ADLC, 18 octobre 2012, n° 12-DCC-148
AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE
Décision
Relative à la prise de contrôle exclusif par la société Renault Trucks Défense de la société Auverland Général Défense
L'Autorité de la concurrence,
Vu le dossier de notification adressé complet au service des concentrations le 14 septembre 2012, relatif à la prise de contrôle exclusif de la société Auverland Général Défense par la société Renault Truck Defense, formalisée par un accord de cession en date du 26 juillet 2012 ; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, et notamment ses articles L. 430-1 à L. 430-7 ; Vu les éléments complémentaires transmis par la partie notifiante au cours de l'instruction ; Adopte la décision suivante :
I. Les entreprises concernées et l'opération
1. La société Renault Truck Defense (ci-après "RTD") est une entreprise française qui conçoit, fabrique et commercialise des véhicules militaires blindés et des camions militaires non blindés, pour lesquels elle assure en outre des prestations de maintien en condition opérationnelle et de revalorisation. Elle est contrôlée par Renault Trucks, dont la filiale à 100 % ACMAT construit et commercialise également des véhicules à usage militaire. Renault Trucks, RTD et ACMAT sont des filiales à 100 % du groupe suédois AB Volvo (ci-après "Volvo"), qui fabrique et vend notamment des camions, des bus et des engins de chantier (1).
2. Auverland Général Defense (ci-après "Auverland") est la société holding du groupe Auverland et est contrôlée par des actionnaires personnes physiques. Auverland détient à titre exclusif le contrôle de la société Panhard qui conçoit, fabrique et commercialise des véhicules militaires blindés. Panhard assure l'ensemble des prestations de maintien en condition opérationnelle et de revalorisation de ces véhicules, ainsi que des prestations d'études techniques et de sous-traitance industrielle.
3. L'opération notifiée, formalisée par un accord de cession en date du 26 juillet 2012, consiste en l'acquisition de 100 % du capital et des droits de vote d'Auverland par RTD. En ce qu'elle se traduit par la prise de contrôle exclusif de d'Auverland par RTD, l'opération notifiée est une concentration au sens de l'article L. 430-1 du Code de commerce.
4. Les entreprises concernées ont réalisé ensemble un chiffre d'affaires hors taxes consolidé sur le plan mondial de plus de 150 millions d'euros (Volvo : 28 milliards d'euros pour l'exercice 2011 ; Auverland : (...) d'euros pour l'exercice 2011). Chacune d'entre elles a réalisé en France un chiffre d'affaires supérieur à 50 millions d'euros (Volvo : (...) d'euros pour l'exercice 2011 ; Auverland : (...) d'euros pour l'exercice 2011). Compte tenu de ces chiffres d'affaires, l'opération ne revêt pas une dimension communautaire. En revanche, les seuils de contrôle mentionnés au I de l'article L. 430-2 du Code de commerce sont franchis. Cette opération est donc soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du Code de commerce relatives à la concentration économique.
II. Délimitation des marchés pertinents
5. Les activités de RTD et d'Auverland se chevauchent uniquement dans le secteur des véhicules blindés à usage militaire. RTD est également actif dans le domaine des véhicules militaires non blindés mais Panhard n'en commercialise pas. L'opération entraîne également la création d'un lien vertical entre les parties dans la mesure où Panhard fabrique et commercialise des tourelles d'armes susceptibles d'être compatibles avec les véhicules RTD.
A. LE MARCHÉ DE PRODUITS
1. LES VÉHICULES BLINDÉS
6. Dans les affaires précédentes, la Commission européenne a envisagé des segmentations du marché des véhicules blindés en fonction du poids de ces véhicules. La Commission européenne a ainsi envisagé une segmentation entre les chars d'assaut (véhicules lourds), les véhicules blindés moyens, les véhicules blindés légers, les véhicules tout terrain et les véhicules sécuritaires (2). Dans une autre décision (3), la Commission a évoqué trois classes de poids pouvant donner lieu à une segmentation : (i) les véhicules lourds (plus de 40 tonnes), (ii) les véhicules de poids moyen (15-40 tonnes) et (iii) les véhicules légers (moins de 15 tonnes) mais a laissé ouverte la question de la délimitation précise du marché.
7. D'autres critères ont été pris en considération par les autorités de concurrence dans les délimitations de marché des véhicules blindés. La Commission européenne a notamment relevé que des distinctions fondées uniquement sur le poids étaient insuffisamment représentatives des différences de fonctionnalité entre véhicules (4). De même, le Conseil de la concurrence a eu l'occasion de souligner que les chars de combat (chars lourds) se distinguaient des blindés légers selon plusieurs facteurs, incluant notamment le poids mais aussi l'autonomie, la capacité de blindage, la puissance de feu, le système moteur à chenilles et le prix (5).
