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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 5 décembre 2012, n° 11-15645

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Sofodis (SAS)

Défendeur :

Granvidis (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Roche

Conseillers :

Mme Luc, M. Vert

Avocats :

Selarl Pellerin-de Maria-Guerre, Mes Charlet, Etevenard

T. com Rennes, du 12 juill. 2011

12 juillet 2011

Vu le jugement rendu le 12 juillet 2011 par le Tribunal de commerce de Rennes, qui a dit fondées et recevables les demandes de la société Granvidis, débouté la société Sofodis de toutes ses demandes, condamné la société Sofodis à payer à la société Granvidis une somme de 5 000 € par refus, constaté par huissier, de laisser les préposés de cette dernière procéder à des relevés de prix affichés à l'intérieur du magasin sous enseigne Carrefour de Saint-Martin des Champs au cours de l'année suivant la signification du présent jugement, condamné la société Sofodis à payer à la société Granvidis la somme de 2 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et débouté la société Granvidis du surplus de ses demandes ;

Vu l'appel formé le 23 août 2011 par la société Sofodis et ses conclusions enregistrées le 10 septembre 2012 aux fins, à titre principal, de sursis à statuer, et demandant subsidiairement à la cour de débouter la société Granvidis de l'ensemble de ses demandes, ainsi que de la condamner au paiement d'une somme de 5 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Vu les conclusions de la société Granvidis, enregistrées le 28 août 2012, tendant à faire confirmer le jugement entrepris et demandant à la cour de débouter la société Fougeraise Distribution (Sofodis) de ses demandes, ainsi que de la condamner au paiement de la somme de 5 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Sur ce

Considérant qu'il résulte de l'instruction les faits suivants :

La société Granvidis exploite un hypermarché sous l'enseigne Leclerc dans le département de la Manche (50). La société Sofodis exploite un hypermarché sous l'enseigne Carrefour, situé Parc de la Baie à Saint-Martin des Champs (50) et est, à ce titre, concurrente de la société Granvidis sur cette zone de chalandise.

Le 2 décembre 2008, les responsables du magasin de la société Granvidis ont voulu procéder à des relevés de prix de certains produits de la société Sofodis. En se présentant au hall d'accueil, ils se sont heurtés au refus du responsable du magasin.

Le 6 avril 2009, la société Granvidis a déposé une requête devant le Président du Tribunal de grande instance d'Avranches aux fins d'obtenir l'autorisation judiciaire de faire constater, par un huissier de justice, un éventuel nouveau refus de la société Sofodis d'autoriser la société Granvidis à pratiquer un relevé des prix de certains de ses produits.

Par ordonnance du 7 avril 2009, le Président du Tribunal de grande instance d'Avranches a refusé de faire droit à cette demande, au motif que "l'autorisation préalable du responsable du magasin ou son refus ne paraît pas devoir être acté par procès-verbal judiciairement autorisé", dès lors "qu'en toute hypothèse, si les locaux dans lesquels les prix doivent être relevés ont un caractère professionnel, il s'agit de surfaces librement accessibles au public, aux horaires d'ouverture du magasin".

Le 9 avril 2009, Maître Géraud Marchand, huissier de justice à Avranches, a signifié cette ordonnance à la société Sofodis, en faisant sommation à son représentant légal de préciser s'il donnait son accord à la société Granvidis pour relever les prix de certains produits, ce même jour, au sein du magasin susmentionné Carrefour Supermarché, exploité par la société Sofodis.

Après avoir téléphoné à sa direction, le vigile, situé à l'entrée du magasin, a fait part à l'huissier du refus de réponse de la société Sofodis.

Par acte du 26 mai 2009, la société Granvidis a alors assigné la société Sofodis devant le Tribunal de commerce de Coutances.

La société Sofodis a soulevé l'incompétence du Tribunal de commerce de Coutances en vertu des dispositions des articles L. 420-7 et R. 420-3 du Code de commerce.

La société Granvidis s'est alors désistée de son instance et, par acte du 8 février 2010, a saisi le Tribunal de commerce de Rennes afin qu'il soit ordonné à la société Sofodis de laisser pratiquer des relevés de prix de ses produits par les préposés de la société Granvidis, sous astreinte de 5 000 € par refus constaté.

Dans le jugement dont appel, les Premiers Juges ont fait droit à cette demande, au motif que "le relevé des prix par les préposés de la SAS Granvidis n'est aucunement "forcé", illicite, créateur d'un trouble quelconque ou une violation de la propriété privée de la personne morale de la SAS Sofodis".

