CA Orléans, ch. com., 31 janvier 2013, n° 12-00947
ORLÉANS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Lucet, Cofap (SAS)
Défendeur :
Ecole privée d'esthétique de Touraine (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Raffejeaud
Conseillers :
MM. Garnier, Monge
Avocats :
SCP Laval Lueger, Mes Drujont, Garnier, Simonneau
EXPOSÉ :
La SARL École privée d'esthétique de Touraine (Epet), dont Mme Legatelois est gérante et associée majoritaire, a été créée en 1987 à Tours et prépare aux diplômes d'État d'esthéticien-cosméticien. Elle a embauché en 1990 en qualité d'enseignant M. Frédéric Lucet, qui en est ensuite devenu associé minoritaire et qui a été nommé directeur pédagogique de l'établissement à partir de 1997. Après avoir obtenu auprès des présidents des Tribunaux de commerce de Tours et de Nantes la désignation d'huissiers de justice pour diligenter une mesure d'instruction, l'Epet a notifié en décembre 2008 son licenciement pour faute grave à M. Lucet en lui reprochant, notamment, d'avoir entretenu la confusion entre ses fonctions et celles de directeur d'une société concurrente Cofap-"Ifom" établie à Nantes dont il était devenu associé majoritaire en 2007, et d'avoir utilisé à des fins personnelles des éléments appartenant à l'Epet pour son activité dans la Cofap. M. Lucet a contesté ce licenciement devant la juridiction prud'homale.
L'Epet a fait assigner M. Lucet et la Cofap devant le Tribunal de grande instance de Tours, par acte du 28 décembre 2009 , en demandant qu'il leur soit fait interdiction sous astreinte de poursuivre leurs agissements constitutifs selon elle de concurrence déloyale, et pour obtenir leur condamnation à lui payer à titre de dommages et intérêts la somme, à parfaire, de 100 000 euros, avec publication de la décision à intervenir.
Par jugement du 23 février 2012 prononcé sous exécution provisoire, le tribunal, après avoir rejeté la demande d'annulation du procès-verbal de constat du 7 novembre 2008 et de ses pièces dont le rapport Lafontaine, a retenu l'existence de faits constitutifs de concurrence déloyale et d'actes de déloyauté à la charge de M. Lucet et de la société Cofap, leur a ordonné sous astreinte de cesser l'utilisation de tout site web reproduisant la structure de celui exploité par l'Epet, leur a interdit à peine d'astreinte de faire usage de tout document, base, données, informations en provenance de l'Epet et de faire mention dans leurs relations avec des tiers, de tout lien ancien ou actuel de nature à laisser croire que la Cofap et l'Epet sont ou étaient économiquement liées, et les a condamnés in solidum à 15 000 euros à titre de dommages et intérêts au profit de l'Epet, en rejetant le surplus des prétentions des parties, dont la demande de publication de sa décision.
M. Lucet et la Cofap ont relevé appel.
Ils arguent de nullité le procès-verbal de constat du 7 novembre 2008 avec ses pièces, en ce compris le rapport de M. Lafontaine, en soutenant d'abord, que le président du tribunal de commerce de Tours a indûment délégué son pouvoir d'enquête sous couvert d'ordonner une mesure d'instruction in futurum ; ensuite que l'expert en informatique Lafontaine ne pouvait s'adjoindre un technicien de même compétence que la sienne en la personne de M. Foine, d'autant que celui-ci était déjà intervenu auparavant sur le système informatique de l'Epet ; et enfin, que l'expert a irrégulièrement pris connaissance de fichiers et messages personnels du salarié Frédéric Lucet en violation du secret des correspondances.
