CA Paris, Pôle 5 ch. 5, 10 janvier 2013, n° 11-02294
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Regards International (SA), Angie Groupe (SAS)
Défendeur :
Chambre nationale des huissiers de justice
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Perrin
Conseillers :
Mmes Pomonti, Michel-Amsellem
Avocats :
Mes Bellichach, Fromantin, Vichnievsy
Faits constants et procédure
Le 2 janvier 2002, la Chambre nationale des huissiers de justice (CNHJ) a conclu avec la société Regards International un contrat chargeant cette société de concevoir et mettre en œuvre sa communication interne et externe. Ce contrat a été renouvelé chaque année jusqu'en 2007 et le contrat pour 2008 établi à la date du 7 janvier 2008, n'a pas été signé mais a été exécuté.
Parallèlement, la société Regards International a été chargée d'organiser d'autres prestations, telles que, les Journées de Paris, chaque année, et, tous les deux ans, le congrès national des huissiers de justice. Ces prestations ont fait l'objet d'une facturation distincte.
Le 8 octobre 2008, la CNHJ a, par lettre, averti la société Regards International de la non-reconduction du contrat. Estimant cette rupture brutale et abusive, cette société a fait assigner la CNHJ, par acte du 13 juillet 2009, aux fins d'obtenir sa condamnation au paiement de dommages-intérêts.
Par un jugement en date du 4 janvier 2011, assorti de l'exécution provisoire, le TGI de Paris a :
- condamné la CNHJ à payer à la société Regards International la somme de 9 000 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation, et celle de 2 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- rejeté toutes autres demandes.
Vu l'appel interjeté contre cette décision le 7 février 2011 par la société Regards International, représentée par son liquidateur amiable et la société Angie Groupe (la société Angie), indiquant venir aux droit de la société Regards International et à ses côtés.
Vu les dernières conclusions, signifiées le 7 septembre 2012, par lesquelles les sociétés Regards International et Angie demandent à la cour de :
- infirmer le jugement rendu le 4 janvier 2011 par le TGI de Paris,
et statuant à nouveau,
A titre principal,
- dire et juger que le " contrat de conseil " écrit conclu entre la société Regards International et la CNHJ est un contrat à durée indéterminée,
- constater que le contrat verbal passé entre la société Regards International et la CNHJ est un contrat à durée indéterminée,
- constater que la relation entre la société Regards International et la CNHJ a été stable, régulière et pérenne,
- dire et juger que la rupture des relations contractuelles par la CNHJ a été brutale,
- dire et juger, en conséquence, que le délai de préavis proposé et accordé par la CNHJ est insuffisant,
A titre subsidiaire,
- dire et juger que la rupture du " contrat de conseil " écrit par la CNHJ a été brutale,
- dire et juger que la durée du préavis sollicitée par la société Regards International est parfaitement fondée,
En tout état de cause,
- constater que la relation entre la société Regards International et la CNHJ a été stable, régulière et pérenne,
- constater que la CNHJ a rompu brutalement la relation qu'elle entretenait depuis huit ans avec la société Regards International,
- dire et juger que le calcul du préjudice subi par la société Regards International tel que présenté par la CNHJ est effectué sur une base erronée,
- dire et juger que la durée du préavis sollicité par la société Regards International ne saurait être inférieure à neuf mois,
En conséquence,
- condamner la CNHJ à verser à la société Regards International, prise en la personne de son liquidateur, la somme de 62 968,75 euros HT en réparation de son préjudice avec intérêts au taux légal à compter du 4 décembre 2008, date de la mise en demeure,
- à titre subsidiaire, condamner la CNHJ à verser à la société Regards International, prise en la personne de son liquidateur, la somme de 20 219,26 euros HT en réparation de son préjudice avec intérêts au taux légal à compter du 4 décembre 2008, date de la mise en demeure,
En tout état de cause,
- condamner la CNHJ à verser à la société Regards International, prise en la personne de son liquidateur, la somme de 15 000 euros au titre de son préjudice moral,
- condamner la CNHJ à verser à la société Regards International, prise en la personne de son liquidateur, la somme de 10 000 euros au titre de la perte de chance de poursuivre des relations contractuelles avec elle,
- condamner la CNHJ à payer à la société Regards International, prise en la personne de son liquidateur, la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile.
