CA Caen, 2e ch. civ. et com., 24 janvier 2013, n° 11-03125
CAEN
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
GL Consultant (SARL)
Défendeur :
Carrières Industries Services CIS (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Christien
Conseillers :
Mmes Beuve, Boissel Dombreval
Avocats :
SCP Grammagnac-Ygouf Balavoine, Levasseur, SCP Mosquet Mialon D Oliveira Leconte, Mes Voisine, Ermeneux
Exposé du litige
Employé par la société LB Métal en qualité de conducteur de travaux du 9 septembre 2004 jusqu'au 8 août 2009, date de son licenciement économique à la suite de la liquidation judiciaire de son employeur, Paul Thomine a déposé le 20 juin 2006 à l'Institut national de la propriété industrielle un brevet portant sur un rouleau de centrage pour convoyeur à bande dénommé "Scroller" et en a concédé l'exploitation le 21 décembre 2006 aux sociétés GL Consultant et Graneco, appartenant au même groupe que la société LB Métal, puis il leur a cédé les droits à la propriété et à l'exploitation du brevet le 22 juin 2009.
À la suite de son licenciement, Monsieur Thomine a créé en octobre 2009 la société Carrières Industries Services (CIS) dont il est le gérant, exerçant une activité industrielle de fabrication et de commercialisation de convoyeurs.
Prétendant que la société CIS commercialisait sous la dénomination "Axo Belt" un rouleau auto-centreur contrefaisant les revendications du brevet déposé le 20 juin 2006, la société GL Consultant a, par courrier circulaire du 7 mai 2010, informé la clientèle du réseau démarché par la société CIS qu'elle avait saisi le Tribunal de grande instance de Paris d'une action en contrefaçon dirigée contre Monsieur Paul Thomine et la société CIS.
Par acte du 15 juillet 2010, la société CIS a alors fait assigner la société GL Consultant en concurrence déloyale par dénigrement devant le Tribunal de commerce de Caen.
La société GL Consultant s'est quant à elle portée demanderesse reconventionnelle en paiement de dommages-intérêts pour concurrence déloyale par dénigrement et parasitisme.
Par jugement du 28 septembre 2011, les premiers juges ont statué en ces termes :
"Condamne la société GL Consultant à payer à la société CIS la somme de 49 917 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait des actes de concurrence déloyale ;
Déboute la société GL Consultant de sa demande reconventionnelle ;
Ordonne, à titre de complément de dommages et intérêts, la publication aux frais de la société GL Consultant de la présente décision, par extraits au choix de la société CIS dans trois journaux et revues de presse (au) choix de la société CIS sans que la valeur de chacune de ces insertions n'excède la somme de 4 500 euros hors taxes ;
Ordonne la publication aux frais de la société GL Consultant, sur la page d'accueil de ses sites internet à venir, la publication intégrale du présent jugement pendant une durée de deux mois à compter de sa première mise en ligne ;
Dit qu'il sera procédé à cette publication en partie supérieure de la page d'accueil, au-dessus de la ligne de flottaison, dans la partie centrale du premier écran de présentation du site internet à venir de la société CL Consultant, de façon lisible, et en caractère "times new roman", de taille 12, sans italique, de couleur noir et sur fond blanc, sans mention ajoutée, dans un encadré de 468 x 120 pixels, en dehors de tout encart publicitaire, le texte devant être immédiatement précédé du titre "Communiqué Judiciaire" en lettres capitales, de taille 18, sans italique, de couleur noire sur fond blanc ;
Autorise la société CIS à envoyer une copie du jugement aux destinataires des lettres litigieuses envoyées par la société GL Consultant, le texte de la lettre accompagnant le jugement étant : "conformément au jugement, veuillez trouver ci-joint le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Caen le 28 septembre 2011" ;
Ordonne l'exécution provisoire ;
Condamne la société GL Consultant à payer à la société GIS la somme de 7 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Condamne la société GL Consultant aux entiers dépens".
