CA Colmar, 1re ch. civ. A, 9 janvier 2013, n° 10/05704
COLMAR
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Meksen
Défendeur :
Karlsbrau France (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vallens
Conseillers :
MM. Cuenot, Allard
Avocats :
Mes Rosenblieh, Heichelbech
Le 1er octobre 1999, la société Karlsbrau France a conclu avec M. Meksen qui exploitait un débit de boissons à Nancy un contrat de fourniture de bière d'une durée de dix ans à compter du 1er juillet 1999. Ce contrat a été complété par un avenant par lequel le brasseur a prêté du mobilier d'une valeur de 259, 97 euro TTC.
Reprochant à M. Meksen de ne pas avoir débité les quotas convenus puis d'avoir violé son obligation d'exclusivité, la société Karlsbrau France a, selon assignation du 26 juin 2007, attrait le débitant devant le tribunal de grande instance de Saverne pour obtenir la résiliation de la convention à ses torts exclusifs et le paiement d'une somme de 107 615, 88 euro.
M. Meksen a imputé la rupture du contrat à la société Karlsbrau France en lui reprochant d'avoir cessé de fabriquer et de livrer la bière "Black Baron" et d'avoir ainsi violé une obligation essentielle dès lors que ce produit avait inspiré le concept d'aménagement de son établissement. A titre reconventionnel, il a réclamé au brasseur le remboursement des prêts souscrits pour aménager les locaux.
Par jugement du 3 août 2010, le Tribunal de grande instance de Saverne a :
- rejeté l'exception d'incompétence territoriale,
- prononcé la résiliation du contrat du 1er octobre 1999 et de son avenant aux torts de M. Meksen,
- condamné M. Meksen à payer à la société Karlsbrau France une somme de 62 895, 82 euro avec intérêts au taux légal à compter du 12 mars 2007, au titre des pénalités contractuelles,
- ordonné la capitalisation des intérêts,
- débouté M. Meksen de sa demande reconventionnelle,
- condamné M. Meksen au paiement de 1 500 euro au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens,
- ordonné l'exécution provisoire du jugement.
Les premiers juges ont principalement retenu :
- que la juridiction saisie était compétente en vertu d'une clause attributive de compétence conforme aux prescriptions de l'article 48 du Code de procédure civile ;
- que M. Meksen avait failli à ses obligations contractuelles puisque les quotas d'approvisionnement n'avaient jamais été respectés et que le débitant avait reconnu avoir cessé de commander les bières Karlsbrau ;
- que M. Meksen n'était pas fondé à se prévaloir de l'exception d'inexécution dès lors qu'un contrat d'approvisionnement avait seul été conclu et qu'aucune rupture fautive du contrat préparatoire à l'exploitation d'un bar "Black Baron" ne pouvait être imputée à la société Karlsbrau France ;
- que la pénalité était manifestement disproportionnée au regard du préjudice modéré effectivement subi par le brasseur.
Par déclaration reçue le 27 octobre 2010, M. Meksen a interjeté appel de cette décision. La société Karlsbrau CHR, qui indique venir aux droits de la société Karlsbrau France, a formé un appel incident.
Aux termes de ses conclusions récapitulatives déposées le 26 août 2011, M. Meksen demande à la cour de :
- recevoir son appel ;
- infirmer le jugement entrepris ;
- débouter la société Karlsbrau de ses prétentions ;
- prononcer la résiliation judiciaire du contrat d'approvisionnement aux torts de la société Karlsbrau ;
- condamner la société Karlsbrau, en réparation du préjudice occasionné, à payer à M. Meksen la somme de 365 877, 64 euro correspondant aux deux prêts souscrits inutilement, augmentée des intérêts conventionnels des prêts ;
- condamner la société Karlsbrau aux dépens de première instance et d'appel ainsi qu'au paiement d'une indemnité de procédure de 8 000 euro.
Au soutien de son appel, il fait valoir en substance :
- que le contrat de fourniture de bière doit être résilié aux torts de la société Karlsbrau France dès lors que celle-ci a arrêté de commercialiser la bière Black Baron qui était le produit d'appel autour duquel le concept de son établissement avait été conçu ;
- que l'appelant a réalisé de lourds travaux d'aménagement pour mettre en œuvre ce concept qui a impliqué la signature concomitante de deux contrats indissociables à savoir le contrat de fourniture litigieux ainsi qu'un contrat de licence "Black Baron", signé par l'appelant mais conservé de façon déloyale par la brasseur ;
- que la cessation de l'approvisionnement n'a été que la réponse aux manquements de la société Karlsbrau France ;
- que l'appelant s'est lourdement endetté pour financer des travaux de rénovation et d'aménagement qui s'avèrent inutiles.
