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Décisions

CA Toulouse, 2e ch. sect. 2, 4 décembre 2012, n° 11-02466

TOULOUSE

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Courteille, Sy-Cholet

Défendeur :

Noomeo (SAS), Digiteyezer (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Legras

Conseillers :

Mmes Pellarin, Salmeron

Avocats :

SCP Château, Selarl Inter-Barreaux Morvilliers Sentenac Avocats, SCP Dessart Sorel, Selarl Loyve Avocats

TGI Toulouse, du 14 avr. 2011

14 avril 2011

La SAS Digiteyezer ayant son siège à Paris et pour objet l'édition de jeux électroniques a été créé en octobre 2010 par Frédéric Courteille, ingénieur en vision, ancien salarié de la SAS Noomeo de même que Didier Sy-Cholet, qui en est actionnaire.

La SAS Noomeo, créée en 2007 et ayant son siège à Labege (31) est spécialisée dans la réalisation de scanners 3D à destination de l'industrie de pointe.

Par ordonnance du 24 décembre 2010 faisant droit à la requête présentée par la SAS Noomeo visant la commercialisation par la SAS Digiteyezer d'un produit concurrent en utilisant son fichier client, son savoir-faire et en profitant des contacts noués par ses dirigeants dans le cadre de leurs fonctions de salariés et en réalisant des actes manifestes de parasitisme et de concurrence déloyale le président du Tribunal de grande instance de Toulouse autorisait un huissier de justice accompagné d'un sapiteur en informatique à se rendre aux domiciles respectifs de Frédéric Courteille et de Didier Sy-Cholet, à y pénétrer et à rechercher sur tous supports et prendre copie de tous documents permettant d'établir des actes de concurrence déloyale au préjudice de la SAS Noomeo ou la concernant, et plus particulièrement l'intégralité des fichiers de contacts, toutes données relatives à une liste limitative de sujets ou mots-clés, tout élément ou document provenant de la SAS Noomeo ou la concernant ou concernant ses clients, prescripteurs, prospects et réseaux, avec en outre, concernant Frédéric Courteille, l'autorisation de rechercher et prendre copie de tout fichier contenant du code applicatif modifié pendant la durée de son contrat de travail au sein de la SAS Noomeo.

La mesure était diligentée le 29 janvier 2010 et un rapport de constat établi le 9 février 2011.

Par acte du 4 février 2011 Frédéric Courteille et Didier Sy-Cholet assignaient la SAS Noomeo devant le juge des référés aux fins de voir rétracter cette ordonnance et condamner la SAS Noomeo à leur payer 5 000 euro de dommages-intérêts. La SAS Digiteyezer intervenant volontairement à l'instance concluait avec les demandeurs, la demande en dommages-intérêts étant portée à 10 000 euro pour chacun. La SAS Noomeo concluait à la confirmation.

Par ordonnance en la forme des référés du 14 avril 2011 le juge a :

- déclaré recevable et bien fondée l'intervention volontaire de la SAS Digiteyezer ;

- débouté Courteille, Sy-Cholet et la SAS Digiteyezer de toutes leurs demandes sauf à dire que les documents saisis par l'huissier de justice sur la base des deux mots-clés 'la' 'tribunal' doivent être retirés ;

- condamné in solidum Courteille et Sy-Cholet à une indemnité sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile de 1 000 euro.

Frédéric Courtielle et Didier Sy-Cholet ont interjeté appel de cette ordonnance le 18 mai 2011.

Ils ont conclu avec la SAS Digiteyezer, appelante incidente, le 17 août 2011 à l'infirmation de l'ordonnance déférée et à la rétractation de l'ordonnance sur requête du 24 décembre 2010 avec le prononcé de sa nullité et de celle du procès-verbal subséquent ainsi que la destruction sous astreinte de 1 000 euro par jour de retard à compter de l'expiration d'un délai de 48 heures suivant la signification de l'arrêt à intervenir du procès-verbal détenu par la SAS Noomeo avec ses annexes et copies numériques ou sur supports papier. Ils demandent 10 000 euro chacun de dommages-intérêts et 5 000 euro chacun sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile. Ils font valoir :