8. La partie notifiante estime qu'une distinction entre les véhicules blindés sur la base d'une frontière de poids précis en valeur absolue ne peut s'avérer qu'indicative. En effet, si les différents poids des véhicules correspondent à différents degrés de mobilité, de puissance de feu et de niveau de blindage, la demande qui émane des acheteurs reste exprimée non en terme de poids, mais en terme de destination des véhicules et des fonctions qu'ils doivent remplir, ce qui affecte leurs caractéristiques (blindage, capacité, vitesse) et génère donc un certain poids. La Direction Générale de l'Armement (ci-après, la "DGA"), responsable de l'acquisition des systèmes qui équipent les forces armées en France, a confirmé que les spécifications des véhicules blindés recouvrent plusieurs critères tels que la mobilité, la protection et la capacité à accueillir certains équipements (en particulier l'armement et le système d'information qui lui est associé). La DGA considère néanmoins que le poids peut constituer un critère pertinent pour segmenter le marché (chars lourds, blindés médians, blindés légers).
9. En tout état de cause, la fixation d'une limite précise de poids pour segmenter le marché n'est pas nécessaire en l'espèce dans la mesure où, quelle que soit la définition retenue, l'analyse concurrentielle ne s'en trouvera pas modifiée.
2. LES TOURELLES D'ARMES
10. Une tourelle est un dispositif, placé sur un véhicule ou une installation fixe militaire, qui permet d'imprimer à l'arme un mouvement rotatif ou ascendant/descendant, tout en la maintenant sous une protection. La pratique décisionnelle a considéré que les tourelles d'armes constituaient un marché pertinent (6).
B. LES MARCHÉS GÉOGRAPHIQUES
11. Pour le matériel militaire en général et les véhicules blindés en particulier, les marchés géographiques ont été définis comme étant de dimension nationale dans les pays qui, comme la France, disposent de producteurs et de capacités de production nationales auxquels les autorités compétentes confient les contrats d'approvisionnement (7). Le Conseil de la concurrence a également souligné que la demande des Etats en blindés lourds était notamment définie dans le cadre de programmes de défense nationaux, fondés sur des objectifs stratégiques tant en matière de défense que de relations internationales et arrêtés, dans le cas de la France, dans des lois de programmation militaire.
12. La partie notifiante considère donc les marchés des véhicules blindés dans leur dimension nationale mais relève toutefois que les entreprises européennes participent régulièrement aux appels d'offre organisés par l'Etat français et exerce donc une pression concurrentielle sur les fabricants français. La DGA a confirmé que, s'agissant en particulier de véhicules blindés légers, les spécifications techniques sont moins complexes à atteindre et il est donc plus aisé pour des entreprises étrangères de se positionner sur ces véhicules. Ce n'est en revanche pas le cas pour les blindés médians ou lourds (8). Toutefois, le faible nombre d'appels d'offre organisés ces 10 dernières années par la DGA pour les véhicules blindés légers ou médians (deux appels d'offres) et le faible nombre d'entreprises étrangères ayant effectivement répondu à ces appels d'offre (une seule entreprise étrangère) ne permet pas de tirer de conclusions sur une éventuelle internationalisation de ces marchés. Pour les besoins de la présente décision, les marchés des véhicules blindés seront donc envisagés sur une base nationale. Néanmoins, la délimitation précise du marché géographique peut rester ouverte, l'analyse concurrentielle restant inchangée quelle que soit la définition retenue.
13. S'agissant du marché des tourelles d'armes, la Commission européenne a envisagé une dimension européenne, voire mondiale. S'agissant d'un équipement monté sur les véhicules blindés par les intégrateurs comme RTD ou Nexter, il apparaît effectivement que des entreprises étrangères fournissent les armées françaises en tourelles, le norvégien Kongsberg équipant par exemple le véhicule blindé Aravis ou le VAB (Véhicules de l'Avant Blindés) de RTD. Le marché des tourelles d'armes sera donc envisagé sur une base européenne.
III. Analyse concurrentielle
1. LES VÉHICULES BLINDÉS : EFFETS HORIZONTAUX
14. La partie notifiante considère qu'il existe des différences manifestes entre les blindés fournis par RTD (plus lourds) et ceux vendus par Panhard (plus légers), qui limitent dans une large mesure la concurrence entre eux. En effet, la gamme de Panhard couvre principalement des blindés de poids compris entre 4 et 5 tonnes (Petit Véhicule Protégé ou "PVP", Véhicule Blindé Léger ou "VBL"), équipés de moteurs issus de l'industrie automobile et d'artillerie légère (mitrailleuses et systèmes anti-chars). La gamme de RTD inclut en revanche des véhicules de 7,9 à 11 tonnes (gamme "Sherpa light") et de 14 à 20 tonnes (gamme "Sherpa medium"), équipés de moteurs de la gamme camion et d'une artillerie plus lourde.
15. La DGA a confirmé que les catalogues produits actuels de Panhard et de RTD sont différents, RTD est plutôt spécialisé dans les camions militarisés et les blindés médians utilisant des pièces et des composants de type camion développés par sa maison mère (Volvo). Dans le passé, Panhard a également vendu des camions mais il vend aujourd'hui à l'armée française le PVP et le VBL, qui sont des blindés légers de type 4X4.
