CA Metz, ch. com., 27 septembre 2012, n° 09-01441
METZ
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Jeca (SA)
Défendeur :
Milco (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Staechele
Conseillers :
Mmes Jauvion, Knaff
Avocats :
Mes Bettenfeld, Barre
La SA Jeca était en relation commerciale avec la SA Milco laquelle lui fournissait depuis 10 ans des produits alimentaires, notamment des pâtés, qu'elle vendait en Allemagne.
Les conditions commerciales particulières convenues entre les parties jusqu'en 2005 prévoyaient une remise de 39 % sur le tarif annuel, une ristourne complémentaire de 6 % sur le chiffre d'affaires HT ainsi que des participations de la SA Milco à la promotion des produits, animations et catalogues effectués par la SA Jeca à hauteur d'un montant de 11 600 euro.
Par exploit d'huissier du 13 janvier 2006, la SA Jeca, exposant que la SA Milco lui a fait savoir en fin d'année 2005 que la ristourne de 6 % sur le CAHT et la participation aux budgets publicitaires étaient supprimés avant de lui notifier, le 29 décembre 2006, qu'elle cessait toute relation commerciale avec elle, a saisi le président de la chambre commerciale du TGI de Sarreguemines, statuant en référé, afin de voir enjoindre la SAS Milco de respecter un préavis expirant provisoirement le 31 mars 2006, au motif d'une rupture brutale des relations commerciales avec un préavis de trois jours seulement en violation de l'article L. 442-6 I du Code de commerce.
Par ordonnance du 11 avril 2006, confirmée par arrêt de cette cour en date du 12 février 2008, le juge saisi s'est déclaré territorialement compétent, a dit que la SAS Milco avait rompu brutalement les relations commerciales, lui a enjoint de respecter un délai de préavis expirant provisoirement le 31 mars 2006 et l'a condamnée aux dépens et au paiement de la somme de 1 000 euro en application de l'article 700 du CPC.
Par exploit d'huissier délivré le 19 mai 2006, la SA Jeca a fait assigner la SAS Milco devant la chambre commerciale du TGI de Sarreguemines aux fins de la voir condamner, avec exécution provisoire, au paiement des sommes suivantes :
- 134 600 euro de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales imputable à la SAS Milco ;
- 2 000 euro en application de l'article 700 du CPC, outre les dépens.
La SAS Milco a conclu au débouté des prétentions de la SA Jeca et, reconventionnellement, à la condamnation de cette dernière au paiement de la somme de 100 000 euro de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait de l'attitude de la SA Jeca et de celle de 3 000 euro en application de l'article 700 du CPC, dépens en sus.
Par jugement du 18 novembre 2008, le TGI de Sarreguemines a débouté les parties de leurs demandes respectives, dit n'y avoir lieu à l'application de l'article 700 du CPC et laissé à chacune des parties la charge de leurs dépens.
Les premiers juges ont essentiellement retenu que la rupture des relations commerciales entre les parties devait être considérée comme brutale et engageant la responsabilité de la SAS Milco ; que cependant, la SA Jeca ne justifiait pas de la réalité d'un quelconque préjudice ; qu'enfin, la SAS Milco n'établissait pas avoir subi du fait de la cessation du paiement des factures par la SA Jeca un préjudice distinct de celui constitué par les frais résultant de la procédure, laquelle avait tout de même pour origine la rupture brutale des relations commerciales qui lui était imputable.
Par déclaration enregistrée au greffe le 8 avril 2009, la SA Jeca a interjeté appel de cette décision.
Par conclusions récapitulatives déposées le 26 avril 2010, la SA Jeca demande à cette cour d'infirmer le jugement entrepris et de :
- condamner la SAS Milco à lui verser la somme de 134 660 euro à titre de dommages et intérêts avec intérêts au taux légal à compter de l'arrêt ;
- juger la demande reconventionnelle irrecevable et subsidiairement non fondée ;
- condamner la SAS Milco aux dépens des deux instances et au paiement de la somme de 6 000 euro en application de l'article 700 du CPC.
Par conclusions déposées le 28 juin 2010, la SAS Milco demande à cette juridiction de confirmer la décision déférée sur le rejet des prétentions de la SA Jeca et de l'infirmer sur le surplus en condamnant la SA Jeca à lui verser la somme de 100 000 euro de dommages et intérêts ainsi que celle de 6 000 euro en application de l'article 700 du CPC, outre les dépens des deux instances.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 16 janvier 2012.
Motifs de la décision
Sur la demande principale
Aux termes de l'article L. 442-6 I du Code de commerce, engage notamment la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels.