Les sociétés Regards International et Angie soutiennent que la société Regards International était liée avec la CNHJ par deux types de contrats à durée indéterminée. Le premier contrat, intitulé " contrat de conseil ", était écrit, tandis que le second, relatif à l'organisation d'importants évènements tels que " Les Journées de Paris " et le Congrès national, était verbal. Elles prétendent qu'entre la CNHJ et la société Regards International s'est instaurée une relation régulière, significative et stable dont la rupture brutale ouvre droit à indemnisation.
Subsidiairement, elles font valoir que la rupture du contrat à durée déterminée conclu entre la société Regards International et la CHNJ a été abusive en ce qu'elle n'a pas fixé un délai de préavis suffisant, qu'il convient de fixer ce délai à neuf mois, la base de calcul utilisée par la CNHJ étant manifestement erronée.
Vu les dernières conclusions, signifiées le 11 juillet 2011, par lesquelles la CNHJ demande à la cour de :
- infirmer le jugement rendu le 4 janvier 2011 par le TGI de Paris,
et statuant à nouveau,
A titre principal,
- dire et juger que la CNHJ n'a commis aucun abus dans la rupture de la relation qu'elle entretenait avec la société Regards International,
En conséquence,
- débouter les appelants de l'ensemble de leurs demandes,
A titre subsidiaire,
- dire et juger que le préavis qui aurait dû être respecté n'excède pas six mois au global,
- constater qu'un préavis de 2 mois et demi a été respecté,
- fixer le préjudice à la perte de marge brute manquée pendant les 3 mois et demi de préavis restant, soit la somme de 4 746 euros, dont les intérêts ne pourront courir qu'à compter de la décision à intervenir,
- débouter les appelants du surplus de leur demande, notamment de leurs demandes liées à un préjudice moral et une perte de chance,
En tout état de cause,
- condamner solidairement les appelants à payer à la CNHJ la somme de 10 000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile.
La CNHJ soutient qu'elle n'a pas rompu abusivement les relations qu'elle entretenait avec la société Regards International. Selon elle, les parties étaient seulement liées par un contrat à durée déterminée et aucun abus dans l'exercice de son droit au non-renouvellement ne peut lui être reproché.
Subsidiairement, elle considère que le préavis qui aurait dû être respecté ne pouvait tout au plus excéder six mois, que le préjudice subi par la société Regards International ne correspond tout au plus qu'à la perte de marge brute qui aurait dû être réalisée pendant la durée de préavis non respectée et que la société appelante n'a subi aucun préjudice moral, ni aucune perte de chance.
LA COUR renvoie, pour un plus ample exposé des faits et prétentions initiales des parties, à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du Code de procédure civile.
MOTIFS
La société Regards International n'a présenté en appel aucun moyen nouveau de droit ou de fait qui justifie de remettre en cause le jugement attaqué lequel repose sur des motifs pertinents, résultant d'une analyse exacte des éléments de la procédure, notamment des pièces contractuelles, et de la juste application de la loi ainsi que des principes régissant la matière.
Sur l'applicabilité de l'article L. 442-6 I 5°) du Code de commerce
Aux termes de l'article L 442-6-I-5° du Code de commerce, "engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels".
La CNHJ n'est ni un producteur, ni un commerçant, ni encore un industriel ou une personne immatriculée au répertoire des métiers. Ces dispositions ne lui sont donc pas applicables. De surcroît, il convient d'observer que le ou les contrats que la CNHJ a pu conclure avec la société Regards International, visaient à la réalisation d'opérations de communication interne ou externe et concernaient l'image qu'elle cherchait à donner d'elle-même. Ces contrats comportaient, en conséquence, un caractère marqué d'intuitu personnae, ce qui les rendait aléatoires, notamment dans le cas de l'espèce, d'un changement de direction à la tête de la chambre.
Il convient donc de rechercher si la CNHJ a commis une faute envers la société Regards International en mettant fin à leurs relations contractuelles, comme elle a fait.