La société GL Consultant a relevé appel de cette décision le 6 octobre 2011 en demandant dans le dernier état de ses écritures à la cour de :
"Débouter la société CIS en toutes ses demandes, fins et conclusions (...) ;
Condamner la société CIS au paiement d'une somme de 76 284 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi du fait des actes de concurrence déloyale dont la société GL Consultant a été victime ;
À titre subsidiaire, réduire à de plus juste proportion le montant des dommages intérêts alloués ;
Décerner acte à CIS de ce qu'elle reconnaît que les dommages intérêts auxquels GL consultant a été condamnée inclut à tort la taxe sur la valeur ajoutée qui doit donc être déduite ;
En tout état de cause, condamner la société CIS au paiement d'une somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile outre les entiers dépens de l'instance".
La société CIS a quant à elle formé appel incident en concluant en ces termes :
"Confirmer le jugement en son principe ;
Condamner la société GL Consultant au paiement d'une somme de 100 000 euros à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi par la requérante du fait des actes de concurrence déloyale dont elle fut victime ;
Débouter la société GL Consultant de sa demande reconventionnelle ;
Ordonner à titre de complément de dommages-intérêts la publication aux frais de la société GL Consultant de la décision à venir, par extraits au choix de la société CIS dans trois journaux et revues de presse française au choix de la société CIS, sans que la valeur de chacune des insertions n'excède la somme de 4 500 euros ;
Ordonner la publication aux frais de la société GL Consultant, sur la page d'accueil de ses sites Internet à venir, la publication intégrale du jugement à intervenir pendant une durée de deux mois à compter de sa première mise en ligne ;
Dire et juger qu'il sera procédé à cette publication en partie supérieure de la page d'accueil, au-dessus de la ligne de flottaison, dans la partie centrale du premier écran de présentation du site internet à venir de la société GL Consultant, de façon visible, et en caractères "times new roman", de taille 12, sans italique, de couleur noire et sur fond blanc, sans mention ajoutée, dans un encadré de 468 x 120 pixels, en dehors de tout encart publicitaire, le texte devant être immédiatement précédé du titre Communiqué Judiciaire en lettres capitales, de taille 18, sans italique, de couleur noire sur fond blanc ;
Autoriser la société CIS à envoyer une copie du jugement aux destinataires des lettres litigieuses envoyées par GL Consultant, le texte de la lettre accompagnant le jugement étant : "Conformément au jugement, veuillez trouver ci-joint le jugement rendu par le Tribunal de commerce de Caen le (date)" ;
Confirmer la condamnation de la société GL Consultant au paiement d'une somme de 7 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du Code de procédure civile ;
Y additant, la condamner à payer 5 000 euros en cause d'appel ainsi qu'aux entiers dépens ;
Ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir".
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision attaquée ainsi qu'aux dernières conclusions déposées pour la société GL Consultant le 25 septembre 2012, et pour la société CIS le 21 novembre 2012.
Exposé des motifs
Sur la demande principale de la société CIS
Il est constant que la société GL Consultant a adressé le 7 mai 2010 à divers clients de la société CIS, dont les sociétés Normachats, Socim, Rema Tip Top et Techni Sud un courrier rédigé en ces termes :
"La société GL Consultant produit et commercialise un dispositif de rouleau pour convoyeur sous la dénomination Scroller.
GL Consultant est titulaire d'un droit sur le brevet qu'elle exploitait précédemment dans le cadre d'un contrat de licence pour en avoir fait l'acquisition le 22 juin 2009.
Il a été constaté depuis cette date que la société CIS, prise en la personne de Monsieur Thomine, précédent détenteur du droit de brevet, commercialise un produit identique sous la dénomination Axo Belt.
Enfin et surtout, la société GL Consultant indique qu'elle a saisi le Tribunal de grande instance de Paris d'une action en contrefaçon à l'encontre de Monsieur Paul Thomine et de la société CIS".
Or, il est de principe que la dénonciation faite à la clientèle d'une action en contrefaçon n'ayant pas donné lieu à une décision de justice est fautive.
Quoiqu'en dise la société GL Consultant, les termes du courrier précédemment reproduit constituent bien la dénonciation d'une action en contrefaçon, alors même, par surcroît, qu'en l'espèce cette action n'a jamais été introduite et que l'information prétendument objective délivrée à la clientèle était donc mensongère.