En l'espèce, par télécopie du 16 décembre 2005, la SAS Milco informait la SA Jeca de la modification des conditions de vente pour l'année 2006 en lui indiquant qu'elle maintenait le taux général de remise de 39 % sur le tarif général 2006 pour des franco supérieurs à 70 kg, toute commande en dessous de ce poids étant refusée, et qu'aucune autre remise supplémentaire, budget, budget catalogue, TMP ou autre ne lui sera consentie. La SAS Milco ajoutait que "sans réponse de votre part et sauf accord préalable, nous serons au regret de ne plus pouvoir honorer vos commandes à partir du 1er janvier 2006".
Le 29 décembre 2005, la SAS Milco écrivait par courriel à la SA Jeca qu'elle n'avait obtenu aucune réponse à son fax du 16 décembre 2005 et lui rappelait que sans accord de sa part, elle cessera toute activité commerciale à compter du 2 janvier 2006.
L'accusé de commande adressé le 9 janvier 2006 par la SAS Milco à la SA Jeca comportait une mention manuscrite subordonnant l'exécution de ladite commande au renvoi par la SA Jeca du fax du 16 décembre 2005 (et non 2006) dûment signé.
Il découle des échanges précités que la suppression de la ristourne et des budgets a été annoncée pour la première fois le 16 décembre 2005, alors que le précédent courrier du 1er décembre 2005 n'évoquait que l'augmentation du tarif général à raison de 1,5 %, et que les termes employés dans le fax du 16 décembre 2005 ne laissaient envisager aucune discussion possible quant à la suppression de la ristourne de 6 % sur le CAHT et des budgets.
Par ailleurs, la discussion téléphonique, qui aurait eu lieu entre les parties le 15 novembre 2005 d'après les deux attestations de témoins versées par la SAS Milco, ne caractérise pas en tout état de cause le préavis écrit de rupture des relations commerciales exigé par l'article L. 442-6 précité.
Aussi, il apparaît, d'une part, que la rupture des relations commerciales est imputable à la SAS Milco, en ce qu'elle a subordonné leur maintien à des conditions nouvelles moins avantageuses pour la SA Jeca et, d'autre part, que cette rupture a été brutale, dès lors qu'elle est intervenue 15 jours seulement après la notification des nouvelles conditions de vente alors que les parties étaient en relation commerciale depuis une dizaine d'années.
Il sera en effet observé que le grief fait à la SA Jeca de se comporter davantage en détaillant qu'en grossiste, au motif que seulement 1/3 des commandes étaient supérieures à 300 kilos, et d'avoir des demandes particulières en matière d'étiquetage et de conditionnement, ne légitime pas le comportement de la SAS Milco, dès lors que la modification éventuelle des conditions particulières aurait dû faire l'objet de négociations préalables et ne pas donner lieu en tout état de cause à une rupture des relations commerciales sans préavis.
Ce reproche n'a au demeurant pas été évoqué par la SAS Milco dans son courrier du 1er décembre 2005, dans lequel elle relevait que l'année écoulée avait été marquée par des hausses très importantes de ses charges d'exploitation, tout en indiquant que la rationalisation de ses méthodes de production entreprises depuis le 1er juin lui permettait néanmoins de faire profiter à la SA Jeca de ses gains de productivité et de limiter l'impact sur ses prix à une augmentation moyenne de 1,5 %.
Ce courrier révèle que les augmentations les plus marquantes portaient sur les assurances (+58 %), les matières premières (de 20 à 30 %), la hausse du coût des transports, de la main-d'œuvre et des emballages étant limitée respectivement à 8 %, 5 % et 12 %.
De surcroît, la SAS Milco ne laissait aucunement augurer à la SA Jeca la modification drastique de ses conditions particulières de vente quinze jours plus tard, étant relevé qu'elle indiquait joindre à son courrier les conditions générales de vente applicables du 1er janvier 2006 au 31 mars 2006 en précisant que compte tenu de l'incertitude générale du contexte économique, elle ne pouvait s'engager au-delà de trois mois, et qu'elle restait à l'entière disposition de la SA Jeca pour "discuter des modalités pratiques d'application".
La SAS Milco voit donc sa responsabilité contractuelle engagée du fait de la rupture brutale des relations commerciales avec la SA Jeca.
La SA Jeca soutient que le comportement fautif de la SAS Milco lui a occasionné une perte de marge de brute de 34 660 euro et une perte de clientèle évaluée à 100 000 euro.
Cependant, si elle justifie avoir réalisé au cours du premier trimestre 2005 une marge brute de 34 665,10 euro, elle ne produit aucun élément comptable de l'année 2006 établissant la perte d'une quelconque marge brute consécutivement à la rupture des relations commerciales par la SAS Milco.