Selon conclusions remises le 20 avril 2012, la société Karlsbrau CHR réplique :
- qu'aucune rupture fautive ne peut être imputée à la concluante qui n'a signé ni contrat de licence, ni contrat préparatoire ;
- que l'appelant ne démontre pas qu'elle lui aurait promis de participer au développement et à la réalisation de ses investissements ;
- que le choix d'un thème de décoration est insuffisant pour justifier le préjudice financier allégué ;
- que l'approvisionnement en bière Black Baron, qui n'était pas un produit d'appel, n'a pas été déterminant dans la signature de l'engagement ;
- que la clause pénale réclamée est raisonnable au regard des nombreux avantages économiques consentis à M. Meksen ;
- que le préjudice invoqué par M. Meksen n'est pas démontré.
En conséquence, elle prie la cour de :
- confirmer le jugement entrepris sauf en ce qu'il a limité le montant de la condamnation prononcée à l'encontre de M. Meksen à la somme de 62 895, 82 euro portant intérêts au taux légal à compter du 12 mars 2007, au titre des pénalités contractuelles ;
- condamner M. Meksen à payer à la société Karlsbrau CHR la somme de 107 615, 68 euro outre les intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure du 12 mars 2007 ;
- débouter M. Meksen de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions ;
- condamner M. Meksen au paiement de la somme de 5 000 euro en application de l'article 700 du Code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 8 juin 2012.
SUR CE, LA COUR,
Vu les pièces et les écrits des parties auxquels il est renvoyé pour l'exposé du détail de leur argumentation,
Attendu que la recevabilité de l'appel en la forme n'est pas discutée ;
Attendu, sans doute, qu'aux termes du contrat de fourniture de bière, M. Meksen s'est engagé à débiter "exclusivement et de manière constante les bières fabriquées, distribuées ou commercialisées par la brasserie", pour une quantité minimale annuelle de 250 HL, dont 30 HL de bière "Black Baron" ; que l'appelant n'a jamais commandé les quotas imposés puis a débité des produits concurrents, comme a pu le constater le 11 décembre 2006 Me Velev, huissier de justice à Nancy ;
Mais attendu que M. Meksen justifie que la société Karlsbrau France lui avait, par l'intermédiaire de M. Fabbri, qui avait reçu mission de "développer le concept de Bar Brasserie Black Baron sous forme de licence de marque" sur tout le territoire français (contrat de prestations de service daté du 3 juin 1998), proposé d'ouvrir un établissement "Black Baron" ; qu'à cet effet, il a signé le 22 octobre 1998 un "contrat préparatoire" qui prévoyait la "signature concomitante de deux contrats :
1°) un contrat de concession de licence de la marque Black Baron
2°) un contrat d'approvisionnement exclusif en bière et produits à base de bière de la société Karlsbrau France."