Il résulte de l'extrait de comptabilité produit que les clients de la société CIS destinataires des courriers litigieux ont réduit, au cours de la période de juillet 2010 à janvier 2011, leurs commandes de 93,65 %, celles-ci passant de 113 à 15 rouleaux.
Les attestations de l'expert-comptable de la société CIS corroborent la perte de chiffre d'affaires liée à la non commercialisation de 98 rouleaux au cours de cette période et révèlent en outre qu'avant l'expédition de la lettre dénigrante la société CIS commercialisait en moyenne 16,75 rouleaux par mois tandis qu'elle n'en commercialisait plus que 6,75 sur la période du 1er juin 2010, soit une perte de chiffre d'affaires de 425,89 euros hors taxe par mois correspondant à la non commercialisation mensuelle de 10 rouleaux.
Enfin, l'extrait de comptabilité récapitulant les ventes de rouleaux "Axo Belt" d'octobre 2009 à juillet 2012 révèle à plus suffire que, pour les clients destinataires des courriers dénigrants, la baisse de commande a perduré et s'est même amplifiée, la moyenne de commercialisation des rouleaux se réduisant, au cours de la période de juin 2011 à mai 2012, à 2,58 rouleaux par mois, soit une non commercialisation de 14 rouleaux par rapport à la période antérieure à l'expédition des lettres.
La société CIS réclame le paiement d'une somme de 100 000 euros à titre de dommages-intérêts.
Il est certain que l'envoi du courrier litigieux a conduit les clients, qui en ont été destinataires et craignaient légitimement de faire également l'objet de poursuites pour contrefaçon de brevet, à réorienter massivement leurs commandes vers d'autres opérateurs étrangers au litige opposant les parties, ce qui explique que, si les éléments de comptabilité produits révèlent une chute de la commercialisation des rouleaux de la société CIS à compter de juin 2010 ayant perduré et s'étant même accrue au cours des deux années suivantes, il n'a pas été observé d'augmentation corrélative des commandes passées auprès de la société GL Consultant.
Pour autant, le préjudice doit être réparé au regard de la perte subie par la victime de la concurrence déloyale, et non par les gains qu'en a tirés son auteur.
À cet égard, la perte de chiffre d'affaires de la société CIS s'établit à 51 106 euros pour la période de juin 2010 à mai 2011 (425,89 euros x 10 rouleaux x 12 mois), et à 71 549,52 euros pour la période de juin 2011 à mai 2012 (425,89 euros x 14 rouleaux x 12 mois), soit, au total, 122 655 euros.
Cependant, ainsi que le fait à juste titre observer la société GL Consultant, le préjudice économique subi par la société CIS consiste, non dans la perte de chiffre d'affaires toutes taxes comprises comme l'a à tort retenu le tribunal de commerce, mais dans sa perte de marge brute calculée sur le chiffre d'affaires hors taxe.
Or, il résulte de l'extrait de comptabilité produit par la société CIS elle-même que son taux de marge était à l'époque de l'ordre de 35 %.
Il lui sera donc alloué une somme de 42 929 euros (122 655 euros x 35 %).
Il convient par ailleurs d'ordonner la publication de la présente décision par voie de presse et d'autoriser la société CIS à en transmettre une copie aux seuls destinataires formellement identifiés du courrier dénigrant, ces mesures étant indispensables à la réparation intégrale du préjudice souffert par l'intimée.
En revanche, il n'y a pas lieu de faire droit à la demande de publication de la décision judiciaire sur le site Internet de la société GL Consultant, l'appelante n'établissant pas l'existence de ce site qu'elle présente au demeurant dans ses écritures comme étant "à venir".
Sur la demande reconventionnelle de la société GL Consultant
Faisant grief à Monsieur Thomine de lui avoir cédé un brevet moyennant un prix de 20 000 euros dépourvu de validité tout en préparant la commercialisation d'un produit similaire au travers de la société CIS, la société GL Consultant réclame le paiement d'une somme de 20 000 euros à titre de dommages-intérêts sur le fondement de la concurrence parasitaire.