La SA Jeca ne verse en outre aucun élément au soutien de son allégation relative à une perte de clientèle.
Il n'en demeure pas moins que la rupture brutale des relations commerciales imputable à la SAS Milco a nécessairement préjudicié à la SA Jeca contrainte de trouver dans l'urgence d'autres fournisseurs.
En effet, si la SA Jeca a bien été déclarée responsable de contrefaçons de la marque "Mousserelle", "Mousserelle aux trois saveurs" au préjudice de la SAS Milco par jugement du TGI de Saintes en date du 7 octobre 2008, confirmé par arrêt de la Cour d'appel de Poitiers du du 27 avril 2010, les achats effectués par la SA Jeca auprès de la SAS Milco ne se limitaient pas à ces produits, dont la commercialisation par la SA Jeca d'une contrefaçon a été constatée par huissier les 22 mai 2006, 15 juin 2007 et 27 juillet 2007.
Aussi, eu égard aux éléments du dossier, le préjudice subi par la SA Jeca sera indemnisé par l'octroi de la somme de 10 000 euro.
Il y a donc lieu d'infirmer le jugement entrepris sur le rejet de la demande principale et, statuant à nouveau, de condamner la SAS Milco à verser à la SA Jeca la somme de 10 000 euro à titre de dommages et intérêts, augmentée des intérêts au taux légal à compter du présent arrêt.
Sur la demande reconventionnelle
La SAS Milco réclame la somme de 100 000 euro à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice qu'elle soutient avoir subi en raison du non-paiement par la SA Jeca des factures à leur date d'échéance.
Cette demande est recevable, dès lors que dans le cadre d'une procédure distincte entre les mêmes parties ayant donné lieu au jugement du TGI de Sarreguemines du 20 juillet 2010, la SAS Milco réclamait, entre autres prétentions, des intérêts de retard sur le montant en principal des factures impayées et non des dommages et intérêts.
La SA Jeca a effectivement cessé de régler les factures de la SAS Milco vers la fin de l'année 2005, dans la mesure où l'extrait du grand livre de la SA Jeca fait apparaître un impayé de 17 403,71 euro au 31 décembre et où, par ordonnance du 30 mai 2006, le juge des référés du Tribunal de commerce de Saintes a condamné la SA Jeca au paiement d'une provision de 158 869,47 euro au titre des factures impayées et des intérêts de retard.
Toutefois, la SAS Milco ne produit aucune pièce justifiant du préjudice invoqué qu'elle ne caractérise d'ailleurs aucunement, étant observé que la violation de l'article L. 443-1 du Code de commerce relatif aux délais de paiement ne la dispense pas de rapporter cette preuve.
Par ailleurs, la SAS Milco ne peut sérieusement alléguer au soutien de sa demande de dommages et intérêts que la rupture des relations commerciales avec la SA Jeca est imputable au retard de paiement de cette dernière, dans la mesure où ce point n'a aucunement été évoqué dans les courriers de la SAS Milco précédant la rupture.
De surcroît, outre qu'il résulte des motifs exposés précédemment que la rupture des relations commerciales est imputable à la SAS Milco, le retard de paiement des factures par la SA Jeca, motivé (et non justifié) par le contentieux né de la modification des conditions particulières de vente, n'entre pas dans le champ d'application des dispositions du 1°, 2° et 7° de l'article L. 442-6 du Code de commerce visés par la SAS Milco dans ses écritures.
Dans ces conditions, c'est à bon droit que le premier juge a rejeté la demande reconventionnelle de la SAS Milco.
Sur les dépens et les frais non répétibles
La SA Jeca obtenant finalement partiellement gain de cause, il convient d'infirmer également la décision déférée sur les dépens et les frais non répétibles et de condamner, la SAS Milco, partie perdante, aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'au paiement à la SA Jeca de la somme de 1 500 euro en application de l'article 700 du CPC.
Par ces motifs : LA COUR, statuant contradictoirement, Infirme le jugement entrepris sur le rejet de la demande principale ainsi que sur les dépens et les frais non répétibles ; Statuant à nouveau, Condamne la SAS Milco à payer à la SA Jeca la somme de 10 000 (dix mille) euro à titre de dommages et intérêts, augmentée des intérêts au taux légal à compter du présent arrêt ; Déboute la SA Jeca du surplus de sa demande ; Confirme la décision déférée sur le rejet de la demande reconventionnelle ; Condamne la SAS Milco aux dépens des deux instances ; Condamne la SAS Milco à verser à la SA Jeca la somme de 1 500 euro en application de l'article 700 du CPC.