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Décisions

CA Paris, 8e ch. A, 21 février 2008, n° 06-09965

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

La Bruyère (EARL), Les assurances générales de France Iart (SA)

Défendeur :

Groupe Lactalis (SNC)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Deurbergue

Conseiller :

Mme Graeve

Avoués :

Mes Olivier, Teytaud

Avocats :

Mes Michel, Guillard, Buisson-Fizellier

TGI Paris 2e, du 6 mai 2006

6 mai 2006

Vu l'appel interjeté, le 2 juin 2006, par l'EARL La Bruyère et la Compagnie les Assurances générales de France Iart d'un jugement du Tribunal d'instance de Paris 2ème, du 4 mai 2006, qui les a condamnées in solidum, sur le fondement de l'article 1641 du Code civil, à payer à la société Groupe Lactalis la somme de 7 779,62 euro HT avec les intérêts au taux légal à compter de l'assignation et 500 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions de l'EARL La Bruyère et des AGF, du 6 novembre 2007, qui prient la cour d'infirmer le jugement, à titre principal, de débouter la société Groupe Lactalis de ses prétentions, à titre subsidiaire, de réduire le montant des dommages et intérêts, et de condamner l'intimée à leur payer 2 000 euro par application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions de la société Groupe Lactalis, du 26 novembre 2007, qui sollicite la cour de confirmer le jugement, à titre subsidiaire, de retenir comme fondements de sa demande de condamnation au paiement de dommages et intérêts les articles 1386-1 et suivants du Code civil et l'obligation autonome de sécurité résultant de l'article 1147 du Code précité, et de lui allouer une indemnité de procédure de 2 000 euro ;

Sur ce, la cour :

Considérant que la société Groupe Lactalis collecte auprès de producteurs de la région de Basse-Normandie du lait qu'elle transforme, procédant avant chaque mise en citerne au prélèvement d'un échantillon de lait fourni par chaque producteur ;

Que la présence d'inhibiteurs a été décelée dans la collecte de lait n° 491, du 27 août 2004, par le laboratoire interprofessionnel Lilano, qui a alors procédé à des analyses complémentaires des échantillons prélevés chez chaque producteur et a conclu que le lait contaminé provenait de l'EARL La Bruyère ;

Que le dépotage de la citerne n'a pas été effectué et le lait de la tournée a été déversé et épandu sur l'exploitation agricole de l'EARL La Bruyère conformément au règlement CE/ n°1774/2002 ;

Considérant que, le 13 septembre 2004, la société Groupe Lactalis a demandé à l'EARL La Bruyère de lui régler la somme de 7 779,62 euro au titre du préjudice subi du fait de la destruction du contenu de la citerne ;

Que, les 17 et 26 novembre 2004, à la suite d'une expertise réalisée à l'initiative des AGF, assureur de l'EARL La Bruyère, celle-ci a reconnu avoir appliqué un traitement antibiotique à l'une de ses vaches et a affirmé, cependant, avoir respecté le délai d'attente avant de fournir le lait de cet animal ;

Que la société Groupe Lactalis s'étant heurtée au refus de l'EARL La Bruyère et de son assureur de l'indemniser, les a assignés d'abord devant le Tribunal de grande instance de Paris, les 21 et 28 juillet 2005, instance dont elle s'est désistée, puis devant le Tribunal d'instance de Paris 2ème, les 23 février et 1er mars 2006 ;

Considérant que la société Groupe Lactalis soutient que la présence d'inhibiteurs dans le lait constitue un vice caché qui a pollué la citerne de la collecte n° 491 rendant le lait impropre à la consommation, usage auquel il était destiné, et que l'EARL La Bruyère et son assureur doivent l'indemniser de la perte de la collecte ;

Que, toutefois, l'EARL La Bruyère et les AGF lui opposent à juste titre qu'elle n'a pas introduit son action en garantie des vices cachés dans le bref délai visé par l'article 1648 du Code civil dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance du 17 février 2005, s'agissant d'un contrat conclu avant l'entrée en vigueur de cette ordonnance ;