Sur le fond, les appelants concluent au rejet des prétentions adverses en soutenant que la notion de concurrence déloyale est étrangère à l'activité, non commerciale, développée par l'Epet et par la Cofap, qui sont des établissements privés d'enseignement sous contrat. Ils contestent en tout état de cause les griefs qui leur sont adressés, en objectant, en substance, que l'Epet est sans droits de propriété intellectuelle sur son site Internet dont elle leur reproche de s'être inspiré pour celui de la Cofap, et qu'il n'y a au demeurant aucune similitude entre eux; qu'il n'est pas prouvé que les cartes de voeux prétendument imitées aient été effectivement adressées, ni qu'elles aient pu engendrer un risque de confusion ; que le simple fait de rappeler que M. Lucet était directeur de l'Epet et de la Cofap n'est pas fautif et n'a pu engendrer de confusion, d'autant que les deux écoles n'ont pas les mêmes domaines d'intervention ; qu'il n'y a pas eu de détournement d'inscriptions par la Cofap, laquelle recrute ses élèves selon une méthode de sélection avec entretien préalable non pratiquée par l'Epet ; que Frédéric Lucet n'a pas détourné des fichiers ou des logiciels de l'Epet pour la Cofap, ni entretenu de confusion entre elles à l'égard de leurs partenaires étrangers ; qu'il n'a pas non plus détourné à son profit un billet d'avion offert à l'Epet, ni les points de fidélité afférents au contrat de téléphonie mobile souscrit par celle-ci auprès de l'opérateur Orange. Encore plus subsidiairement, ils contestent que la demanderesse ait subi un quelconque préjudice. Ils sollicitent 15 000 euros de dommages et intérêts pour dénigrement, et 5 000 euros pour procédure abusive.
Par ordonnance du 29 novembre 2012, le conseiller de la mise en état a déclaré irrecevables les conclusions signifiées et déposées le 1er octobre 2012 par l'intimée.
Pour le surplus, il est expressément renvoyé à la décision entreprise et aux dernières conclusions de l'appelante.
L'instruction a été clôturée le 13 décembre 2012, ainsi que les avocats des parties en ont été avisés.
Le présent arrêt est contradictoire, en application de l'article 469 du Code de procédure civile.
MOTIFS DE L'ARRÊT :
Attendu, sur les productions de l'Epet, qu'en ce qu'il édicte que pièces et conclusions sont communiquées simultanément, l'article 906 du Code de procédure civile s'oppose à la prise en considération des pièces de la partie dont les écritures ont été déclarées irrecevables ;
Attendu, sur la nullité invoquée du procès-verbal de constat établi le 7 novembre 2008 par Maître Kubas et de ses annexes, que les appelants ne le produisent pas, ni l'ordonnance sur requête en exécution de laquelle il a été dressé ; qu'il convient d'apprécier leurs contestations au regard de leurs propres écritures et productions, et des énonciations du jugement entrepris ;
Attendu qu'il en ressort que la mesure ordonnée visait, en dehors de tout procès, à conserver ou établir la preuve de faits dont pouvait dépendre la solution d'un litige ; qu'elle était justifiée par des éléments fournis par la requérante, rendant plausible l'existence de faits de concurrence déloyale à son encontre ; qu'en tant qu'il s'agissait de procéder à des constatations sur l'outil de travail informatique utilisé par M. Lucet, alors toujours en fonction à son poste de directeur de l'Epet, il était légitime d'agir par voie de requête, de façon d'abord non contradictoire, afin de préserver d'éventuelles preuves qui, sinon, eussent été compromises ; qu'il a ainsi été recouru à bon droit à cette procédure conformément aux articles 145 et 875 du Code de procédure civile, pour des opérations dont l'appelante n'est pas fondée à soutenir qu'elles auraient relevé d'une mesure d'enquête civile qui suppose quant à elle l'existence d'un procès;
Attendu que la mission confiée à l'huissier de justice était clairement circonscrite dans son objet et dans le temps aux faits spécifiques, dont pouvait dépendre la solution du litige, précisés et explicités par la société Epet dans sa requête annexée à l'ordonnance, et il n'est aucunement démontré qu'elle s'analysât en une mesure générale d'investigation ; que l'appelante n'est pas fondée à soutenir qu'il ne s'agissait pas d'une mesure légalement admissible ;
Attendu qu'au vu du caractère technique des constatations à opérer, l'huissier de justice instrumentaire était en droit de s'adjoindre un technicien en informatique, qu'il a valablement pris le parti de choisir parmi les experts judiciaires ;