Sur la nature des contrats
Il ressort des pièces produites que le 7 janvier 2002, la société Regards International et la CNHJ ont conclu un " contrat de conseil " qui détaillait les prestations mises à la charge de la société Regards International, le montant des honoraires, les conditions de règlement et qui précisait qu'il était conclu pour un an " renouvelable par tacite reconduction ". Chaque année, ensuite, jusqu'en 2007, des accords intitulés " Renouvellement " du contrat de conseil ont été signés avec la même clause de durée et la même précision sur le possible renouvellement par tacite reconduction. En 2008, le contrat préparé n'a pas été signé, ce qui n'a pas empêché les parties d'exécuter leurs obligations réciproques, de prestations pour la société Regards International, de paiement pour la CNHJ. Cette exécution de part et d'autre a manifesté l'intention des parties de poursuivre leurs relations contractuelles, mais le contrat conclu entre elles est devenu à durée indéterminée puisqu'aucune clause de durée ou de rupture n'était plus prévue. Dès lors, lorsqu'elle a, par lettre du 8 octobre 2008, averti la société Regards International de la non-reconduction du contrat de conseil la CNHJ a bien mis fin à un contrat à durée indéterminée.
Par ailleurs, en marge de ce contrat étaient conclues entre les parties des conventions ponctuelles sur des opérations de communications précises et à chaque fois uniques. Ces conventions ont constitué autant de contrats qui ont pris fin avec les opérations qu'elles prévoyaient, leur succession dans la durée ne saurait les transformer en un seul contrat à durée indéterminée.
Les contrats à durée indéterminée peuvent être à tout moment résiliés par les partenaires qu'ils lient. De même un opérateur, dès lors qu'il ne relève pas des catégories énoncées par l'article L. 442-6, I, 5°) du Code de commerce, peut, sans commettre par là même une faute, décider de ne plus faire appel à un partenaire avec lequel il a, de façon répétée, conclu plusieurs contrats ponctuels. Cependant, ces comportements peuvent, dans certaines circonstances, constituer des fautes, notamment, si l'auteur de la rupture ou du non-renouvellement a sciemment entretenu son partenaire dans l'illusion que la relation serait durable ou renouvelée et l'a trompé sur ce point.
En l'espèce, les relations entre les parties ont revêtu une particulière stabilité pendant sept ans, la même convention étant signée chaque année à un prix évoluant à la hausse et sans que la société Regards International ne reçoive jamais la moindre manifestation de désaccord ou de mécontentement du la CNHJ sur la qualité de ses prestations. Si cette institution, en faisant chaque année la démarche de signer un nouveau contrat a marqué son intention de ne pas se lier à la société Regards International de façon indéterminée, elle a toutefois accepté lors de la dernière année, que le contrat soit poursuivi sans être signé à nouveau, ce qui pouvait conduire la société de communication à penser que les relations perdureraient pendant encore une certaine durée. Dans ces circonstances, s'il n'est pas établi que la CNHJ aurait laissé croire faussement à la société Regards International que leurs relations contractuelles étaient amenées à se prolonger jusqu'à un lointain avenir, il n'en demeure pas moins que lui signifier deux mois et demi avant la fin du contrat qu'elle avait décidé de ne plus faire appel à elle, quel qu'en soit le motif, ne laissait pas à cette société un temps suffisant pour lui permettre de trouver un ou plusieurs autres partenaires lui permettant de pallier la perte de la clientèle de la CNHJ qui lui apportait un budget important.
Il s'en déduit que la faible durée de préavis a constitué une faute commise par la CNHJ à l'égard de la société Regards International, tant au regard du contrat de conseil qu'à celui de la relation qu'avait pu instaurer, en l'espèce, la succession de contrats annexes et ponctuels.
Sur le préjudice
La durée du préavis
Ainsi que le relève elle-même la CNHJ, la durée des relations entre les parties a été de sept ans et a représenté chaque année un budget annuel moyen de 116 250 euros, cette moyenne étant calculée en prenant en compte les contrats ponctuels et notamment ceux d'organisation du congrès national des huissiers de justice tous les deux ans. Il se déduit de ces éléments, ainsi que de la nature des prestations de la société Regards International, que la durée du préavis aurait dû être de six mois pour permettre à la société Regards International de rechercher de nouveaux clients.