Qu'en effet, la société Groupe Lactalis reconnaît que la contamination du lait lui a été révélée par les analyses faites le jour même de la collecte, le 27 août 2004, et que ces mêmes analyses ont permis d'identifier le producteur responsable de la présence d'inhibiteurs ; qu'elle a immédiatement fait détruire le produit refusé par l'usine de Saint-Maclou et connu dès la réception de la lettre du 16 février 2005 des AGF le refus d'indemnisation qui lui était opposé ;

Que, sans qu'elle puisse utilement invoquer l'existence de pourparlers, son action engagée dix-huit mois après la découverte du vice, par assignations des 23 février et 1er mars 2006 devant la juridiction compétente est tardive ;

Qu'ainsi cette action est irrecevable ;

Qu'il convient, en conséquence, d'infirmer le jugement sur ce point ;

Considérant que la société Groupe Lactalis invoque, subsidiairement, à l'encontre de l'EARL La Bruyère la responsabilité du fait des produits défectueux et l'obligation autonome de sécurité, ces fondements pouvant, selon elle, s'appliquer de façon alternative, tandis que l'EARL La Bruyère et les AGF lui opposent qu'il ne peut y avoir cumul de l'action en responsabilité contractuelle fondée sur l'article 1147 du Code civil et de l'action en garantie des vices cachés fondée sur l'article 1641 du même Code ;

Considérant que les articles 1386-1 et suivants du Code civil résultant de la transposition de la directive européenne n° 85/374 du 25 juillet 1985 instituent une responsabilité de plein droit du producteur pour les dommages dus à un défaut de sécurité des produits qu'il met en circulation envers toutes les victimes qu'elles soient contractantes ou tiers ;

Que, par ailleurs, la loi du 19 mai 1998 qui a transposé l'article 13 de la directive précitée (article 1386-18 du Code civil) permet à la victime d'un produit défectueux d'opter pour toute autre action du droit commun et que, notamment, n'est pas exclue l'application d'autres régimes de responsabilité contractuelle ou extra-contractuelle reposant sur des fondements différents, tels la garantie des vices cachés ou la faute ;

Que, toutefois, ce régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux conduit à écarter le régime de la responsabilité contractuelle du producteur ou fabricant pour inexécution de son obligation autonome de sécurité-résultat fondé sur l'article 1147 du Code civil ;

Qu'ainsi, la société Lactalis est en droit de rechercher la responsabilité de l'EARL La Bruyère du fait du défaut de sécurité du lait qu'elle a fourni ;

Considérant qu'il appartient au demandeur de prouver le dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre le défaut et le dommage ;

Considérant qu'un produit est défectueux, lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre ;

Qu'il résulte de l'article 2 du décret du 25 mars 1924 portant application de la loi du 1er août 1905 en ce qui concerne le lait et les produits laitiers, l'arrêté du 18 mars 1994 relatif à l'hygiène de la production et de la collecte du lait, l'article 15-2 de la directive 92/96 CEE du 16 juin 1992 arrêtant les règles sanitaires pour la production et la mise sur le marché de lait cru, de lait traité thermiquement et de produits à base de lait, et de la directive 96/23 CEE du 29 avril 1996 relative aux mesures de contrôle à mettre en œuvre à l'égard de certaines substances et de leurs résidus dans les animaux vivants et leurs produits, que le lait est impropre à la consommation lorsqu'il contient des substances inhibitrices telles antibiotiques, sulfamides, antiseptiques..... en quantité dépassant la limite maximale de résidus tolérés (LMR) ;

Que sont alors interdites sa livraison ou sa commercialisation ou son utilisation, et que les producteurs doivent respecter un certain délai d'attente avant de mettre sur le marché des produits provenant d'animaux traités par les substances ci-dessus visées ;

Considérant que les textes précités répondent à un objectif de sécurité à l'égard du consommateur comme à l'égard des professionnels qui transforment le produit ;

Considérant que la directive 92/46 du conseil du 16 juin 1992 et l'arrêté du 2 septembre 1983 définissent les méthodes officielles qui doivent être appliquées pour détecter la présence d'inhibiteurs dans le lait collecté, destiné à la consommation humaine et animale, et qu'il n'y a pas de confusion à faire avec les analyses, même si elles sont de même type, servant à évaluer la qualité du lait et à déterminer son prix ;