Qu'il était loisible à ce technicien de se faire lui-même assister dans l'accomplissement de sa mission par une personne de son choix, sous son contrôle et sa responsabilité, et l'appelante invoque à cet égard sans pertinence l'article 278 du Code de procédure civile, M. Lafontaine n'ayant pas entendu recueillir l'avis d'un autre technicien en s'adjoignant le concours de M. Foine, mais bénéficier des compétences particulières d'un informaticien connaissant l'installation pour y être intervenu quelques mois auparavant dans le cadre d'un audit technique, ce qui était un gage de sécurité, d'efficacité et de respect du cadre de la mesure prescrite ; que pour le reste, les objections formulées par l'appelante quant à l'intervention de M. Foine relèvent de simples conjectures ;
Attendu que la mesure s'est exercée sur un matériel dont les appelants indiquent eux-mêmes qu'il appartenait à l'Epet ; qu'il n'est pas démontré qu'elle aurait conduit à la saisie ni à la consultation de documents personnels ou confidentiels de M. Lucet, ni a fortiori de données ou éléments relevant de la sphère de sa vie privée, et il n'est d'ailleurs ni démontré, ni soutenu que M. Lucet, présent sur place lors de l'exécution de la mesure, ait exprimé une quelconque crainte à cet égard, ni formulé une protestation ou mise en garde ;
Attendu enfin que les premiers juges ont écarté de façon circonstanciée les affirmations de M. Lucet et de la société Cofap relatives à de prétendues pertes d'informations lors de la mesure, et le jugement n'est pas utilement réfuté sur ce point en cause d'appel, où les appelants se bornent à réitérer leurs allégations ;
Attendu que la décision déférée doit donc être confirmée en ce qu'elle a rejeté la demande en nullité du constat de Me Kubas et du rapport, joint, de M. Lafontaine ;
Attendu, ensuite, sur l'application à la cause de la notion de concurrence déloyale, que l'Epet et la Cofap sont deux sociétés commerciales préparant au BTS d'esthétique, et au surplus dans la même zone géographique du Centre-Ouest de la France ; qu'elles se trouvent bien en situation de concurrence, comme en persuadent si besoin était les pièces n° 28, 60 et 112 des appelantes attestant que des élèves postulent auprès de l'une et l'autre selon les disponibilités respectives d'effectifs ; qu'il est indifférent, à cet égard, que les deux établissements aient par ailleurs certaines autres activités spécifiques ni que leurs classes soient complètes chaque année, comme l'objectent les appelants ; que l'Epet est habile à invoquer une concurrence déloyale à l'encontre de la Cofap et de M. Lucet, qui contrôle la Cofap et qui est associé de la société Epet ;
Attendu, enfin, que des actes de concurrence déloyale à l'encontre de la Cofap et de Frédéric Lucet ont été caractérisés par les premiers juges en des termes qui ne sont pas réfutés en appel ;
Qu'ainsi, M. Lucet a fait réaliser pour la Cofap-"Ifom" un site Internet par le même concepteur que celui qui l'avait conçu pour l'Epet, et les deux sites présentent des similitudes de présentation et de contenu si nombreuses et si grandes, hors de toute nécessité, qu'il en résulte l'impression que les deux écoles, pourtant concurrentes, œuvrent en partenariat, ce qui caractérise un risque manifeste de confusion, et il est à cet égard inopérant, de la part des appelantes, d'objecter que le site avait été fourni gratuitement à l'Epet sans droit de propriété exclusive ;
Que de même, s'agissant des fichiers, le tribunal a constaté la stricte identité entre l'organigramme utilisé par l'Epet pour présenter les différentes filières de l'établissement et les diplômes délivrés, et celui utilisé par la Cofap, la copie étant si servile que celle-ci présente une formation pour adulte ou un examen international Cidesco auxquels elle ne prépare pourtant pas ; que le risque de confusion qui en découle est évident ; qu'il est aggravé par la formulation de la fiche technique intitulée "Bac Professionnel esthétique-cosmétique-parfumerie" mise en ligne par la Cofap-Ifom à l'arrivée de M. Lucet, et dont les premiers juges ont constaté qu'elle recensait les résultats obtenus à la session précédente par les élèves des deux écoles, ce qui confortait l'impression qu'Epet et Cofap entretenaient entre elles des liens autres que de concurrence ; qu'il en va de même des courriers utilisés par l'Epet à l'intention des entreprises pour la collecte des taxes d'apprentissage, dont