16. En tout état de cause, et bien que l'opération notifiée rapproche les deux opérateurs français de blindés légers et médians, il n'y a pas eu de concurrence entre Panhard et RTD en termes de commande de véhicules en France ces 10 dernières années. En effet, entre 2002 et 2012, l'Etat français n'a organisé que deux appels d'offre pour des véhicules blindés : un en 2004 pour un véhicule blindé léger destiné à des missions de liaison, de transport et de commandement, remporté par Panhard avec le PVP et auquel RTD n'a pas participé ; l'autre en 2006-2007 pour un véhicule de maintien de l'ordre de la gendarmerie, remporté par RTD et auquel Panhard a vainement tenté de participer avec un prototype, le PVP "XL", qui n'a finalement jamais été produit. Il convient également de noter que l'Etat français n'a jamais donné suite à cet appel d'offres et n'a adressé aucune commande de véhicules.
17. En conséquence, si Panhard a commercialisé au cours de la période 2007-2011 en France (...) véhicules de la gamme PVP, (...) véhicules de la gamme VBL et (...) véhicules de la gamme VPS (petit blindé de 4 tonnes), RTD [confidentiel] (9). Pour les programmes d'équipements de véhicules blindés actuellement en cours en France, il n'y a donc pas de chevauchement d'activités entre les parties.
18. La partie notifiante soutient par ailleurs qu'il existe de nombreuses entreprises viables et susceptibles de concurrencer la nouvelle entité en France : pour les blindés médians, il s'agit du groupe français Nexter, Iveco (Italie), Mowag (Suisse), BAE Systems (Royaume-Uni), Patria (Finlande), AMZ (Pologne) et KMW (Allemagne). Pour les blindés légers, Iveco, URO (Espagne), BAE Systems et Mercedes-Benz (Allemagne) seraient également susceptibles de concurrencer le nouvel ensemble sur le marché national. Il convient néanmoins de relever que, parmi ces opérateurs, outre le groupe français Nexter (qui a commercialisé une quinzaine de blindés médians de la gamme Aravis en 2009), seul le groupe britannique BAE Systems a effectivement vendu des véhicules blindés en France au cours des dernières années (pour le VHM, un véhicule chenillé extrêmement spécifique).
19. S'agissant des programmes futurs d'équipement des armées françaises, les choix budgétaires et politiques n'ont pas encore été opérés. Il ressort cependant de l'instruction que ces programmes devraient notamment comporter les véhicules suivants : (i) le "VBMR", un véhicule blindé multi rôle (blindé médian de transport de troupes pour remplacer l'actuel VAB), avec une cible sur le long terme d'environ (...) commandes et (ii) l'"EBRC", un véhicule blindé lourd de reconnaissance et de combat (20-25 tonnes) destiné à remplacer l'AMX 10 RC (char [confidentiel]), pour (...) véhicules à long terme.
20. En novembre 2011, Nexter et RTD ont conclu un accord de coopération pour étudier une offre commune pour le VBMR. L'objectif de RTD, dans le cadre de son accord avec Nexter est d'utiliser ses compétences et son savoir-faire en matière de châssis de camion et d'adaptation de ces derniers aux véhicules militaires. Il n'apparait pas que Panhard puisse pertinemment se positionner sur un véhicule de ce type, sauf à trouver des accords avec des tiers. Il en va de même pour le programme EBRC, qui concerne un type de véhicule, les blindés lourds, [confidentiel].
21. En conséquence, l'opération n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché des véhicules blindés, que ce soit pour les programmes actuels ou les programmes futurs.
2. LES TOURELLES D'ARMES : EFFETS VERTICAUX
22. Panhard est un acteur mineur sur le marché des tourelles d'armes avec une part de marché sur une base européenne inférieure à [0-5] %. Aucune tourelle fabriquée par Panhard n'a d'ailleurs été monté sur un véhicule de RTD. L'opération n'est donc pas de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché des tourelles d'armes par effet vertical.
DECIDE
Article unique : L'opération notifiée sous le numéro 12-118 est autorisée.
Notes :
1 Les activités automobiles grand public de la marque Volvo sont la propriété de la société chinoise Geely, qui ne fait pas partie du groupe Volvo.
2 Voir notamment la décision M.3418 General Dynamics/Alvis du 26 mai 2004.
3 Voir la décision M.3491 BAE Systems/Alvis du 10 août 2004.
4 Décision M.3418 General Dynamics/Alvis du 26 mai 2004, précitée.
5 Avis n° 03-A-12 du 15 juillet 2003 relatif à une demande d'avis du Tribunal de commerce de Versailles concernant une plainte déposée par la SA Usines Merger à l'encontre des sociétés GIAT Industries, Gitech SA, Foc transmissions et CMD.
6 Décision M.3418 General Dynamics/Alvis du 26 mai 2004, précitée, § 12.
7 Voir les décisions M.3418 et M.3491 précitées.
8 [Confidentiel].
9 [Confidentiel].