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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 7, 4 décembre 2012, n° 12-09773

PARIS

Ordonnance

PARTIES

Demandeur :

L'Oréal (SNC), Lascad (SNC), Gemey Maybelline Garnier (SNC)

Défendeur :

Rapporteure générale de l'Autorité de la concurrence

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Tardif

Avocats :

Mes Boccon-Gibod, Lazarus

CA Paris n° 12-09773

4 décembre 2012

Suite à une communication d'informations obtenue dans le cadre d'une procédure de clémence relative à des pratiques anti-concurrentielles, susceptibles d'être relevées dans le secteur des produits d'hygiène et de soin du corps, par ordonnance du 30 juin 2006, le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre a autorisé le directeur régional, chef de la DNECCRF et le rapporteur général au Conseil de la concurrence à procéder ou à faire procéder à des opérations de visites et saisies domiciliaires, sur le fondement des dispositions de l'article L. 450-4 du Code de commerce, à l'encontre de plusieurs sociétés dont les sociétés L'Oréal SA, Lascad SNC et Gemey Maybelline Garnier afin de rechercher la preuve des agissements qui entrent dans le champ des pratiques prohibées par les articles L. 420-1 du Code de commerce et 81-1 du traité de Rome.

Les opérations ainsi autorisées se sont déroulées le 6 juillet 2006 et ont donné lieu à l'établissement d'un procès-verbal de visite et de saisies le même jour.

Suite à la requête des deux inspecteurs à la Direction Nationale des enquêtes de concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes et du rapporteur permanent au Conseil de la concurrence pour que le procès-verbal contenant le nom du demandeur de clémence soit retiré des pièces annexées à la demande d'autorisation et remplacé par sa version anonymisée, le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande de Nanterre a rendu le 10 juillet 2006, une décision intitulée "ordonnance de rectification d'erreur matérielle" rédigée ainsi :

" le juge des libertés et de la détention, dans sa motivation mentionne que lui a été présenté lors de dépôt de la requête le procès-verbal de réception du Conseil de la concurrence justifiant que le demandeur de clémence ou ses conseils ont été reçus par le Conseil de la concurrence ;

- que cette pièce ayant pour seul intérêt de mentionner le nom du demandeur de clémence n'est pas listée dans les annexes fournies à l'appui de la requête n'ayant pas à figurer dans le dossier ;

- qu'elle a cependant été laissée par erreur dans la procédure à disposition des parties depuis le jeudi 6 juillet 2006 ;

- qu'il y a lieu de rectifier cette erreur en retirant la pièce telle que présentée au juge des libertés et de la détention le 30 juin 2006 ;

- qu'il conviendra, à toutes fins, de laisser une copie de cette pièce, le nom des entreprises listées étant occulté, en annexe de la présente ordonnance de rectification d'erreur matérielle."

Par déclarations au greffe du 11 décembre 2008, les sociétés L'Oréal SA, Lascad SNC et Gemey Maybelline Garnier ont interjeté appel de ces deux ordonnances.

Par ordonnance du 16 avril 2010, le Conseiller à la Cour d'appel de Versailles délégué par monsieur le Premier Président de ladite cour a :

- prononcé l'annulation des ordonnances rendues les 30 juin 2006 et 10 juillet 2006 par le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre ;

- ordonné en conséquence la restitution aux sociétés L'Oréal SA, Lascad SNC et Gemey Maybelline Garnier des documents saisis.

Le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence a formé un pourvoi contre cette ordonnance du 16 avril 2010.

Par arrêt en date du 7 mars 2012, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a :

- cassé et annulé en toutes ses dispositions, l'ordonnance du 16 avril 2010,

- renvoyé la cause et les parties devant la juridiction de la Cour d'appel de Paris, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du Conseil et ce pour les motifs suivants :

"Attendu que, pour annuler lesdites ordonnances, l'ordonnance énonce que le premier juge a fondé sa décision sur le procès-verbal litigieux, ayant relevé que ce document avait pour seul intérêt de mentionner le nom du demandeur de clémence ; que le premier président ajoute que la prise en compte de cette pièce, sans qu'elle soit mentionnée dans les annexes de la requête, a fait échec aux droits de la défense, le juge ne pouvant exclure la possibilité d'un débat contradictoire sur une pièce produite par une partie au motif que cette pièce aurait une valeur probante limitée ;