- que la mesure ordonnée est une saisie-contrefaçon déguisée aux fins de recherche de contrefaçon d'un logiciel : il était en effet demandé à l'huissier de rechercher au domicile de Frédéric Courteille tout fichier contenant du code applicatif (algorythme, codage, programme logiciel,...) ayant été modifié pendant la durée de son contrat de travail du 1er septembre 2009 au 3 mars 2010 ; or le fait pour un salarié de modifier un code applicatif, algorythme ou programme logiciel appartenant à l'employeur sans son autorisation constitue une contrefaçon de même que le fait de les conserver par devers lui à l'issue de sa relation de travail ;

- qu'il s'agit d'un détournement d'une procédure dérogatoire et impérative prévue par l'article L. 332-4 du Code de la propriété industrielle pour obtenir des éléments de preuve sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile ;

- que la mesure était injustifiée du fait de l'absence de situation de concurrence, les produits développés par les deux sociétés étant différents, n'ayant ni la même finalité ni les mêmes fonctionnalités et ne s'adressant pas au même public et les secteurs de marché concernés sont sans rapport ;

- qu'il n'y a pas davantage de détournement de fichiers clients, le démarchage de clientèle étant libre en l'absence de clause de non concurrence, étant observé qu'il s'agit d'un secteur d'activité (numérisation 3D et vision) dans lequel tous les acteurs se connaissent ;

- que la mesure est disproportionnée et attentatoire à la vie privée, n'étant pas suffisamment limitée pour préserver les droits des personnes : investigations aux domiciles personnels et non au siège de la société, sur des ordinateurs personnels, saisie de l'intégralité du fichier de contacts, pas de délai imposé pour l'exécution de la mesure ;

- que la SAS Noomeo en a profité pour récupérer des informations sensibles et confidentielles sur la technologie développée par la SAS Digiteyezer et son fichier de prospects.

La SAS Noomeo, intimée, a conclu le 17 octobre 2011 au débouté des appelants de toutes leurs demandes, à la confirmation intégrale de l'ordonnance et elle demande leur condamnation solidaire à lui payer la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile. Elle précise avoir été informée en novembre 2010 d'agissements déloyaux de ses anciens salariés qui démarchaient ses clients à partir de son fichier, et notamment les sociétés Eads et Astrium, au travers de leur société en leur proposant la commercialisation d'une solution de scanner 3D concurrente, faits qualifiables de parasitisme et de concurrence déloyale. Par ailleurs un constat d'huissier du 29 novembre 2010 révélait les liens entre le nom Noomeo et la SAS Digiteyezer. Elle répond :

- que l'efficacité de la mesure sollicitée nécessitait sa mise en œuvre par surprise et de manière non contradictoire, les conditions de l'article 145 du Code de procédure civile étant par ailleurs réunies ;

- qu'il existait un motif légitime consistant dans l'existence d'un litige potentiel dont l'objet et le fondement sont suffisamment caractérisés, non manifestement voué à l'échec et pour lequel la recherche de preuves supplémentaires est utile et il importait d'autre part de se prémunir d'une disparition des éléments de preuve ;

- que la mesure n'avait pas pour but de saisir des logiciels mais de démontrer la détention par un ancien salarié pour son usage personnel de données modifiées durant l'exercice de son contrat de travail, et il ne s'agit que d'un des volets de l'autorisation sollicitée ne pouvant justifier une rétractation totale de l'ordonnance ;

- que la SAS Digiteyezer se positionne elle-même en concurrente pour ses produits de la SAS Noomeo ;

- que s'agissant de son fichier clients les contacts pris auprès d'Eads et d'Astrium sont ceux, personnels, dont elle dispose et c'est l'intégralité de son fichier contact qui a été retrouvé ;

- qu'il était nécessaire de disposer de la liste intégrale de leur fichier de contacts pour le comparer avec ses contacts ainsi que de tous leurs éléments de communication auprès de tiers circonscrits à une liste de mots-clés : la mesure était donc limitée et ciblée pour le strict besoin de son action judiciaire ;

- qu'une intervention aux domiciles personnels était également justifiée compte tenu du travail nomade propre à ce secteur d'activité.

Motifs et decision

En application de l'article 145 du Code de procédure civile 's'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé'.