La nature du préjudice
Par ailleurs, le préjudice subi du fait de la brutalité de la rupture ne saurait dépasser la marge brute qu'aurait pu réaliser la société Regards International si le préavis tel qu'il vient d'être apprécié, avait été respecté. En effet, considérer que le préjudice serait, comme le soutient la société Regards International de la totalité du chiffre d'affaires qu'elle aurait réalisé pendant la durée de préavis reviendrait à lui octroyer le montant des coûts exposés pour accomplir ses prestations sans qu'elle ait à supporter ces charges. La société Regards International ayant bénéficié d'un préavis de deux mois et demi, le préjudice est constitué par la marge brute qu'aurait réalisée la société Regards International pendant trois mois et demi.
Le montant de la marge brute
La société Regards International soutient que sa marge brute moyenne est de 32,85 %. Elle produit à cet égard une attestation de son expert-comptable sur ce point. Cependant, outre le caractère non objectif de cette attestation, il convient de relever que les données sur lesquelles s'appuie le calcul de cet expert apparaissent inexactes. Ainsi, les conclusions de la société Regards International mentionnent qu'elle a réalisé en 2008 avec la CNHJ un chiffre d'affaires de 80 700 euros, tandis que l'expert soutient qu'elle aurait réalisé avec cette institution une marge brute de 160 807 euros, soit un montant supérieur au chiffre d'affaires mentionné dans les conclusions. Par ailleurs, il est mentionné dans le rapport de l'expert-comptable une marge brute de 98 % sur le contrat de conseil ce qui n'est pas possible compte tenu de la nature des prestations consistant, d'une part, en une assistance opérationnelle et de conseil logistique portant sur l'organisation de 5 soirées dans l'année, d'autre part, une réflexion et la conception des opérations ponctuelles évènementielles de la Chambre du type colloque ou séminaire, enfin, des prestations de conseil pour l'application et la mise en œuvre de la politique d'image et de communication de la Chambre. Toutes ces prestations réclamant non seulement un travail sur les objectifs poursuivis, l'élaboration de propositions, mais encore leur présentation et leur réalisation, c'est-à-dire des coûts salariaux, mais aussi matériels.
Il convient dès lors de se référer aux données apparaissant sur les derniers comptes certifiés de la société Regards International, c'est-à-dire, ceux de 2006 et 2007 produits par la CNHJ qui, selon un calcul non contesté par la société Regards International, permettent de quantifier la marge brute à une moyenne de 14,1 %.
Il en résulte que le préjudice s'établit à la somme de 4 780,78 euros ((250 X 14,1 %) / 12 X 3,5).
Le jugement qui a condamné la CNHJ à payer à la société Regards International la somme de 9 000 euros sera donc réformé sur ce point.
Sur le préjudice moral
Les circonstances de la rupture n'ont été abusives qu'en ce que la durée du préavis a été insuffisante et ne peuvent donc donner lieu à d'autre réparation que celle qui a été déterminée ci-dessus.
Par ailleurs, la découverte de ce qu'après avoir décidé de ne pas poursuivre les relations contractuelles entretenues avec la société Regards International, la CNHJ, ait changé de prestataire de service pour ses opérations de communication ne constitue pas pour cette société un préjudice moral, ce fait étant chose courante dans la vie des affaires et ce quand bien même aucun reproche n'aurait été formulé sur le travail de la société Regards International. La demande d'indemnisation à ce titre a donc été justement rejetée par le tribunal.
Sur la perte de chance
La faute invoquée et résultant du délai insuffisant de préavis n'est pas la cause d'une perte de chance pour la société Regards International de continuer à entretenir des relations contractuelles avec la CNHJ. Par ailleurs le risque de l'arrêt d'une relation d'affaires est inhérent à leur nature économique et sa réalisation ne saurait donner lieu, par elle-même, à indemnisation sous peine de porter atteinte au principe de la liberté contractuelle.
Il n'y a pas lieu de prononcer de condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Reforme le jugement déféré en ses seules dispositions condamnant la CNHJ à payer à la société Regards International la somme de 9 000 euros à titre de dommages-intérêts avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation ; Statuant à nouveau, Condamne la Chambre nationale des huissiers de justice à payer à la société Regards International la somme de 4 780,78 euros à titre de dommages-intérêts avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation, Déboute les parties de leurs plus amples demandes, Dit n'y avoir lieu à condamnation au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, Condamne la société Regards International aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.