CA Rouen, 2e ch., 20 mars 2008, n° 07-01626
ROUEN
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Kubota Europe (Sté)
Défendeur :
Malassis, Gamex (Sté), Mutualité Sociale Agricole
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Bartholin
Conseillers :
M. Lottin, Mme Vinot
Avoués :
SCP Colin-Voinchet Radiguet-Thomas Enault, SCP Greff Peugniez
Avocats :
Mes Tiberghien, Guillouard
Exposé du litige
Faits et procédure :
Monsieur Malassis, qui avait créé une entreprise ayant pour objet l'entretien de parcs et jardins, a eu sa main gauche amputée à la suite d'un accident survenu le 09 avril 2004 alors qu'il manipulait une tondeuse équipée d'un bac de ramassage avec souffleur de marque Kubota.
Les quatre doigts de sa main gauche ont été sectionnés, et une amputation à la limite du tiers inférieur et du tiers moyen de l'avant-bras gauche a dû être ensuite pratiquée le 14 avril 2004.
Monsieur Malassis a dû cesser son activité à la suite de cet accident et bénéficie actuellement d'une rente accident du travail.
Par actes des 1er, 11 août et 03 octobre 2005, Monsieur Malassis a fait assigner la SAS Kubota Europe, la Mutualité Sociale Agricole et l'Association des Assureurs AAEXA en déclaration de responsabilité de la société Kubota sur le fondement des dispositions des articles 1386-1 et suivants du Code civil et en désignation d'expert médecin.
Par jugement en date du 23 février 2007, le Tribunal de Grande Instance d'Evreux a :
- Déclaré la SAS Kubota Europe entièrement responsable des conséquences dommageables de l'accident dont a été victime Monsieur Thierry Malassis le 09 avril 2004,
Avant dire droit sur le quantum de l'indemnisation,
- Ordonné une expertise, [']
- Déclaré le présent jugement commun au Gamex (Aaexa),
- Condamné la SAS Kubota Europe à payer à Monsieur Thierry Malassis les sommes suivantes :
* 15 000 euro à titre provisionnel à valoir sur l'indemnité de son préjudice,
* 1 500 euro au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- débouté la SAS Kubota de sa demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
-l'a condamnée aux dépens dont distraction au profit de Maître Guillouard,
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement.
La SAS Kubota Europe a interjeté appel de cette décision.
Prétentions et moyens des parties :
Pour l'exposé des prétentions et des moyens des parties, il est renvoyé aux conclusions signifiées le 1er février 2008 par la SAS Kubota Europe et le 31 janvier 2008 par Monsieur Malassis.
Leurs moyens seront examinés dans les motifs de l'arrêt.
La SAS Kubota Europe conclut à la réformation du jugement, demande à la cour de constater que le caractère défectueux du ramasseur d'herbe n'est pas démontré, que Monsieur Malassis a commis une grossière négligence en ne respectant pas les consignes de sécurité dispensées par le fabricant, faute qui est seule à l'origine de l'accident, demande en conséquence de débouter Monsieur Malassis de ses demandes à l'encontre de la société Kubota qui sollicite le remboursement de la provision de 15 000 euro versée en exécution du jugement.
A titre subsidiaire, la SAS Kubota Europe conclut que l'accident de Monsieur Malassis n'a pu survenir qu'à cause du non-respect par ce dernier des consignes de sécurité dispensées par l'appelante ; que, par conséquent, cette faute doit conduire à une exonération sinon totale du moins partielle de la société Kubota et opérer un partage de responsabilité qui ne saurait laisser à sa charge qu'une part résiduelle de responsabilité.
En tout état de cause, elle conclut à la condamnation de Monsieur Malassis au paiement de la somme de 5 000 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, outre les entiers dépens avec droit de recouvrement au profit de SCP Colin Voinchet Radiguet Esnault avoués .
Monsieur Malassis conclut à la confirmation du jugement et à la condamnation de la SAS Kubota Europe à lui payer la somme de 5 000 euro au titre des frais irrépétibles et en tous les dépens dont droit de recouvrement au profit de SCP Greff Peugniez avoués.
Sur ce, la cour,
Sur le caractère défectueux du produit
La SAS Kubota Europe soutient que le ramasseur d'herbe ne peut être qualifié de défectueux au sens de l'article 1386-4 du Code civil.
La société Kubota critique la décision intervenue, qui retient qu'"aucun système de sécurité n'était installé sur le ramasseur d'herbe afin d'éviter que son utilisateur ne se blesse au cours du nettoyage de l'appareil", ajoutant que "le ramasseur d'herbe était donc potentiellement dangereux, ce qui a été reconnu par le fabricant dans un courrier du 12 janvier 2005".
La SAS Kubota Europe conclut que ce courrier, envoyé à l'ensemble de ses clients, ne saurait être interprété comme une quelconque reconnaissance de la dangerosité de son produit alors qu'il n'avait pour objet que d'avertir les clients de la mise en place de dispositifs complémentaires de sécurité visant à prévenir le cas où l'utilisateur ne respecterait pas les consignes de sécurité dispensées dans la notice d'utilisation.