Attendu que l'intéressé démontre :
- que l'étude de marché prévue par le contrat préparatoire a été réalisée ;
- qu'il a signé un contrat de maîtrise d'œuvre avec M. Gabard, architecte d'intérieur chargé du "montage technique" selon la brochure promotionnelle "Pas à pas vers votre Black Baron" diffusée par le brasseur ;
- que le projet d'aménagement de l'établissement sur la base du concept arrêté par la société Karlsbrau France a été mené à son terme, comme en atteste le numéro n° 9 (septembre - octobre 1999) de son bulletin d'information (Karlsbräu News) rendant compte de l'ouverture du "dernier-né des établissements à thème de Karlsbrau France (...) en présence de MM. Claude Sauter, directeur général de KBF SA, et Aziz Meksen, gérant du lieu" ; que l'article précisait qu'il s'agissait du second bar "Black Baron" ouvert après celui de Metz ;
Attendu que la société Karlsbrau France fait preuve de mauvaise foi lorsqu'elle soutient que M. Meksen "n'a ni plus ni moins fait que choisir un agencement sur le thème d'un bar médiéval" et que ce choix "relève des seuls goûts et couleurs" ou qu'elle ne s'est "nullement engagée dans le cadre du contrat préparatoire" ;
Attendu, en effet, qu'il s'agissait d'un aménagement spécifique, dicté par le concept "Black Baron" qu'entendait promouvoir la société Karlsbrau France dans le cadre de sa "stratégie de développement" pour reprendre les termes de son document publicitaire constituant l'annexe 25 de l'appelant ; que l'article publié dans le bulletin d'information confirme que l'aménagement de l'établissement de M. Meksen était conforme à sa stratégie et à ses attentes ; que la société intimée ne peut décemment se retrancher derrière le fait que son représentant légal n'a pas signé le contrat préparatoire dans la mesure où elle était l'instigatrice de ce contrat proposé en son nom à la signature de M. Meksen ;
Attendu que dans une attestation du 5 juillet 2011, M. Fabbri fait état de la signature en juillet 1999 d'un "contrat de licence de marque avec M. Meksen, contrat les liant les deux parties pour l'exploitation d'un bar à thème Black Baron" et précise qu'il a "récupéré les contrats signés par M. Meksen, pour les remettre au cabinet juridique Dubois de Grenoble - Latronche, qui était le cabinet juridique de la société Karlsbrau, cela pour vérifications d'usage et ensuite signature" ; qu'il ajoute que "le contrat signé des deux parties devait revenir par courrier à M. Meksen" ; que la cour n'a aucun motif de douter de la sincérité de ce témoignage qui rend compte de la duplicité de l'intimée ;
Attendu que s'il est incontestable que M. Meksen s'est désintéressé de la signature du contrat de licence par le brasseur puis de son exécution, l'incapacité dans laquelle il se trouve de produire un contrat de licence d'exploitation de la marque "Black Baron" ne signifie nullement que seul le contrat de fourniture de bière scellerait les relations contractuelles entre les parties ; que ce contrat n'était qu'un élément d'un ensemble contractuel plus large, mal défini en raison de l'attitude peu loyale de la société Karlsbrau France mais présentant les caractéristiques d'une franchise de distribution, qui avait imposé un aménagement de l'établissement de M. Meksen conforme aux normes élaborées par la société Karlsbrau France ; que M. Meksen était légitimement en droit d'escompter une distribution suivie de la bière "Black Baron", qui n'était pas une simple bière de spécialité, mais était le produit qui avait inspiré le concept et imposé ces aménagements ;
Attendu que le concept de bar à thème médiéval "Black Baron" ne s'est pas généralisé avec succès puisque seuls trois établissements ont été ouverts en France ; que cet échec a conduit la société Karlsbrau France à cesser de distribuer ce produit ; qu'en arrêtant la commercialisation de la bière "Black Baron" au début de l'année 2005, sans le moindre préavis, la société Karlsbrau France a failli à son obligation de distribuer ce produit et engagé sa responsabilité ;
Attendu que l'arrêt de la distribution de la bière "Black Baron" ne peut légitimer l'inobservation de la clause de quotas constatée les années précédentes, ni la totale méconnaissance de l'exclusivité à compter du début de l'année 2006, même si la faute de la société Karlsbrau France a précipité la décision intempestive de M. Meksen de ne plus s'approvisionner auprès d'elle en ce sens que celui-ci a eu le sentiment d'avoir été trompé par sa partenaire ;
Attendu qu'en cessant de commercialiser les produits Karlsbrau, M. Meksen a également engagé sa propre responsabilité et encouru la résiliation de plein droit prévue par l'article II ;
