalement l'appareil, ni le revendre, du fait de l'absence de plaque de sécurité ; qu'à les tenir pour avérés, il s'agit là de défauts qui rendent la chose vendue impropre à sa destination normale et qui, comme tels, constituent les vices définis par l'article 1641 du Code civil, lequel est ainsi l'unique fondement possible de l'action exercée par l'acquéreur ;

Attendu que cette action devait être introduite à bref délai, au sens de l'article 1648 du Code civil en sa rédaction, applicable en la cause du fait de la date du contrat, antérieure à l'ordonnance du 17 février 2005 ;

Qu'en l'espèce, où le tour avait été livré et installé le 4 mai 2004 (pièce n°10), M. Boisson a signalé les 10, 11 et 12 du même mois des dysfonctionnements informatiques -en l'occurrence des messages d'erreur et d'alarme- que la société Mark'Techno n'a pas réussi à traiter lors de ses interventions en lui indiquant rester dans l'attente d'informations du constructeur (pièce n°12 et 13) ; qu'il a aussi fait état d'un défaut de précision que les réparateurs de cette société ont confirmé, pareillement en indiquant faire 'remonter l'information au fabricant' (pièce n°13) ; qu'entre août et décembre 2004, Mark'Techno a régulièrement correspondu avec M. Boisson pour lui proposer des solutions tout en confessant son 'incompréhension sur certains points' et en lui indiquant qu'elle consultait le fabricant (pièces n°16 à 20) ; qu'à la suite d'une mise en demeure du 29 décembre 2004 reçue par Top Méca et que celle-ci lui avait aussitôt répercutée, Mark'Techno transmettait de nouvelles propositions de solutions, promettait une intervention prochaine et assurait rester dans l'attente d'indications du fabricant, annonçant ensuite au mois de mars la venue dans l'entreprise Boisson d'un technicien du constructeur taiwanais qui s'est déroulée en définitive le 16 mai (pièce n°31) ; que cette intervention n'ayant pas permis de résoudre les dysfonctionnements, M. Boisson a assigné en référé expertise le 2 août 2005 ; que pendant toute cette période, le tour avait pu être au moins partiellement utilisé ;

Qu'au vu de ces éléments, tenant à l'indétermination du vice, à la possibilité persistante d'utiliser partiellement la machine malgré ses dysfonctionnements, et à l'intervention continue et partiellement efficace du vendeur assortie d'incitations à la patience dans l'attente de la position du constructeur, l'assignation du 2 août 2005 doit être regardée comme introduite dans le bref délai requis ;

Attendu, sur le fond, que le rapport d'expertise judiciaire -argumenté, convaincant et non réfuté- conclut (cf p.44,46) en " confirm(a)nt l'existence des dysfonctionnements allégués par M. Boisson, à savoir

- la non-tenue des côtes et le non-respect des tolérances

- le jeu dans des guidages mécaniques

- l'apparition de vibrations dans certaines conditions

- le dressage de face imparfait

- des problèmes d'origine machine

- l'existence de désordres de type informatique " ;

Que l'expert attribue à ces dysfonctionnements une ou plusieurs causes différentes, selon le désordre considéré, et retient certes pour certains des choix discutables de l'utilisateur démontrant son manque de maîtrise et des déréglages dont certains probablement induits par une mauvaise utilisation tels les ramponnages (cf rapport p.44) ;

Qu'il n'en conclut pas moins que certaines pièces de qualité courante ne sont pas réalisables dans certains cas avec la machine pour des raisons intrinsèques à celle-ci (cf p.38,43), ce qu'ont clairement mis en évidence les essais contradictoires auxquels il a procédé personnellement le 2 novembre 2005 et le 7 novembre 2006, où sont rapidement apparues de fortes et anormales vibrations avec détérioration de la pièce à usiner et résultats hors tolérance (cf p10 et 12,25,35), l'incidence de facteurs propres à M. Boisson ne se posant pas dans ces cas ;

Que l'expert confirme l'existence de désordres de type informatique chroniques auxquels il n'a jamais été possible de remédier (cf p.38,45), et que Mark'Techno a expressément reconnus, dans ses fiches d'intervention et ses correspondances (cf pièces n° 12 à 32) ainsi que durant l'expertise (cf rapport p.38) ;

Que M. Drouin recense aussi des désordres de type mécanique ou électrique inhérents à la machine, tels ruptures de la courroie de transmission moteur/broche, électrovanne grillée et vibrations inexpliquées sur le pot hydraulique (cf p.38,45) ;

Qu'il retient que les essais ont par ailleurs montré que la machine ne respecte pas dans certains cas les caractéristiques annoncées par le constructeur dans l'une ou l'autre de ses deux documentations techniques, au demeurant incompréhensiblement différentes pour un même modèle (cf p. 40-41,43,44) ;

Attendu qu'il s'agit là de défauts qui se sont manifestés dès la mise en service de l'engin, et dont l'expert indique qu'ils sont intrinsèques à la machine (cf p.39), de sorte qu'ils sont nécessairement antérieurs ou concomitants à la vente, au sens des exigences de l'article 1641 du Code civil ;

Qu'ils sont graves, puisqu'ils ne permettent pas d'usiner certaines pièces en phase d'ébauche, au point de conduire l'expert à formuler l'avis que le tour doit être remplacé ou remboursé (cf 39 et 55) ;