Par ailleurs l'article 146 du même code dispose que 'une mesure d'instruction ne peut être ordonnée sur un fait que si la partie qui l'allègue ne dispose pas d'éléments suffisants pour le prouver. En aucun cas une mesure d'instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence d'une partie dans l'administration de la preuve'.

D'autre part les mesures d'instruction prévues à l'article 145 ne peuvent être ordonnées par voie de requête que lorsque les circonstances exigent qu'elles ne soient pas prises contradictoirement.

Le juge saisi d'une action en rétractation d'une ordonnance prononcée sur requête sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile doit donc apprécier :

- la légitimité de la demande au regard de l'éventualité d'un procès à venir et la recherche de preuves pour la solution du litige ;

- la nécessité, au regard des circonstances, de recourir à une procédure non contradictoire ;

- le caractère légalement admissible de la mesure demandée.

Par ailleurs si le juge de la rétractation doit se placer au jour où il statue le procès-verbal de l'huissier de justice intervenu en exécution de l'ordonnance ayant autorisé la mesure n'a pas à être examiné, ses conditions d'exécution et les constatations qui y sont relatées ne relevant pas du contentieux de la rétractation mais de celui de l'exécution de la mesure.

Le caractère légitime de la demande se déduit du constat que les allégations de son auteur n'étaient pas imaginaires et qu'elles présentaient un certain intérêt.

Sur la légitimité de la demande :

Le motif légitime repose sur l'existence d'un litige potentiel dont l'objet et le fondement sont suffisamment caractérisés, qui n'est pas manifestement voué à l'échec et pour lequel la recherche de preuves supplémentaires est utile.

Sur ce point la SAS Noomeo fait état de prises de contacts intervenues en octobre 2010 par ses anciens salariés à travers leur société Digiteyezer avec deux de ses principaux clients (Eads et Astrium) pour la présentation d'un scanner 3D en faisant référence à leur expérience au sein de Noomeo, dont il est justifié (courriels du 18-10-10 de Sy-Cholet à Mme Bosquet (Eads), du 27-09-10 de Courteille à M. Alary (Astrium)), et d'un constat d'huissier dressé le 29 novembre 2010 basé sur une recherche sur des sites internet montrant un lien entre le nom Noomeo et des pages et vidéos de scanners 3D mis en ligne par Digiteyezer, ou encore de la disposition par un autre de ses anciens salariés (Bocquillon) au cours de son préavis en décembre 2010 d'une adresse mail au nom de Digiteyezer.

La réalité de la situation de concurrence des sociétés Noomeo et Digiteyezer n'est pas utilement contestée du fait de la spécificité de leur production (scanners 3D) et de l'étroitesse du marché concerné et la participation établie de la société Digiteyezer au salon industriel Euromold en décembre 2010 est à cet égard significatif.

Ces éléments, visant une action en concurrence déloyale notamment par parasitisme, sont suffisants à justifier de la légitimité de la demande.

Sur la nécessité d'une procédure non contradictoire :

Au regard d'un litige potentiel portant sur des faits de concurrence déloyale impliquant deux anciens salariés et la mesure consistant en la recherche de preuves issues de fichiers informatiques son efficacité était subordonnée à sa mise en œuvre par surprise afin de se prémunir de leur disparition sur les ordinateurs des personnels concernés, l'effet de surprise étant dans un tel cas une condition d'efficacité de la mesure.

Dans le même ordre d'idées il pouvait être nécessaire de saisir des données utiles sur les ordinateurs personnels de Frédéric Courteille et de Didier Sy-Cholet et d'intervenir à leurs domiciles personnels compte tenu du caractère 'nomade' de leur type d'activité et le respect de la vie privée ne constitue pas un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile dès lors que la mesure d'instruction ordonnée procède d'un motif légitime et qu'elle est nécessaire à la protection des droits de la partie qui la sollicite.

Sur le caractère légalement admissible de la mesure :

En plus des griefs tenant à l'atteinte au respect de la vie privée évoqués supra les appelants qualifient la mesure de disproportionnée comme non suffisamment limitée aux seuls éléments strictement nécessaires à la démonstration des faits de concurrence déloyale allégués. Ainsi il était demandé la saisie de l'intégralité du fichier des contacts, ce qui portait atteinte au secret des affaires, et elle permettait d'appréhender des documents confidentiels de la société Digiteyezer, des contrats, ses 'business plan' et toute sa technologie. Ils voient également une disproportion dans ce que l'exécution des constatations demandées n'était pas assortie d'un délai, la SAS Noomeo se ménageant de la sorte potestativement la faculté de mener ses investigations à tout moment.