Considérant, que la société Sofodis, appelante, demande à la cour, in limine litis, de surseoir à statuer dans l'attente de l'arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme sur la requête formée par la société Carrefour dans une affaire l'opposant à la société Paris Distribution, à l'encontre d'un arrêt du 4 octobre 2011 par lequel la Cour de cassation a jugé que "la fixation des prix par le libre jeu de la concurrence commande que les concurrents puissent comparer leurs prix et en conséquence en faire pratiquer des relevés par leurs salariés dans leurs magasins respectifs" ; que cet attendu constituerait, selon elle, une violation de son droit de propriété et de son droit à la protection de son domicile garantis par les articles 1er du Protocole additionnel n° 1 et 8 et 9 de la Convention européenne des Droits de l'Homme ;

Considérant que, subsidiairement, la société Sofodis soutient que la société Granvidis n'a pas d'intérêt à agir, dans la mesure où elle dispose d'autres moyens que le relevé des prix effectué par ses préposés pour connaître les prix pratiqués par le magasin Carrefour de Saint-Martin des Champs, exploité par la société Sofodis ; qu'elle disposerait, notamment, de la possibilité de mandater une société panéliste indépendante, pratique acceptée par la société Sofodis ; qu'en conséquence, les demandes de la société Granvidis seraient irrecevables ;

Considérant que la société Sofodis soutient ensuite que si la pratique des relevés de prix est admise lorsqu'elle est effectuée par des sociétés panélistes indépendantes et reconnues, le relevé de prix par les préposés des concurrents ne constitue pas, en revanche, un usage commercial couramment pratiqué ;

Considérant, enfin, que la société Sofodis soutient que le refus qu'elle oppose aux relevés des prix par des préposés de son concurrent relève de sa liberté économique sur le marché et est motivé par sa volonté de prévenir toute utilisation déloyale des relevés de prix litigieux, notamment à des fins de publicité comparative illicite ou mensongère au sens de l'article L. 121-8 du Code de la consommation ou toute utilisation anticoncurrentielle, notamment toute entente sur les prix ;

Considérant que la société Granvidis, intimée, expose que le droit à la protection du domicile ou de la vie privée ne peut être opposé aux pratiques litigieuses, effectuées dans des lieux ouverts au public, et que la demande de sursis à statuer, purement dilatoire, ne saurait être accueillie ;

Considérant que la société Granvidis conteste aussi l'exception d'irrecevabilité de ses demandes, soulevée par la société Cofidis, pour défaut d'intérêt à agir ; qu'elle soutient encore que les relevés de prix constituent un usage courant, ce qui ressortirait de l'existence d'une "Charte sur les relevés de prix" et qu'enfin, un simple relevé de prix ne saurait constituer, en soi, une publicité comparative déloyale ni une pratique anticoncurrentielle ;

Sur la demande de sursis à statuer :

Considérant que la société Sofodis invoque in limine litis, à l'appui de sa demande de sursis à statuer, le dépôt, le 19 mars 2012, d'une requête devant la Cour européenne des Droits de l'Homme et du Citoyen, concernant l'arrêt rendu le 4 octobre 2011 par la Cour de cassation, fondée sur la non-conformité des relevés de prix litigieux aux articles 1er du Protocole additionnel n° 1, consacrant le droit de propriété, et 8 de la Convention européenne des Droits de l'Homme (CEDH), consacrant le droit au respect du domicile ;

Mais considérant que la protection découlant de l'article 8 de la Convention européenne des Droits de l'Homme concerne les locaux administratifs des sociétés non accessibles au public ou tout autre lieu dans lequel des documents de nature professionnelle pourraient être saisis, et vise à protéger les personnes morales contre les ingérences excessives de l'Etat dans l'exercice de ses pouvoirs d'enquête ;

Considérant, en l'espèce, que les pratiques de relevés de prix sont réalisées dans des lieux librement accessibles au public et ne sont pas effectuées par une autorité publique investie d'un pouvoir d'enquête ou de visite et saisie ; qu'ils n'ont pas pour objet d'établir une pratique anticoncurrentielle, ou de rassembler des preuves dans le cadre d'un procès ; qu'en conséquence, ces relevés ne portent, en soi, nullement atteinte aux droits garantis par l'article 8 de la CEDH ;

Considérant, au surplus, que l'information sur les prix destinée aux consommateurs résulte d'une obligation légale et constitue donc une information publique, non protégée par le droit de propriété ; que la société Sofodis n'allègue, par ailleurs, aucune circonstance de nature à démontrer que la réalisation de relevés de prix par les salariés de Granvidis aurait pu constituer une atteinte abusive à son droit de propriété ou à l'usage paisible de ses locaux commerciaux ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la société Sofodis ne démontre pas qu'il soit dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice de surseoir à statuer dans l'attente de l'arrêt à venir de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, qui n'a d'ailleurs, à ce stade de la procédure, pas même statué sur la recevabilité de la requête ; qu'il n'y a donc pas lieu à application des articles 378 et suivants du Code de procédure civile ;

Sur l'intérêt à agir de la société Granvidis :

Considérant que la société Sofodis invoque les articles 31 et 32 du Code de procédure civile qui énoncent que le demandeur à l'action doit justifier, pour agir, d'un "intérêt légitime au succès" de sa prétention ; que, selon l'appelante, la société Granvidis n'aurait aucun intérêt à agir pour être autorisée à faire relever des prix par ses préposés dans le magasin Carrefour de Saint-Martin des Champs, dans la mesure où elle aurait la possibilité de mandater une société panéliste indépendante pour ce faire ; que, d'ailleurs, les adhérents du groupement Leclerc recourent régulièrement aux services de la société panéliste Nielsen ;