Considérant que c'est à tort que l'EARL La Bruyère soutient que les analyses du laboratoire Lilano ne lui seraient pas opposables et qu'elles ne seraient pas fiables ;

Qu'en effet, conformément à la réglementation, ces analyses ont été pratiquées par un laboratoire indépendant agréé pour l'analyse du lait et géré par l'interprofession laitière, comportant des représentants des producteurs, des coopératives et des industriels laitiers, et suivant les méthodes préconisées d'acidification (test Devoltest ou Copan) puis de confirmation (test Bacillus stearothermiphilus), ce dernier test ayant bien été effectué, contrairement à ce qu'affirment les appelantes ;

Que l'article 2 de l'annexe de l'arrêté du 2 septembre 1983 n'impose pas que l'échantillon de lait du producteur soit analysé au moment de son prélèvement à la ferme, et c'est au moment où les résultats ont été connus qu'il appartenait à l'EARL La Bruyère de contester les conditions de ce prélèvement et de réalisation des analyses, au besoin de solliciter une contre-expertise ;

Que, par ailleurs, le recours au test Devoltest ou Copan ne contrevient pas à l'arrêté du 2 septembre 1983 et la critique sur sa réaction 'largement avant la LMR' n'est pas pertinente, puisque le test Bacillus stearothermophilus a confirmé la présence d'inhibiteurs dans le lait fourni par l'EARL La Bruyère ;

Considérant que le lait est considéré comme impropre à la consommation si la présence de substances inhibitrices dépasse un certain seuil (LMR) avec une marge d'erreur ne pouvant dépasser 1 % ou 5 % en fonction des substances ;

Considérant que rien ne démontre, d'abord, que la citerne aurait été polluée par des résidus de produits d'entretien ;

Considérant qu'ensuite, les arguments du manque d'homogénéité du lait collecté, lié au fait que les deux compartiments de la citerne du camion ne communiquent entre eux qu'une fois le remplissage terminé, d'une impossible pollution des 21088 litres de lait collectés par les 457 litres fournis par l'EARL La Bruyère du fait de la dilution de ces derniers dans l'ensemble et d'une pollution par la concentration de tous les inhibiteurs présents mais non décelés dans les laits des autres producteurs, ne peuvent qu'être rejetés ;

Qu'en effet, le critère retenu par la réglementation communautaire et nationale pour déterminer si le lait est impropre à la consommation humaine ou animale est celui de dépassement de seuil ;

Qu'il suffit de vérifier la présence d'inhibiteurs dans le lait au-dessus de la LMR tolérée et il importe peu de savoir en-deçà de ce seuil quel est leur degré de concentration, ou d'analyser pour chaque producteur les molécules concernées ;

Que les substances inhibitrices ne s'additionnent pas les unes aux autres et que les laits des 21 autres producteurs étaient en-deçà du seuil et ne pouvaient donc polluer la citerne, ce que confirme le test d'acidification négatif pour chacun d'eux, seul le lait de l'EARL La Bruyère dépassant la LMR - ce qui résulte des deux tests pratiqués- et en quantité de substances inhibitrices suffisantes pour entraîner la pollution de tout le contenu de la citerne ;

Que la preuve est bien faite que l'EARL La Bruyère est responsable de la contamination des 21088 litres de lait ;

Considérant qu'il ne peut être opposé à la société Lactalis qu'elle aurait accepté les risques de livraisons de lait ne remplissant pas les critères qualitatifs et aurait concouru à la réalisation de son dommage par un manque de précaution, alors que le ramassage collectif du lait est une pratique usuelle chez les professionnels du lait, encadrée de certaines garanties, comme le prélèvement systématique d'un échantillon de lait chez le producteur qui assure à l'industriel la possibilité de déterminer l'origine de la pollution et de se retourner contre le producteur fautif pour être indemnisé, ce que la société intimée démontre avoir fait dans de nombreux cas ;