Attendu qu'en vertu de l'article III 9, la société Karlsbrau France a le "droit d'exiger immédiatement et sans autre mise en demeure, tout somme restant due à quelque titre que ce soit et le cas échéant la restitution du matériel mis à disposition ou son remboursement" et a "droit à une indemnité égale à 20 % du prix de vente de la bière, sur la base de la dernière facture qui a été adressée à la partie cliente et pour les quantités restant à prendre audit marché" ;
Attendu que la société Karlsbrau France réclame le paiement des sommes suivantes :
- au titre du matériel :
plateau inox : 4 941, 92 euro x 1 925 44/2 500 = 3 806, 15 euro
égouttoir : 2 458, 75 euro x 1 925, 44/2 500 = 1 893, 67 euro
tirage pression : 8 682,78 euro x 1 925.44/2 500 = 6 687, 27euro
vaisselle " Black Baron" : 3 188, 65 euro x 1 925, 44/2 500 = 2 455, 82 euro
enseigne personnalisée : 7 203, 38 euro x 1 925, 44/2 500 = 5 547, 87 euro
fourniture et pose de store : 2 941, 66 euro x 1 925, 44/2 500 =2 265, 65 euro
six guéridons, douze fauteuils : 310,93 euro x 1 925, 44/2 500 = 239, 44 euro
- au titre de clause pénale :
222 euro x 1 925, 44 x 20 % = 84 719, 36 euro ;
Attendu que ces calculs ne peuvent être entérinés dès lors que la société Karlsbrau France omet de prendre en compte l'arrêt des livraisons de bière "Black Baron" lorsqu'elle évalue à 1 925, 44 HL les quantités manquantes ; que compte tenu de l'arrêt de la distribution de ce produit, les quotas de référence doivent ramenés à (2 500 x 10) - (30 x 4, 5) = 2 365 HL ; que M. Meksen ayant commandé 574, 56 HL, les montants contractuellement dus ressortent à :
- (4 941, 92 + 2 458, 75 + 8 682, 78 euro + 3 188, 65 + 7 203, 38 + 2 941, 66 + 310, 93) x 1 790, 44 / 2 365 = 22 505, 84 euro au titre des restitutions
- 222 euro x 1 790, 44 x 20 % = 79 495, 53 euro au titre de la clause pénale ;
Attendu que la plaquette promotionnelle décrivant le concept "Black Baron" (annexe n° 25) prévoyait "dès l'ouverture, un débit moyen d'environ 250 hectolitres avec pour clientèle cible, les commerçants et la clientèle de passage en journée, et les 18-35 ans en soirée" ; qu'il est ainsi établi que les quotas fixés par le contrat de fourniture de bière correspondaient à des prévisions du brasseur fondées sur l'attractivité attendue de son nouveau concept de bar à thème et non sur une estimation raisonnable du potentiel de la clientèle traditionnelle de l'établissement de M. Meksen, à savoir un peu moins de 100 HL par an ;
Attendu que le montant de l'indemnité (79 495, 53 euro), fixé à l'aune des prévisions chimériques de la société Karlsbrau France, comme l'ont démontré l'échec de son concept puis l'abandon même de la distribution de la bière "Black Baron", est manifestement hors de proportion avec le bénéfice qu'elle pouvait effectivement retirer de l'opération ; que dans ces conditions, l'indemnité sera réduite à 20 000 euro ;
Attendu que la dette de M. Meksen s'établit ainsi à 42 505, 84 euro, outre intérêts légaux à compter du 26 juin 2007, date de l'assignation ;
Attendu que la faute de la société intimée a rendu inutiles voire inadaptés les divers aménagements d'inspiration médiévale financés par M. Meksen pour se conformer aux prescriptions du concept "Black Baron" ; que M. Meksen n'est plus en mesure depuis 2005 de débiter la bière, qualifiée de "fameuse" dans un document publicitaire du brasseur (annexe n° 27 de l'appelant), dont son fonds porte le nom ; que les aménagements, comptabilisés pour un montant de 2 353 065 F (soit 358 722 euro) au bilan de l'exercice clos le 31 décembre 1999, avaient vocation à être amortis sur une durée de 10 ans ; que l'établissement ayant pu être exploité conformément aux prévisions des parties durant cinq ans et demi, une indemnité de 40 000 euro réparera le préjudice de M. Meksen ;
Attendu que compte tenu de l'issue du litige, l'équité commande de laisser à chaque partie la charge de ses dépens de première et d'appel ainsi que celle de ses frais irrépétibles ;
Par ces motifs : LA COUR, Infirme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau, Condamne M. Meksen à payer à la société Karlsbrau CHR la somme de 42 505, 84 euro avec intérêts au taux légal à compter du 26 juin 2007 ; Condamne la société Karlsbrau CHR à payer à M. Meksen une somme de 40 000 euro à titre de dommages-intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de ce jour ; Déboute les parties de leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ; Laisse à chaque partie la charge de ses frais de procédure tant en première instance qu'en cause d'appel.