En l'espèce, ce courrier énonce : "nous avons découvert qu'un risque potentiel de blessure existe pour les utilisateurs du ramasseur, ou les tiers, si les instructions d'utilisation qui sont fournies avec le GCD 360 ne sont pas strictement respectées, en particulier si une personne tente d'ouvrir le bac de ramassage d'herbe et d'accéder à l'intérieur de ce dernier sans arrêter le moteur, débrayer le levier de commande de la turbine et attendre que tous les éléments en rotations s'immobilisent".
Ces modifications tiennent à :
- l'installation d'un contacteur de sécurité situé dans le boîtier de commande d'embrayage du ramasseur qui agit dès que l'utilisateur se lève du siège, arrêtant simultanément le moteur de la tondeuse et de la turbine du ramasseur,
- la mise en place d'une butée de verrouillage mécanique sur le levier d'embrayage de la turbine du ramasseur empêchant l'ouverture du bac,
- l'installation d'un frein sur la poulie d'entraînement de la turbine, arrêtant la turbine du bac de ramassage,
- l'installation d'un dispositif de retenue supplémentaire au niveau du tuyau d'aspiration.
Ces modifications sont superflues lorsque l'utilisateur respecte les notices d'utilisation et de sécurité.
Car tant la "notice de montage et d'utilisation" du bac de ramassage d'herbe GCD 360 prévu pour la tondeuse autoportée TG 1860 en date de 2003 que les "instructions de sécurité" notice d'utilisation" en date de 1999 du ramasseur CGD 360 prévoient expressément des consignes de sécurité.
La documentation intitulée "instructions de sécurité "notice d'utilisation" recommande notamment les instructions de sécurité suivantes :
Page 3 :
"Attention : toutes les mesures de sécurité devront être systématiquement appliquées. Lisez et assimilez ces instructions avant de commencer le travail".
Page 4 :
"Débrayer la turbine et attendre l'arrêt complet de la turbine avant toute intervention à l'intérieur du bac de ramassage ". "Ne jamais approcher les mains du bac de ramassage lorsque celui-ci est en mouvement".
Page 5 :
"Lisez-les attentivement. Afin d'éviter tout incident corporel ou endommagement de la machine, observez les consignes de sécurité et les instructions d'utilisation. Arrêtez le moteur, tournez la clé de contact et attendez que les lames de la tondeuse et de la turbine se soient arrêtées avant de nettoyer ou effectuer un déblocage de l'herbe dans la turbine".
La notice de montage et d'utilisation, quant à elle, énonce :
Page 3 :
"Attention : toutes ces mesures de sécurité devront être systématiquement appliquées. Lisez et assimilez ces instructions avant de commencer le travail".
Page 4 :
"Débrayer la turbine et attendre l'arrêt complet de la turbine avant toute intervention à l'intérieur du bac de ramassage".
"Ne jamais approcher les mains du bac de ramassage lorsque celui-ci est en mouvement ".
Page 10 :
"Attention : lisez et assimilez les instructions d'utilisation de la machine. Les recommandations de cette notice sont complémentaires à celles figurant dans les manuels du tracteur et de la tondeuse. Lisez-les attentivement. Afin d'éviter tout incident corporel ou endommagement de la machine, observez les consignes de sécurité et les instructions d'utilisation. Arrêtez le moteur, tournez la clé de contact et attendez que les lames de la tondeuse et de la turbine se soient arrêtées avant de nettoyer ou effectuer un déblocage de l'herbe dans la turbine ".
En sus de ces recommandations, divers hologrammes sont apparents à la fois sur les notices, sur le tracteur et sur le bac de ramassage.
Néanmoins, l'article 1386-4 du Code civil dispose qu' "un produit est défectueux au sens du présent titre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre. Dans l'appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l'usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation. Un produit ne peut être considéré comme défectueux par le seul fait qu'un autre, plus perfectionné, a été mis postérieurement en circulation".
En l'espèce, il convient de relever que même une fois le moteur de la tondeuse à l'arrêt, celui de la turbine du bac de ramassage continuait à fonctionner, et que même le moteur de la turbine arrêté, celle-ci pouvait continuer à tourner pendant un certain temps.
Les sécurités installées par la société Kubota sont d'ailleurs allées dans le sens d'un arrêt complet et couplé de la tondeuse et du bac de ramassage pour une meilleure sécurité de l'usager.
Il faut donc retenir qu'eu égard à la sécurité qui peut être raisonnablement attendue de l'usage d'un bac de ramassage d'herbe dont la fonction est, aux yeux du consommateur, statique et qui a vocation à être vidé à intervalles réguliers au cours de l'opération de tonte de l'herbe, le produit ne présentait pas les sécurités requises pour un tel produit.
Du reste, la Commission européenne, dans un avis rendu le 21 mai 2007, a confirmé que le bac de ramassage ne satisfaisait pas à certaines exigences de sécurité prévues à l'annexe I de la directive 98/37/CE du Parlement européen et du Conseil concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives aux machines du 22 juin 1998, et que ces non-conformités exposaient les personnes à un risque de blessures graves. Les exigences en cause sont celles des points 1.1.2 "principes d'intégration de la sécurité" prenant en compte notamment les situations anormales prévisibles, l'état de la technique et les utilisations qui peuvent être raisonnablement attendues d'une machine, 1.3.7 "protection contre l'accès aux éléments mobiles" et 1.4 "caractéristiques requises pour les protecteurs et les dispositifs de protection".