Considérant que l'EARL La Bruyère ne peut se soustraire à sa responsabilité en se prévalant des dispositions de l'article 1386-8 du Code civil applicable en cas de dommage causé par le défaut d'un produit incorporé dans un autre, la solidarité de la responsabilité entre le producteur de la partie composante et celui qui a réalisé l'incorporation ne pouvant s'entendre que vis-à-vis des tiers ;

Considérant qu'elle ne peut invoquer aucunes des causes d'exonération visées aux articles 1386-11, dès lors que le produit avait été mis en circulation et qu'il était destiné à la vente, que le dommage existait à ce moment là, que le défaut était décelable en l'état des connaissances scientifiques et techniques et que le lait n'était pas conforme à la réglementation ;

Considérant que c'est aussi vainement que l'EARL La Bruyère fait valoir que le dommage serait imprévisible pour le producteur qui n'a pas la maîtrise de la collecte, alors que la responsabilité de celui-ci n'est recherchée que s'il est établi que c'est le lait défectueux qu'il a fourni qui est à l'origine de la pollution, observation étant faite que la force majeure ne figure pas parmi les clauses d'exonération énumérées de manière limitative par les articles 1386-1 et suivants du Code civil ;

Considérant qu'un lait comportant des substances inhibitrices en quantité dépassant la LMR est impropre à la consommation humaine et animale ;

Qu'il s'agit bien d'un produit défectueux au sens de l'article 1386-4 du Code civil ;

Considérant que le défaut dont était affecté le lait de l'EARL La Bruyère a conduit à la destruction du contenu de la citerne ;

Qu'il existe bien un lien de causalité entre le lait défectueux et le dommage ;

Considérant que l'EARL La Bruyère soutient que la société Groupe Lactalis est privée de tout droit à réparation, au motif qu'il résulterait des accords interprofessionnels relatifs aux modalités du paiement du lait selon sa qualité que la présence d'inhibiteurs dans le lait se traduit par une moins-value et n'autorise pas le rejet de la livraison, qu'une sanction existe, l'application de pénalités et qu'allouer une autre réparation aboutirait à une double sanction ;

Mais considérant que la victime d'un produit défectueux est en droit d'obtenir la réparation du dommage supérieur à 500 euro, qui résulte d'une atteinte à un bien autre que le produit défectueux et les accords interprofessionnels ci-dessus cités ne limitent pas ou n'excluent pas la réparation des conséquences dommageables de la contamination d'une citerne de lait par le lait défectueux d'un des producteurs ;

Considérant que le préjudice subi par la société Groupe Lactalis correspond au prix du lait collecté, au coût de son transport et à divers frais, marge et prime, ces éléments figurant dans la facture qu'elle a établie et dont les chiffres ne sont pas discutés, et après déduction du prix de 135,99 euro qui devait être payé pour les 457 litres de lait défectueux et de la franchise de 500 euro, le montant des dommages et intérêts doit être fixé à la somme de 7 143,63 euro ;

Que l'EARL La Bruyère et les AGF doivent en conséquence être condamnées in solidum à payer cette somme à la société Groupe Lactalis à titre de dommages et intérêts ;

Considérant que l'équité commande en appel de condamner l'EARL La Bruyère et les AGF à payer à la société Groupe Lactalis une indemnité de 2 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile et de rejeter leur demande ;

Par ces motifs : LA COUR, Declare l'appel recevable, Infirme le jugement, Statuant à nouveau, Déclare irrecevable l'action de la société Groupe Lactalis fondée sur la garantie des vices cachés, Déclare l'EARL La Bruyère responsable de la pollution de la collecte de lait n° 491, du 27 août 2004, sur le fondement de l'article 1386-1 du Code civil, Condamne in solidum l'EARL La Bruyère et la Compagnie les Assurances générales de France Iart à payer à la société Groupe Lactalis la somme de 7 143,63 euro à titre de dommages et intérêts et une indemnité en appel de 2 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Rejette toute autre demande, y compris au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne in solidum l'EARL La Bruyère et la Compagnie les Assurances générales de France Iart aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du Code de procédure civile.