La question de la validité du brevet déposé par Monsieur Thomine le 20 juin 2004 ressortit, en application des articles L. 615-17, D. 631-2 du Code de la propriété intellectuelle et D. 211-6 du Code de l'organisation judiciaire, de la compétence exclusive du Tribunal de grande instance et de la Cour d'appel de Paris.
Ni le Tribunal de commerce, ni la Cour d'appel de Caen n'ont donc le pouvoir juridictionnel de statuer sur la validité de ce brevet.
D'autre part, la société GL Consultant, qui se borne à reprocher à la société CIS d'avoir tiré profit sans rien dépenser de la technologie qui lui avait été antérieurement cédée par Monsieur Thomine, sans prétendre et moins encore démontrer que la commercialisation des rouleaux "Scroller" et "Axo Belt" serait de nature à créer une confusion dans l'esprit de la clientèle, invoque à l'encontre de la société CIS un fait qui n'est pas distinct de l'atteinte au monopole du titulaire du brevet, lequel ne peut être examiné et réparé que sur le fondement de l'action en contrefaçon, dont l'action en concurrence parasitaire n'est pas un succédané.
Il en résulte en conséquence que la demande, en ce qu'elle est fondée sur la concurrence parasitaire, n'est pas recevable.
La société GL Consultant fait aussi grief à la société CIS d'avoir démarché leur réseau de clientèle commune en dénigrant le rouleau "Scroller".
L'appelante s'appuie cependant sur la seule attestation du gérant de la société ECMC qui, étant le principal client de la société GL Consultant, doit être reçue avec précaution, et dont, en toute hypothèse, les termes ne sont nullement dénigrants à l'égard du rouleau "Scroller" lui-même.
Le témoin se borne en effet à relater que Monsieur Thomine se serait plaint que ses anciens employeurs étaient 'des voleurs', mais rien ne démontre que ces propos calomnieux, à supposer qu'ils aient été tenus, aient été de nature à fausser de libre jeu de la concurrence entre les sociétés GL Consultant et CIS en incitant la clientèle à se détourner du produit de la première au profit de celui de la seconde.
Sur les frais irrépétibles
Il serait par ailleurs inéquitable de laisser à la charge de la société CIS l'intégralité des frais exposés par elle à l'occasion de la procédure et non compris dans les dépens, en sorte qu'il lui sera alloué une indemnité globale de 8 000 euros au titre de ses frais irrépétibles de première instance et d'appel, la cour statuant à nouveau de ce chef.
Il n'y a enfin pas lieu d'ordonner l'exécution provisoire de la présente décision, cet arrêt ayant force de chose jugée dès son prononcé.
Par ces motifs : LA COUR, Infirme partiellement le jugement rendu le 28 septembre 2011 par le Tribunal de commerce de Caen ; Statuant à nouveau sur le tout, Dit que la société GL Consultant a commis des actes de concurrence déloyale par dénigrement au préjudice de la société Carrières Industries Services ; Condamne la société GL Consultant à payer à la société Carrières Industries Services une somme de 42 929 euros en réparation du préjudice résultant de ces actes de concurrence déloyale ; Autorise la société Carrières Industries Services à publier des extraits du présent arrêt dans deux journaux de son choix, aux frais de la société GL Consultant, sans que le coût de chaque insertion puisse dépasser 4 000 euros hors taxe ; L'autorise à adresser une copie du présent arrêt aux sociétés Normachats, Socim, Rema Tip Top et Techni Sud sans que la lettre d'accompagnement ne comporte de commentaires ; Déclare irrecevable la demande reconventionnelle de la société GL Consultant fondée sur la concurrence parasitaire ; Déboute la société GL Consultant de sa demande reconventionnelle fondée sur la concurrence déloyale par dénigrement ; Condamne la société GL Consultant à payer à la société Carrières Industries Services une somme de 8 000 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile, au titre de ses frais irrépétibles de première instance et d'appel ; Déboute les parties de toutes autres demandes contraires ou plus amples ; Condamne la société GL Consultant aux dépens de première instance et d'appel.