Mais attendu qu'en se prononçant ainsi, par des motifs contradictoires, et alors que le juge peut faire état de déclarations anonymes, dès lors qu'elles lui sont soumises au moyen de documents établis et signés par les agents de l'Administration, permettant d'en apprécier la teneur et corroborés par d'autre éléments d'information, le juge n'a pas justifié sa décision ; d'où il suit que la cassation est encourue ;"

Par conclusions en date du 2 août 2012, les sociétés L'Oréal SA, Lascad SNC et Gemey Maybelline Garnier demandent à la cour de :

- vu les articles 8 et 6 de la Convention européenne des Droits de l'Homme,

- vu les articles L. 450-4 et suivants du Code de commerce, résultant de l'ordonnance n° 2008-1161 du 13 novembre 2008,

- constater :

* s'agissant de l'ordonnance d'autorisation du 30 juin 2006, que celle- ci est nulle :

"en ce que le juge des libertés et de la détention s'est prononcé au regard d'éléments non versés au dossier et ce au plus grand mépris du principe du contradictoire,

"du fait de son défaut de motivation,

* s'agissant de l'ordonnance rectificative du 16 juillet 2006, que celle-ci est nulle dès lors,

"qu'elle a rompu l'égalité entre les parties visées par l'ordonnance d'autorisation,

"qu'elle prive les appelantes du droit à un recours effectif,

- ce faisant,

- annuler les ordonnances du 30 juin 2006 et 10 juillet 2006,

- ordonner la restitution des pièces saisies.

Par observations du 3 septembre 2012, l'Autorité de la concurrence demande à la cour de :

- accueillir la fin de non-recevoir concernant la demande d'annulation de l'ordonnance du 10 juillet 2006,

- confirmer l'ordonnance d'autorisation du juge des libertés et de la détention près le Tribunal de grande instance de Nanterre du 30 juin 2006.

Sur ce

1) Sur la demande de nullité de l'ordonnance du 30 juin 2006 :

Considérant que les sociétés L'Oréal SA, Lascad SNC et Gemey Maybelline Garnier invoquent d'une part la méconnaissance par le juge des libertés et de la détention du principe du contradictoire et d'autre part l'absence de motivation de l'ordonnance d'autorisation.

a) Sur le principe du contradictoire :

Considérant que les dispositions de l'article L. 450-4 du Code de commerce ne contreviennent pas à celles des articles 6 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales dès lors qu'elles assurent la conciliation du principe de la liberté individuelle et des nécessités de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles et que les droits à un procès équitable et à un recours effectif sont garantis tant par l'intervention du juge des libertés et de la détention qui vérifie le bien-fondé de la requête de l'Administration que par le contrôle exercé par le juge délégué.

Considérant que les sociétés L'Oréal SA, Lascad SNC et Gemey Maybelline Garnier exposent que le juge des libertés et de la détention s'est prononcé sur le fondement d'une pièce non versée au dossier les plaçant dans l'impossibilité d'exercer un recours effectif.

Mais considérant qu'il s'agit d'un avis de clémence non public et que par voie de conséquence, les déclarations du demandeur de clémence ne sont pas produites ;

Qu'en revanche, à l'examen de la liste des pièces annexées à la requête ainsi que dans l'ordonnance d'autorisation, il apparaît que le magistrat a disposé de la note de deux rapporteurs signée par eux et donc non anonymisée, note précise, claire et sans ambiguïté pour envisager des présomptions de pratiques anti-concurrentielles et qu'il a rendu sa décision sur le fondement de ces pièces ;

Qu'en conséquence, il ne saurait être fait droit à la demande d'annulation de l'ordonnance d'autorisation du 30 juin 2006 pour méconnaissance du principe du contradictoire.

b) Sur l'absence de motivation de l'ordonnance d'autorisation :

Considérant que les sociétés l'Oréal SA, Lascad SNC et Gemey Maybelline Garnier exposent que d'une part, "en considérant qu'il suffisait d'indices de pratiques illicites pour faire droit à la demande de l'Administration, le juge des libertés et de la détention a méconnu les dispositions de l'article L. 450-4 du Code de commerce" et d'autre part qu' "en se contentant seulement d'indices et non de présomptions, le juge des libertés et de la détention n'a pas procédé à un examen concret du bien-fondé de la demande de l'Administration".

* Sur l'absence de constatation d'infraction flagrante :

Considérant qu'aux termes de l'article L. 450-4 alinéa 2 du Code de commerce, "le juge doit vérifier que la demande d'autorisation qui lui est soumise est fondée ; cette demande doit comporter tous les éléments d'information en possession du demandeur de nature à justifier la visite. Lorsque la visite vise à permettre la constatation d'infractions aux dispositions du Livre IV du présent code en train de se commettre, la demande d'autorisation peut ne comporter que des indices permettant de présumer en l'espèce, l'existence des pratiques dont la preuve est recherchée."