Que de fait, ces défauts empêchent la machine d'être utilisée conformément à sa destination technique et contractuelle, même appréhendée a minima comme de moyenne précision ; qu'à tout le moins, ils diminuent tellement cet usage que M. Boisson ne l'aurait pas achetée, en tout cas à ce prix, s'il les avait connus ;

Attendu qu'il y a lieu dans ces conditions, par infirmation du jugement, de prononcer la résolution de la vente et de juger M.Boisson fondé à invoquer la garantie du vendeur originaire et du vendeur intermédiaire, l'un et l'autre professionnels réputés avoir connus ces défauts ;

Attendu que Top Méca comme Mark'Techno -qui avait elle-même formulé la proposition de vente (cf pièce n°5 de l'appelant) et ne conteste pas, fût-ce à titre simplement subsidiaire, son obligation en cas de résolution de la vente- rembourseront donc le prix versé, soit 57 707 euro TTC, et reprendront l'appareil à leurs frais et risques, dans l'état où il se trouve ;

Attendu qu'en application de l'article 1645 du Code civil, ces vendeurs professionnels que sont les intimés sont également tenus, outre la restitution du prix, des dommages et intérêts réparant le préjudice subi par l'acheteur ;

Attendu que pour l'appréciation de ce préjudice, il y a lieu de retenir, au vu des productions et des éléments contenus de ce chef dans le rapport d'expertise judiciaire, que l'entreprise Boisson a subi des pertes de temps et de matériaux du fait des défauts de la machine ; qu'elle a dû en définitive recourir à la sous-traitance pour tourner certaines pièces que la machine aurait dû usiner ; qu'elle s'est réorientée avec succès dès 2006 vers le fraisage de pièces (cf rapport DROUIN p.26, l'expert écartant tout préjudice de notoriété à ce titre : cf p.53);

Qu'elle a acheté un nouveau tour en 2007 (cf rapport p.39) ; que son chiffre d'affaires a progressé de 53,6% entre 2005 et 2006 c'est à dire au coeur de la période affectée, avec une augmentation de 48% du poste tournage numérique (cf p.50) ; et que s'agissant de l'année 2004, en mars de laquelle le tour avait été livré, la conjoncture économique était mauvaise dans ce secteur (cf p.50);

Qu'en outre, M. Boisson a refusé à deux reprises une proposition de remplacement puis de rachat de la machine ;

Attendu que l'évaluation qu'il fait de son préjudice repose sur des méthodes non convaincantes et n'est pas assortie de justificatifs probants ; qu'elle est inconciliable avec les données comptables recueillie et avec l'absence de perte avérée de marchés ;

Attendu qu'au vu des productions -notamment pièces comptables et analyses d'un cabinet d'audit- et de l'estimation proposée, avec circonspection, par l'expert judiciaire, d'une perte d'exploitation de l'ordre de 18 700 euro sur 6 mois ou 22 380 euro sur 12 mois en 2006, et compte-tenu aussi de la perturbation avérée causée à l'entreprise par les dysfonctionnements de la machine et la recherche de leurs solutions, il y a lieu de chiffrer le préjudice indemnisable à la somme de 30 000 euro, toutes causes confondues ;

Que la condamnation pèsera in solidum sur le vendeur originaire et sur le vendeur intermédiaire, sans qu'il y ait lieu d'examiner la question de leur contribution respective à la dette, qui n'est pas posée ;

Attendu que s'agissant des griefs articulés par M. Boisson contre Top Méca du chef d'un manquement à son obligation de conseil et contre Mark'Techno au titre de sa responsabilité contractuelle, il n'y a pas lieu de les examiner, dès lors que l'appelant formule une demande indemnitaire unique, et qu'il ne justifie pas d'un préjudice distinct de celui qui vient d'être apprécié et réparé ;

Attendu que la demande indemnitaire de la société Mark'Techno a été rejetée à bon droit par les premiers juges, ses interventions étant requises par les défauts de la chose vendue ;

Par ces motifs - LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort : - Dit que la garantie du vendeur pour vice caché est l'unique fondement possible de l'action de Jean-Luc Boisson - Confirme le jugement en ce qu'il a rejeté la fin de non-recevoir tirée de la prescription, et en ce qu'il a débouté la société Mark'Techno de sa demande de dommages et intérêts - L'infirme pour le surplus, et statuant à nouveau : Prononce la résolution, pour vices cachés, de la vente du tour Arix MTT 15-MX5 conclue en mars/avril 2004 - Condamne in solidum la SA Touraine Outillage Mécanique Précision " Top Méca " et la SARL Mark'Techno à payer à M. Boisson 57 707euroTTC (cinquante-sept mille sept cent sept euro) en remboursement du prix versé, et DIT qu'elles pourront reprendre l'appareil à leurs frais et risques, dans l'état où il se trouve, en avisant de leur venue huit jours au moins à l'avance par lettre recommandée avec demande d'avis de réception Condamne in solidum la SA Touraine Outillage Mécanique Précision " Top Méca " et la SARL Mark'Techno à payer à M. Boisson 30 000euro (trente mille euro) en réparation de son préjudice, toutes causes confondues - Déboute M. Boisson du surplus de ses prétentions.