les premiers juges ont constaté qu'ils avaient été utilisés par la Cofap pour collecter ces taxes auprès d'entreprises chez lesquelles n'a pu qu'en résulter l'impression que les deux établissements travaillaient de concert et se partageaient les financements ; qu'il en va aussi de même des fichiers créés par la directrice de l'Epet relatifs au "tableau des absences", au "tableau profs/matières" et aux "bulletins de notation", dont les premiers juges ont constaté la stricte identité à l'Ifom au-delà de toute nécessité technique, au point que la formule de calcul spécifique de la cellule "blâme" est reprise dans le tableau utilisé par les appelants à Nantes ; attendu que ces constatations ne sont aucunement réfutées ou contredites en cause d'appel ; qu'elles caractérisent des agissements constitutifs de concurrence déloyale, susceptibles d'induire une confusion entre les deux écoles;
Attendu que c'est de même par des constatations circonstanciées, non réfutées en appel, que le tribunal a recensé les courriers dans lesquels M. Lucet entretenait auprès d'entreprises partenaires de l'Epet une confusion certaine entre ses fonctions de directeur de cet établissement et celles de directeur de l'Ifom à Nantes, en signant de son nom suivi de ces deux fonctions, en informant ses interlocuteurs à l'Epet de formations dispensées uniquement à l'Ifom, en comparant les deux établissements et leurs formations respectives, ou encore en utilisant pour des prospections de la Cofap en Chine - où l'Epet avait des partenaires commerciaux - des clichés photographiques de l'Epet avec même sa directrice, le risque de confusion étant manifeste et maximal, et démontré si besoin était par la nécessité, relevée par le tribunal, dans laquelle M. Lucet se trouva de détromper un destinataire de telles informations sur le fonctionnement respectif de ce qu'il appelait "nos deux écoles" ;
Attendu que les premiers juges caractérisent aussi à la charge de la Cofap et M. Lucet un détournement actif de clientèle illustré par le cas des élèves Nolwenn Borla et Pauline Richard, orientées par M. Lucet sur l'Ifom de Nantes alors qu'il avait reçu leur candidature à Tours en sa qualité de directeur de l'Epet ; qu'ici encore, ces constatations ne sont pas contredites en cause d'appel ;
Que les premiers juges décrivent également, sans que les appelants les réfutent devant la cour, des exemples de captation frauduleuse de moyens ou de ressources par M. Lucet et la Cofap au préjudice de l'Epet ;
Qu'outre les utilisations par la Cofap du site, de fichiers et de courriers-type de l'Epet telles qu'elles viennent d'être recensées, les premiers juges ont ainsi constaté la preuve de démarches de l'Ifom auprès d'anciens élèves de l'Epet qui ne lui avaient pourtant pas donné leurs coordonnées personnelles ; la modification par M. Lucet d'un contrat de partenariat de l'Epet avec une société Monita sise à Hong Kong défavorable aux intérêts de la société, qui bénéficiait à ce titre d'une exclusivité, et favorable à ceux de la Cofap ; et, en réfutant les contestations formulées à ce titre par l'intéressée et M. Lucet d'une façon qui n'est pas contredite en appel, le détournement au profit de la Cofap d'un billet d'avion offert par Air France à l'Epet ;
Attendu, dans ces conditions, que c'est à bon droit que le tribunal a retenu l'existence de faits constitutifs de concurrence déloyale et d'actes de déloyauté à la charge de M. Lucet et de la société Cofap, qu'il leur a ordonné sous astreinte de cesser l'utilisation de tout site web reproduisant la structure de celui exploité par l'Epet et qu'il leur a interdit à peine d'astreinte de faire usage de tout document, base, données, informations en provenance de l'Epet ainsi que de faire mention dans leurs relations avec des tiers, de tout lien ancien ou actuel de nature à laisser croire que la Cofap et l'Epet sont ou étaient économiquement liées ;
Que la somme de 15 000 euros allouée à l'Epet à titre de dommages et intérêts est des plus justifiées ;
Que le jugement déféré sera donc confirmé en toutes ses dispositions, et les appelants déboutés de leurs demandes respectives de dommages et intérêts pour procédure abusive, de même qu'au titre d'un dénigrement qui n'est nullement démontré ;
Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort, Confirme le jugement entrepris, Déboute Monsieur Lucet et la société Cofap de leurs demandes respectives de dommages et intérêts, Les Condamne in solidum aux dépens d'appel.