Considérant que le juge des libertés et de la détention dans son ordonnance du 30 juin 2006 constate que les pratiques reprochées ont commencé en 2001 et se seraient poursuivies jusqu'au 3 février 2006 ainsi qu'il ressort des attendus suivants :

"Attendu que ces pratiques illicites mises en œuvre par les fournisseurs de produits d'hygiène et de soins du corps relèveraient de deux catégories : d'une part des réunions régulières au cours desquelles les fournisseurs se seraient échangés des informations confidentielles et /ou auraient conclu des accords anticoncurrentiels vis-à-vis de la grande distribution, d'autre part, des échanges d'informations envoyés par courrier ou courriel ;

Attendu que ces pratiques, qui auraient débuté en 2001, se seraient au moins poursuivies jusqu'au 3 février 2006, date à laquelle la DGCCRF a procédé à des visites et saisies sur le fondement de l'article L. 450-4 du Code de commerce dans le secteur des produits d'entretien et des insecticides ménagers par autorisation du juge des libertés et de la détention au TGI de Nanterre des du 31 janvier 2006 et 2 février 2006."

Que les sociétés appelantes en déduisent qu'il admet que l'infraction n'était pas flagrante au jour où il a rendu son ordonnance et ce même s'il ajoute :

"qu'il n'est pas exclu que ces agissements perdurent dans le secteur des produits d'hygiène et du soin du corps nonobstant les investigations déjà réalisées dans le secteur des produits d'entretien et des insecticides ménagers."

Qu'elles soutiennent qu'il n'existait aucun élément permettant de conclure à l'hypothèse qu'une infraction était en train de se commettre au moment où l'autorisation a été sollicitée ;

Mais considérant que les réunions invoquées, en ce qu'elles portent sur la fixation des prix et sur la répartition du marché, présument donc une intention à participer à une action concertée en vue de limiter l'accès à la libre concurrence comme l'a exactement caractérisé le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre lequel ne pouvait se fonder que sur des présomptions, les juges du fond étant seuls compétents pour qualifier les pratiques anti-concurrentielles au vu des dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce ;

Qu'il ne peut être sérieusement soutenu que l'Autorité de la concurrence ne justifie pas que les pratiques se poursuivaient à la date à laquelle a été saisi le juge des libertés et de la détention, d'une part le but de la saisie étant justement de vérifier les conditions et la réalité de l'importance de l'entente, d'autre part les agissements invoqués n'étant pas par nature des agissements instantanés mais s'étalant dans le temps ;

Qu'au vu du très bref laps de temps, qui a séparé la date à laquelle le procès-verbal de réception a été établi et celle à laquelle la requête aux fins de saisie a été présentée au juge, il est constant que les indices de présomptions de pratiques anticoncurrentielles dans le secteur des produits d'hygiène et de soins du corps subsistaient ;

Qu'en conséquence, le juge des libertés et de la détention a fait une juste application de l'article L. 450-4 alinéa 2 en ne retenant que des indices d'agissements frauduleux.

* Sur l'absence de contrôle du bien-fondé de la demande d'autorisation de l'Administration :

Considérant que les sociétés appelantes soutiennent que le juge des libertés et de la détention n'a pas pu procéder à un examen concret du bien-fondé de la demande d'autorisation de la demande de l'Administration en raison de l'absence de contrôle de la crédibilité des déclarations anonymes du demandeur de clémence, du fait qu'aucun élément n'étaye la déclaration du demandeur à la clémence et du fait que l'ordonnance d'autorisation se fonde sur des présomptions relatives à un autre marché que celui des produits d'hygiène et de soins du corps ;

Mais considérant :

- que le Conseil de la concurrence a reçu une demande d'une société présente dans le secteur des produits d'hygiène et de soins du corps sollicitant l'application d'une mesure de clémence sur le fondement de l'article L. 464-2 du Livre IV du Code de commerce et que cette demande a été faite par l'intermédiaire des conseils de cette société et qu'il ne s'agit donc pas d'une déclaration anonyme ;

- qu'en l'espèce, l'Administration avait seulement pour obligation de fournir au juge des libertés et de la détention, la demande d'enquête du rapporteur général du Conseil de la concurrence, ce qui a été fait ainsi qu'il est indiqué en page 2 de l'ordonnance du 30 juin 2006, précisant que cette demande d'enquête était accompagnée de la note des rapporteurs et de ses annexes ;