Le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du Code de procédure civile dès lors que le juge constate que les mesures demandées procèdent d'un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les sollicite.

En revanche n'est pas légalement admissible la mesure qui conduit le technicien désigné à porter des appréciations juridiques ou qui s'analyse en une mesure d'investigation générale. Or il a en l'espèce été commis un huissier de justice assisté de tout sapiteur pour 'procéder à divers constats' aux domiciles de messieurs Sy-Cholet et Courteille destinés 'plus particulièrement' à rechercher, se faire remettre et examiner 'toutes pièces et documents sur tout support, papier, CD-Rom, clé USB, et tous supports informatiques, disque dur des ordinateurs présents' et de prendre copie de 'tous documents'permettant d'établir des actes de concurrence déloyale au préjudice de la SAS Noomeo. Après quoi il était visé 'plus particulièrement', en précisant que la liste n'était pas exhaustive, l'intégralité du fichier de contacts de Frédéric Courteille, 'toutes données quelles qu'elles soient' relatives à une liste de sujets et de mots-clés représentant des clients ou prospects de Noomeo ou des contacts journalistiques ou institutionnels.

Ainsi si la recherche par mots-clés pouvait être légitime dans le cadre d'une recherche de preuves de faits de concurrence déloyale le domaine complet de la mesure demandée revenait sous couvert de certains points de recherche détaillés, à une mesure générale d'investigation et de communication aux requérants d'informations sur la société soumise à l'investigation au-delà du litige potentiel. Aux termes de l'ordonnance du 24 décembre 2010 l'huissier assisté d'un sapiteur à compétence en informatique pouvait saisir non seulement le fichier et les données précisées mais aussi 'toutes pièces et documents' dont il avait à déterminer s'ils permettaient d'établir des faits de concurrence déloyale, s'agissant d'une appréciation excédant les compétences d'un huissier de justice.

L'huissier de justice a ainsi été investi d'une mission et d'un pouvoir d'enquête qui excèdent manifestement les prévisions et les limites de l'article 145 du Code de procédure civile et portent atteinte de façon disproportionnée aux droits des personnes physiques et morale ayant à subir la mesure d'instruction.

En conséquence et sans qu'il y ait lieu d'examiner les griefs tenant à l'absence de délai assortissant l'exécution de la mesure et, s'agissant de Frédéric Courteille, au détournement de la procédure spécifique de saisie-contrefaçon, l'ordonnance déférée sera infirmée et l'ordonnance rendue le 24 décembre 2010 sera rétractée.

Il sera fait droit à la demande de destruction du procès-verbal du 24 décembre 2010 et de ses annexes.

La mesure d'investigation annulée ayant été de nature à préjudicier à titre personnel à Frédéric Courteille et à Didier Sy-Cholet il sera fait droit à hauteur de 3 000 euro pour chacun à leur demande en dommages-intérêts.

Il sera d'autre part fait droit à hauteur de 2 500 euro chacun aux demandes des appelants sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Infirme l'ordonnance du président du Tribunal de grande instance de Toulouse du du 14 avril 2011 et Ordonne la rétractation de l'ordonnance du 24 décembre 2010 ; Ordonne aux frais de la SAS Noomeo la suppression par devant huissier de justice du procès-verbal de constat du 29 janvier 2010 et de ses annexes sur tous supports ainsi que de toutes les copies sur tous supports qui en ont été faites, ce sous astreinte de 50 euro par jour de retard à compter de huit jours passés de la signification de l'arrêt ; Condamne la SAS Noomeo à payer à Frédéric Courteille et à Didier Sy-Cholet la somme de 3 000 euro chacun à titre de dommages-intérêts ; Déboute les parties de leurs demandes contraires et plus amples ; Condamne la SAS Noomeo à payer à Frédéric Courteille, à Didier Sy-Cholet et à la SAS Digiteyezer la somme de 2 500 euro chacun sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ; Condamne la SAS Noomeo aux dépens d'appel dont distraction en application de l'article 699 du Code de procédure civile.