Mais considérant que la société Granvidis ne demande pas l'autorisation d'effectuer des relevés de prix, autorisation qu'elle estime non nécessaire, mais sollicite qu'il soit fait injonction à Sofodis de ne pas s'opposer à cette pratique ; que la société Granvidis est libre de faire pratiquer des relevés de prix par ses salariés, les contrats conclus notamment entre la société panéliste Nielsen et la société Granvidis n'étant pas exclusifs d'autres méthodes que pourrait mettre en place la société Granvidis pour effectuer des relevés de prix dans les magasins de ses concurrents ; que, par ailleurs, dès lors que la société Sofodis admet, sans discussion, la licéité des relevés de prix effectués par des sociétés panélistes ou des associations de consommateurs, il apparaît difficile de contester, dans le même temps, ceux pratiqués par des salariés de sociétés concurrentes qui ont une finalité informative comparable, à savoir établir différents comparatifs de produits ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la société Sofodis ne démontre pas le défaut d'intérêt à agir de la société Granvidis et il y a lieu de déclarer les demandes de la société Granvidis recevables ;

Sur le fondement de la demande d'injonction :

Considérant que la société Sofodis soutient que la pratique revendiquée par la société Granvidis, à savoir les relevés de prix effectués par ses propres préposés, ne constitue pas un usage commercial ; que si la pratique des relevés de prix en magasin, notamment aux fins de se positionner par rapport à la concurrence, est admise depuis des années par les enseignes de la grande distribution, celle-ci n'est admise que parce que les relevés sont effectués par des sociétés panélistes indépendantes et reconnues ; que la pratique des relevés de prix effectués directement par les préposés serait contestée et refusée par plusieurs enseignes, comme ne garantissant pas l'innocuité des relevés pratiqués ; que ce refus serait justifié par une volonté de prévenir tout risque de pratiques anticoncurrentielles ;

Mais considérant qu'il résulte de l'article L. 410-2 du Code de commerce que, sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, les prix des biens et services sont librement déterminés par le jeu de la concurrence ; que la fixation des prix par le libre jeu de la concurrence commande que les concurrents puissent librement comparer leurs prix et, en conséquence, en faire pratiquer des relevés par leurs salariés dans leurs magasins respectifs ; qu'aucun principe n'interdit à un opérateur économique de se procurer des informations sur les prix affichés par son concurrent, dès lors que ces informations sont publiques et librement accessibles ; qu'il ne lui est pas davantage interdit de s'aligner sur les prix de son concurrent, s'il souhaite le concurrencer de cette façon ; que seuls sont prohibés les échanges d'informations stratégiques et confidentielles entre concurrents, qui sont de nature à les conduire à se concerter sur leurs comportements commerciaux ;

Considérant, en outre, que ces pratiques constituent un usage, ainsi qu'il ressort du projet de loi de modernisation de l'économie (LME), qui envisageait de consacrer dans la loi le droit de relever les prix entre concurrents, partant du "constat que les relevés de prix sont pratiqués depuis toujours" ; que la circonstance que cet usage n'ait pas été consacré en définitive par la LME n'affecte en rien la licéité de ces relevés, pas plus que la circonstance qu'ils soient effectués par des salariés, dont il n'est pas démontré que la technique soit moins fiable que celle des sociétés panélistes, et quel que soit la méthode utilisée (collecte manuelle ou par lecteur optique des codes-barres) ;

Considérant, en définitive, que c'est davantage le traitement des données ainsi obtenues, pour obtenir des comparatifs de prix, qui est contesté par la société Sofodis ; que cette dernière ne saurait s'opposer à des relevés de prix, au seul prétexte de l'utilisation ultérieure de ces données, qui serait non conforme aux principes qu'elle défend, ni contraindre les salariés qui s'apprêtent à se livrer à ces relevés, à définir, antérieurement à cet exercice, la méthodologie qui sera employée pour les utiliser dans des comparatifs de prix ; qu'il lui est en effet loisible de contester utilement les comparatifs de prix réalisés à partir des relevés litigieux, a posteriori, devant les tribunaux, pour publicité comparative déloyale, s'il estime ces griefs fondés ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède qu'il n'y a pas lieu de considérer comme mal fondée la demande d'injonction de la société Granvidis tendant à ce qu'elle puisse librement effectuer des relevés de prix au sein du magasin de la société Sofodis ; qu'il y a lieu, en conséquence, de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Sofodis à payer à la société Granvidis la somme de 5 000 € par refus, constaté par huissier, de laisser les préposés de cette dernière procéder à des relevés de prix affichés à l'intérieur du magasin sous enseigne Carrefour de Saint-Martin des Champs, au cours de l'année suivant la signification du présent arrêt ;

Sur l'application de l'article 700 du Code de procédure civile :

Considérant que l'équité commande, dans les circonstances de l'espèce, de condamner la société Sofodis à payer à la société Granvidis la somme de 2 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Par ces motifs : - Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, - Déboute la société Sofodis de l'ensemble de ses prétentions, - Condamne la société Sofodis aux entiers dépens de l'instance d'appel, qui seront recouvrés selon les dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, - Condamne la société Sofodis à verser à la société Granvidis la somme de 2 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.