- qu'enfin, il ne saurait être soutenu que le juge des libertés et de la détention a donc "pris en considération des pratiques supposées anticoncurrentielles concernant un autre marché, celui des produits d'entretien et des insecticides ménagers pour en déduire qu'il existerait des indices permettant de penser que des pratiques anticoncurrentielles auraient eu lieu sur le marché des produits d'hygiène et de soin du corps", alors qu'il indique en page 3 de son ordonnance que le demandeur de clémence fait état de réunions régulières concernant notamment les sociétés L'Oréal et Lascad et que c'est manifestement sur ces indices issus de la note des rapporteurs qu'il s'est basé pour rendre sa décision, étant précisé par ailleurs qu'en page 6 de son ordonnance, il indique :

"que le tableau, joint en annexe 3 à la note des rapporteurs au Conseil de la concurrence, récapitule les chiffres d'affaires 2002-2003 du groupe l'Oréal qui regroupe les sociétés Lascad, Gemey Maybelline Garnier et l'Oréal à la même adresse 7, rue Touzet Gaillard 93400 Saint-Ouen ; que la visite des locaux de Gemey Maybelline Garnier est donc nécessaire ;"

Que par voie de conséquence, l'ordonnance du juge des libertés et de la détention de Nanterre en date du 30 juin 2006 ne peut qu'être confirmée en ce qu'elle a autorisé les visites domiciliaires à l'encontre des sociétés l'Oréal, Lascad et Gemey Maybelline Garnier.

2) Sur la demande de nullité de l' "ordonnance de rectification d'erreur matérielle" du 10 juillet 2006 :

Considérant que les sociétés appelantes contestent l'intitulé de l'ordonnance attaquée et sollicitent son annulation au motif que "le second juge des libertés et de la détention a outrepassé les limites du pouvoir de rectification des erreurs purement matérielles" et a altéré la teneur du procès-verbal de réception communiqué au juge par l'Administration ;

Considérant qu'à l'exception des cas spécifiques où le législateur a renvoyé aux dispositions du Code de procédure pénale, la présente procédure est régie par les règles de procédure civile ;

Considérant qu'en application de l'article 462 du Code de procédure civile, la requête en rectification ne peut tendre qu'à voir réparer des erreurs strictement matérielles contenues dans la décision de justice à l'exception de toute erreur matérielle externe à la décision et de toute erreur de droit ; que le fait pour le juge d'avoir laissé subsister au dossier une pièce portant la raison sociale d'une personne morale demanderesse de clémence et ayant sollicité l'occultation de sa dénomination ne constitue pas un erreur matérielle inhérente à la décision ;

Considérant que de plus, les pouvoirs du juge des libertés et de la détention ne l'autorisent pas à ordonner le retrait d'une pièce dont il est constant qu'elle figure matériellement au dossier et que la loi ne lui confère aucun pouvoir discrétionnaire pour prononcer une telle mesure ;

Considérant qu'il s'ensuit que l'ordonnance ayant fait droit à la requête de rectification d'erreur matérielle est entachée d'excès de pouvoir et doit être en conséquence annulée ;

Considérant que force est de constater que l'annulation d'une ordonnance rectificative est sans effet sur l'ordonnance initiale qui conserve sa valeur intrinsèque et qui sera donc confirmée en ce qu'elle a autorisé les visites domiciliaires à l'encontre des sociétés l'Oréal, Lascad et Gemey Maybelline Garnier ;

Considérant qu'eu égard à la nature de l'affaire, il n'y a pas lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile ;

Considérant que les sociétés appelantes, parties succombantes, doivent être condamnées aux dépens.

Par ces motifs : Annulons l' "ordonnance de rectification d'erreur matérielle" du juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre en date du 10 juillet 2006, Constatons que l'annulation de l' "ordonnance de rectification d'erreur matérielle" du juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre en date du 10 juillet 2006, est sans effet quant à la validité de l'ordonnance initiale du juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre du du 30 juin 2006 qui conserve sa valeur intrinsèque, Confirmons l'ordonnance du juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Nanterre en date du 30 juin 2006 en ce qu'elle a autorisé les visites domiciliaires à l'encontre des sociétés l'Oréal, Lascad et Gemey Maybelline Garnier, Disons n'y avoir lieu à application de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamnons les sociétés l'Oréal, Lascad et Gemey Maybelline Garnier aux dépens.