La société Kubota a d'ailleurs arrêté la fabrication de la machine en cause et pris des mesures concernant les machines en service et en stocks.
En considération de l'ensemble de ces éléments, la cour considère que le bac de ramassage d'herbe doit être qualifié de produit défectueux au sens des articles 1386-1 et suivants du Code civil.
Sur la responsabilité
Monsieur Malassis rappelle que le panier du bac de ramassage d'herbe s'est ouvert en pleine tonte, que c'est dans ces conditions qu'il a voulu extraire le bouchon d'herbe et nettoyer le système de fermeture, et que pendant cette opération sa main gauche s'est trouvée happée par les ailettes de la turbine.
Monsieur Malassis fait valoir qu'il n'a pas commis de faute et qu'à supposer qu'une faute soit établie à son encontre, elle a eu un caractère imprévisible et irrésistible, eu égard aux différentes améliorations préconisées par la société Kubota et à l'avis de la Commission européenne précité.
La SAS Kubota Europe soutient pour sa part que les circonstances de l'accident ne sont pas établies. Selon elle, il n'est pas possible d'accéder aux pâles de la turbine sans avoir effectué un acte positif, soit par le côté aspiration, en déconnectant le tuyau vissé d'entrée d'herbe, soit par le côté refoulement, pour ouvrir et maintenir la coque arrière ouverte.
La société Kubota souligne encore le fait que Monsieur Malassis est un professionnel qui ne pouvait ignorer le risque qu'il encourait, d'autant qu'il n'a pas respecté les consignes de sécurité prescrites par la notice d'utilisation de l'appareil.
En l'espèce, la Cour constate que les circonstances de l'accident sont suffisamment établies par la description précise des faits qui en a été donnée par Monsieur Malassis qui constitue un enchaînement vraisemblable et logique ayant conduit aux dommages subis par Monsieur Malassis, exposés précédemment.
L'article 1386-13 du Code civil dispose cependant que : "la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d'une personne dont la victime est responsable".
Cette disposition permet ainsi soit d'exonérer le producteur du produit défectueux de toute responsabilité soit de la limiter lorsque la victime a commis une faute, appréciée in concreto, à l'origine du dommage.
Il convient de relever en l'espèce que, malgré le caractère défectueux de cette machine-outil, l'usager qu'est Monsieur Malassis a manqué aux règles élémentaires de prudence et de sécurité résultant des différentes consignes de sécurité prescrites par les notices d'utilisation tant de la tondeuse que du bac de ramassage dont il ne pouvait ignorer en sa qualité de professionnel ni l'importance ni l'incidence.
En outre, pour un professionnel de l'entretien de parcs et jardins, cet accident de tondeuse ne le plaçait pas face à un événement qu'il ne pouvait pas dominer ou maîtriser, compte tenu de son expérience et de l'attention qu'il aurait dû porter au fonctionnement du matériel qu'il utilisait et aux consignes de sécurité .
Cette faute qui a concouru à l'accident était certes imprévisible pour la société Kubota à l'époque des faits, puisqu'il n'est pas démontré qu'elle avait à cette date connaissance d'accidents antérieurs mais elle a fait la démonstration par les améliorations apportées ultérieurement pour la sécurité du ramasseur d'herbe que l'accident n'était pas pour elle irrésistible.
Il convient en conséquence, au regard des différents éléments exposés, de dire que la société Kubota ne peut être exonérée totalement de sa responsabilité en présence d'une faute qui n'a pas les caractères de la force majeure et de constater que le dommage subi par Monsieur Malassis, professionnel du jardinage, a été causé conjointement par sa faute et par un défaut du bac de ramassage.
Il y a lieu de retenir un partage de responsabilité entre l'utilisateur professionnel et le fabricant à hauteur de 60 % à la charge de Monsieur Malassis et de 40 % pour la société Kubota.
Il y a lieu de confirmer l'expertise ainsi que la provision ordonnée par les premiers juges.
Par ces motifs, Infirme partiellement le jugement entrepris sauf en ce qu'il a reconnu le caractère défectueux du ramasseur d'herbe ainsi qu'en ses dispositions relatives à l'expertise, à la provision allouée à Monsieur Malassis et à l'indemnité allouée à celui-ci sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Déclare la SAS Kubota Europe ainsi que Monsieur Malassis Thierry responsables à hauteur de 40 % pour la société Kubota et de 60 % pour Monsieur Malassis des conséquences dommageables de l'accident dont a été victime ce dernier ; Dit que le présent arrêt est opposable à la société Gamex et à la Mutualité Sociale Agricole ; Dit n'y avoir lieu à condamnation sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile en cause d'appel ; Condamne la SAS Kubota Europe à payer les dépens de première instance et d'appel, comprenant les frais d'expertise, avec droit de recouvrement direct au profit des avoués de la cause, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.